BD| victimes d’insultes, de revendeurs malhonnêtes, Ronan Toulhoat et Thierry Martin arrêtent les dédicaces et choisissent le tampon, Frank Pé fait des fresques

En l’espace de quelques jours, Thierry Martin et Ronan Toulhoat, deux auteurs de premier plan, plébiscités lors des exercices de dédicaces, ont été victimes de comportements abjects, insultants et grossiers de lecteurs, une fois de retour chez eux. Chacun dans son genre. Meurtris, hors d’eux, ils mettent le holà et prennent une décision radicale, comme d’autres avant eux. Désormais, la dédicace, ils la tamponneront. Ils sont les derniers (ou avant-derniers, d’autres ont peut-être déjà pris leur décision depuis lors) d’une longue série.

MÀJ: le 16/11/2023 à 10h30

De plus en plus décriées (mais le phénomène n’est pas neuf), de plus en plus au centre de polémiques, de plus en plus poussées à rémunérer leurs artisans, les séances de dédicaces en festivals comme en librairies ont la vie dure. Et les auteurs qui s’y plient, encore plus. Parce que le temps passé loin de chez eux et de leurs planches, à se recroqueviller sur leur feuille pour contenter un maximum de bédéphiles… en file, ne leur rapporte pas grand-chose (sinon l’aspect social des retrouvailles avec leurs confrères et des discussions avec quelques passionnés). De surcroît, une fois rentrés à la maison, ces dessinateurs doivent parfois se farcir les récriminations (pour ne pas dire les insultes) de lecteurs fines bouches ou les reventes dans la foulée du crobard par de faux fans peu scrupuleux. Thierry Martin (Mickey et les mille Pat, La famille selon Jerry Alone, Le roman de Renart, Dernier Souffle) et Ronan Toulhoat (Le Roy des Ribauds, Ira Dei, Conan le Cimmérien, Cosaques, La République des Crânes) ont été des victimes collatérales du trafic de dédicaces.

« Bonjour Thierry, je voulais vous remercier pour cette daube faite dans ma BD! »

« Pour moi, une dédicace c’est deux minutes douche comprise et aussi pour le plus grand plaisir des libraires. C’est le signe que j’attendais, il est temps de passer au tampon ! (…) Maintenant ça va être une minute ….et dix minutes de discussion, d’échange et de partage. D’ailleurs si quelqu’un connait un site qui fait des tampons à des prix abordables, je suis preneur ! » Le signe qu’a reçu Thierry Martin (dont on préfère largement les posts Facebook initiant de joyeux mouvements comme les impérissables Combats célèbres dans l’espace inter-iconique), c’est un message ingrat (dont il partage la copie, floutée, dans son post) reçu d’une personne à qui il avait dédicacé un Mickey quelques heures plus tôt. Ce « bébéphile » – qui n’était même pas sur le stand a appris l’auteur – a eu le courage de saisir son clavier pour écrire un message à l’auteur. Simple et efficace pour un travail de sape. « Bonjour Thierry, je voulais vous remercier pour cette daube faite dans ma BD! La prochaine fois, un simple non, j’ai pas envie, suffira. »

« Genre le mec croit qu’il y a un SAV pour les dédicaces.« , s’étonne un internaute. SAD serait plus correct puisqu’une dédicace reste un don. Un autre commentateur, Gilbert Bouchard, aussi sarcastique que réaliste, réagit en mêlant une autre problématique (voire plus bas avec le cas de Ronan Toulhoat): « Il n’arrive peut-être pas à le revendre sur eBay ? Je me souviens d’une dédicace de Delaby (NDLR. : Murena), mise en vente 1000 €… Le lendemain de sa mort !« 

Dédicace du regretté Philippe Delaby

Sous ce post et le suivant présentant un tampon-type, partagés des dizaines de fois et largement commentés, l’auteur est allé plus loin pour expliquer ce qui semble être une vraie et sage décision, non une blague. « Est-ce que les dédicaces sont importantes dans la vie… Non, le vrai sujet pour moi est de parler du livre que tu as fait, du pourquoi de ta démarche, du sujet que tu as traité, de comment il a bousculé ta vie et éventuellement celle des autres etc. Il faut des tables rondes, des débats, des rencontres et finir par juste une signature, pas être assis en rang d’oignons à attendre le chaland. Je pense qu’on a tous des choses à dire, à partager sur un livre qu’on a mis un an voire plus à dessiner que d’être assis à dédicacer. Ce n’est pas une dédicace ni un tampon qui va faire vendre le bouquin mais les discussions qu’il y aura autour.« 

Dernier Souffle © Thierry Martin chez Soleil
Mickey et les mille Pat © Cornette/Martin chez Glénat

Dans un troisième post, Thierry Martin trouvait une alternative au tampon, le pile ou face. Pile, la dédicace est gratuite, face, la dédicace coûte 10€. Pour un même dessin de Mickey, de Pat, etc.

Sous ces trois publications, Thierry Martin a reçu le soutien de ses pairs, certains trouvant sa décision louable, d’autres la trouvant dommage. Pas mal ont aussi partagé leur expérience personnelle et, par le forum que permettent les réseaux sociaux, dessiner les contours d’une pratique gratuite devenue problématique.

© Martin chez Fluide Glacial

Olivier Taduc, par exemple. Le dessinateur de Chinaman mais également du nouveau XIII Trilogy : Jones explique : « Pour Jones, je suis devenu une véritable machine de guerre pour dédicacer, 50 dédicaces à la main en 3h… Je fais bien sûr un peu de pédagogie avec les lecteurs en expliquant que j’ai hésité à utiliser un tampon dans la perspective des nombreuses dédicaces mais que j’y ai renoncé en mettant simplement au point des dessins hyper simples. (Un simple profil ou un léger 3/4 de Jones , en majorité, au crayon de couleur). Les gens sont ravis alors d’avoir échappé au tampon et me sont reconnaissants de continuer à leur faire un dessin de moins de 4 minutes, tout en discutant avec eux car je peux sans problème faire les deux en même temps. Depuis la sortie de l’album, j’ai déjà abordé 5 ou 6 fois les dédicaces de cette façon et j’en sors finalement assez détendu, sans avoir le sentiment d’avoir dépensé une énergie démesurée. C’est la méthode qu’employaient nos aînés en majorité. Je me souviens des profils de Lucky Luke, d’Alix, ou de Blueberry sur les albums dédicacés. Et dernier point, je ne veux absolument pas concurrencer mes commissions avec mes dédicaces… Si les gens veulent des choses spéciales, ça devient une commande et ça se paye. Les choses sont claires pour moi. Aucun cynisme, mais je gère mon énergie et mon temps.« 

© Olivier TaDuc

Franck Biancarelli (Le livre des destins, Grand Est, Karmela Krimm) s’est lui aussi livré, avec beaucoup d’humilité et un brin d’humour. « Wah ! Moi, je rate une dédicace sur deux. Et pas parce que je bâcle. C’est comme ça, je suis nul en dédicace, je ne sais jamais quoi faire, c’est pour ça que je préfère de loin les commandes. Je prends mon temps, je réfléchis à l’idée. Dis-lui de ne jamais prendre le risque de m’en demander une, il peut s’arracher les cheveux. » Lapuss va plus loin: « Moi je dessine mal mes bd comme ça personne n’est déçu en dédicace.« 

© Franck Biancarelli

Une autre star, Guillaume Bianco (Billy Brouillard, Ernest et Rebecca, Zizi Chauve-souris) embraye. « On ne peut pas « rater une dédicace » ….une dédicace, c’est un petit mot et un grigri…pas une illustration…C’est la faute des dessinateurs qui ont mal éduqué leurs lecteurs qui venaient en salons, ayant ainsi engendré les chasseurs de dédicaces….L’ambiance est plus détendue à ce niveau-là en salons dits jeunesse… » Thierry Martin opine: « Je me suis déjà fait cette même réflexion, le problème au départ vient des dessinateurs, et je me mets dans le lot aussi, il m’est arrivé de pousser une dédicace par envie ou par ennui, mais maintenant j’ai un carnet à côté que je remplis quand l’envie de dessiner est là.« 

Zelba, que j’ai récemment interviewée pour Le grand incident, n’en revient pas. « Je trouve ça tout simplement hallucinant ! Comme si le dessin était un dû. Moi, quand quelqu’un me demande de lui dessiner une licorne en string léopard (c’est un exemple, hein !) je lui réponds que je ne suis pas là pour épater la galerie avec mes performances dessinées mais pour rencontrer le public, échanger, passer un petit moment sympathique en gribouillant un dessin que je connais par cœur pour avoir la cervelle disponible. Bref. Ha-llu-ci-nant !!!« 
© Zelba

JeanLouis Tripp (Magasin général, Extases, Le petit frère) conseille à Thierry Martin : « Fais comme moi, arrête d’en faire ! Je m’en porte très bien, j’ai éliminé les chasseurs de dédicaces et j’ai du temps pour discuter avec ceux qui sont intéressés. » Fabien Grolleau (Traquée – La cavale d’Angela Davis, Sur les ailes du monde, Audubon, HMS Beagle, Aux origines de Darwin, Le monde dans un mouchoir) y va de son anecdote. « Un mec m’a engueulé, un jour, parce que je parlais à mon coauteur. « Si je viens en dédicace c’est à moi que vous parlez vos livres sont assez cher.» Le pire c’est que j’ai quand même fait la dédicace, par réflexe, trop con. »

Autre témoignage d’ingratitude de la part d’un chasseur de dédicaces, celui d’Emmanuel Moynot (Vieux fou!, L’original, Nestor Burma, Hurlements en coulisses): « Et que dire du cas (tiré d’une histoire vraie) où le lecteur s’exclame, en comprenant que c’est le scénariste en dédicace: « Oh putain, mais je me suis fait avoir! Je pensais que vous étiez le dessinateur! Je vais aller me faire rembourser! ». Dans quel monde vit-on?


Ronan Toulhoat: « Je vais repenser la rencontre autour de mes albums à leur sortie »

Un monde dont quelques-uns n’hésitent pas à revendre au prix fort le dessin acquis quelques heures plus tôt en bernant le dessinateur qui leur faisait ce cadeau. 40, 50, 100, 150 € voire plus pour un album dédicacé. Parfois même en retrouve-t-on aux enchères. Les petits malins n’ont pas fini de prendre le Neuvième Art comme un terrain de spéculation. Comme quand une édition limitée (Goldorak par les frenchies en grand format, par exemple) paraît et que d’infâmes personnages en commandent plusieurs exemplaires pour mieux les revendre deux ou trois fois plus cher. Ils font déjà ça avec les doudous des enfants (dédicaces à ceux qui cherchent le petit doudou lama qu’a commercialisé Kiabi il y a quelques mois, à 8€ et qui peut désormais être acheté en série sur Vinted pour plus de 25€).

© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud

L’immense Ronan Toulhoat, l’un des plus talentueux et badass dessinateurs de la nouvelle génération, a lui aussi fait les frais, par personne (maladroite) interposée, aux revers de la médaille et de la dédicace.

« LE CONTEXTE : Je viens de recevoir un curieux message. Un monsieur me demande si je suis bien l’auteur de la dédicace sur un IRA DEI TOME 3 dont il me joint la photo. Je lui réponds par l’affirmative tout en questionnant sur la provenance de cet album qui, manifestement, n’est PAS dédicacé à son nom. Il me répond qu’il voulait être sûr que j’en étais bien l’auteur AVANT d’acheter ladite dédicace.

LA MISE AU POINT : Outre l’absolue bêtise d’acheter une dédicace à son nom, il faudrait souligner l’absolue médiocrité de l’acte de vendre son album dédicacé.
Deux actes, un entrant et un sortant, qui sont le parfait reflet de la mentalité bas de plafond du profil type de « chasseur de dédicace » que nous voyons encore trop sévir sur des lieux où l’échange sur le fond et la forme de nos albums avec un public de lecteur DEVRAIT être la seule et unique loi. Mais non. Ces médiocres ont décidé d’essentialiser 8 à 12 mois de travail acharné sur un album, à un dessin qui est un DON, et de donner une valeur marchande à ce don pour tenter de gagner quelques euros. Pire encore, à leurs yeux, l’album n’a de valeur QUE parce qu’il y a une dédicace dedans, et non en premier lieu pour l’histoire qu’on y raconte et les personnages avec lesquels, nous autres auteurs, vibrons pour.

© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud

LA CONSÉQUENCE : Sur le ton de la blague, lors des séances de dédicaces des 3 dernières années, je clamais haut et fort que mes dédicaces étaient ratées et qu’il ne fallait pas s’attendre à grand-chose. J’enchaînais ensuite sur mon petit laïus qui expliquait que le dessin en soi que je DONNAIS lors de la rencontre ne me prenait pas plus de 2 minutes (et encore) car, pour moi, l’important était bien évidemment d’échanger avec la personne qui vient me voir. D’échanger sur l’album, ses personnages, son histoire, etc. Thierry Martin (voir plus haut donc), il y a peu, a lui-même eu le déplaisir de se prendre en plus une remarque désobligeante sur la qualité d’une de ses dédicaces. J’avais eu ce même type de retour à plusieurs reprises, il y a quelque temps, et j’avais décidé de laisser aller. Je n’aurais pas dû.
Ces comportements sont une des raisons pour lesquelles je ne vais plus dans les salons exceptés le FIBD ou Quai des bulles (car ce sont également des salons professionnels). Ces comportements seront donc aussi la raison pour laquelle je vais repenser la rencontre autour de mes albums à leur sortie. Une dédicace c’est une rencontre. Je vais donc officialiser dans les faits cette assertion comme l’a fait Thierry avant moi : la dédicace, pour moi, sera dorénavant une rencontre, un échange, avec à la clef, un petit mot sympa dans l’album, une signature et un tampon pour marquer le coup.

© Brugeas/Toulhoat chez Dargaud

PS : SI vous aimez mon travail et désirez vous procurer un original, vous les trouverez chez HUBERTY & BREYNE, chez BDFLASH RAMBOUILLET ou en me contactant directement. Évidemment, ces originaux ont un coût. Ce coût reflète des années de travail acharné qui permettent d’aboutir à ce résultat. Le dessin n’est pas un DON d’une quelconque déité supérieure. C’est une appétence au départ, que l’on va forger inlassablement jusqu’à arriver à un résultat passable, puis acceptable, voire enfin, professionnel. Et cela à un coût. (La photo en pièce jointe est un tampon réalisé pour l’album BOMB X à partir d’un dessin de Brice Cossu ) »

Voyant le nombre de déçus dans les commentaires, témoignant qu’il y aura plein de punis pour une poignée d’enfoirés indignes de recevoir un dessin en cadeau, Ronan Toulhoat a fait cette précision: « Il faut d’abord noter le soutien global et les retours positifs de la plupart ! Merci à vous. Je note cependant quelques commentaires « chagrins » me reprochant de généraliser et de mettre tout le monde dans le même panier (ce que je ne fais pas). Et par la même de les priver d’un futur dessin sur leur album qu’eux ne revendront jamais. Je pense que le coeur du problème est là justement. Il faudrait vous interroger sur la posture de possession plutôt égocentrique qu’est la vôtre en regard de ce dessin donné. Selon votre point de vue, VOUS êtes vertueux dans votre pratique de la dédicace, donc VOUS méritez votre dédicace dessinée. Mais ce dessin n’est pas un dû. Loin de là. De mon point de vue, je préfère discuter et échanger avec les gens. Dessiner en même temps est toujours plus ou moins une gêne, il en résulte un sentiment de vide après la séance et un rapport au dessin que je ne veux pas. En l’état je supprime donc la composante qui me génère un malaise pour ne garder que le plaisir d’échanger avec vous autour de mes créations et surtout du plus important : de l’album.« 


Frank Pé : « Si tout le monde débarquait dans la loge du chef d’orchestre, après le concert… »

Depuis 17 ans, Frank Pé (Broussaille, Zoo, Little Nemo, Spirou – La lumière de Bornéo, la reprise du Marsupilami La Bête) a laissé tomber le dessin dans les albums des lecteurs. Il n’a pas fait du tampon son ami, pour la cause. Il n’a pas non plus fait comme certains auteurs – ayant finalement peu d’estime pour leur authenticité – et qui s’amusent à copier-plagier des héros « d’après » Franquin, Walthéry ou d’autres maîtres (en les mettant dans des situations érotiques, par exemple) pour en faire des originaux qui se vendent sur des sites d’art pourtant réputés pour quelques centaines d’euros. Contrefaçons en quelque sorte qui font aussi du mal à la profession. Mais c’est un autre débat.

© Frank Pé

Non, Frank a créé l’alternative. Chaque week-end passé en salon devient l’occasion de repousser les limites de la planche pour faire du dessin un spectacle, une fresque. À l’heure où sort Grandeur nature (collaboration de Snel Graphics avec l’ASBL Sur la pointe du pinceau), un album-accordéon collector faisant une rétrospective et un making-of de cette facette, une exposition a également lieu chez l’imprimeur Snel, à Herstal. L’occasion était trop belle de questionner Frank Pé sur son rapport à la dédicace et le tournant qu’il a pris pour proposer aux visiteurs une autre expérience. Voici un extrait d’une interview à venir au sujet, entre autres, du tome 2 de La Bête.

© Frank Pé

« J’ai décidé de moins me disperser, je choisis vraiment les festivals ou les dédicaces où je vais. Je ne perds plus mon temps à faire des dédicaces pour 3 000 personnes, je fais une plaque métallique une fois, une belle, et c’est offert comme ex-libris aux lecteurs. Je ne prends plus non plus de commande. Je me concentre sur ce qui me semble le plus important, ce que je fais le mieux dans la vie. Même si on peut encore bien s’améliorer.

© Frank Pé et Christophe Simon

(…) Pour plein de raisons. Au départ, la dédicace, c’est un geste sympa pour personnaliser un bouquin, une sorte de petit cadeau au lecteur. Mais, c’est devenu une industrie, il n’y a qu’à regarder les tables de dédicaces dans les salons. Nous sommes tous alignés comme des bestiaux, à produire, produire, et à sortir de là crevés. Les gens qui font la file ne sont pas mieux lotis, ils restent là, mouillés de chaud pendant des heures. Il y a quelque chose de qui me met mal à l’aise. D’autant plus qu’il y a, dans ce public, des gens pas très honnêtes, qui cherchent à faire des sous en vendant les dédicaces sur Internet. Ce n’est heureusement pas la majorité mais ils font un grand tort à la profession. C’est un phénomène qui existe et qui est un peu énervant.

© Frank Pé

In fine, alors que j’ai beaucoup fait de dédicaces et que j’y ai trouvé énormément de plaisir et d’intérêt parce que ça me permettait d’affiner des techniques graphiques, à un moment, j’en ai eu marre. J’avais l’impression de gaspiller beaucoup d’énergie, de la diluer. Je rentrais, le soir, crevé, dans ma chambre d’hôtel, tout seul, en me disant: « mais qu’est-ce que j’ai fait aujourd’hui? » Je n’avais rien produit, en fait, or mon métier, mon savoir-faire, il est bien là. Je me suis formé pour avoir un certain niveau de dessin.

© Frank Pé

En fait, c’est comme un chef d’orchestre, il est le résultat d’une longue maturation professionnelle. Si tout le monde débarquait dans la loge du chef d’orchestre, après le concert, en lui demandant « allez, jouez-moi encore un petit concerto pour moi tout seul parce que ça me fait plaisir », on comprend bien que l’artiste ferait long feu, ne durerait pas. À mon avis, les séances de dédicace actuelle sont un reliquat du passé. Soit elles évolueront vers des signatures, des petits mots gentils laissés dans le livre, soit vers des dédicaces payantes, comme on le fait aux États-Unis. Parce que dans ce cas-là, on reste dans son métier et on produit des originaux. Il n’y a pas de secret, quand on met 5 minutes pour faire un dessin, il ne peut pas être aussi qualitatif que quand on y met 2h. Même si on est très virtuose.

Ex-Libris métallisé © Frank Pé

Pour toutes ces raisons, j’ai eu envie de dire stop. Je fais autre chose. Je crois que les fresques fonctionnent bien, j’ai eu raison de me lancer là-dedans. Maintenant, avec les plaques ex-libris, je vais encore ailleurs. Puis, probablement qu’à un moment, les fresques vont aussi me fatiguer. Franchement, c’est au moins aussi crevant que des grosses séances de dédicaces, c’est du matin au soir pendant 3 jours. Avec juste des petites interruptions pour se nourrir. C’est beaucoup de boulot, de tension, même si maintenant je prends plus de distance parce que je maîtrise mieux la technique qu’au début, quand j’ai mis le procédé en place. J’irai peut-être encore ailleurs. Il faut rester créatif dans le domaine de la dédicace, en fait, mais ça semble difficile parce que personne n’arrive à sortir de ce cercle vicieux. Il est porté par l’éditeur pour vendre plus de livres. Par des libraires qui ont tout intérêt à ce que ça continue. Et par une espèce d’orgueil des auteurs qui croient qu’ils sont reconnus parce que le public les attend là, en file. Il y a peut-être moyen d’être plus malin, de rester dans la générosité tout en étant plus créatif.« 

Denis Bajram : « Et que les séances de signatures ou de dédicaces ne soient que de lointains satellites des vraies rencontres autour de la vraie BD »

À peu près au même moment que Frank Pé, Denis Bajram (Universal War One & Two, Inhumains, Goldorak, Expérience Mort), lui aussi, a arrêté les dédicaces, il y a un bail. Depuis 2006. Il en expliquait les raisons sur son blog, d’autres raisons encore que celles évoquées plus haut. Voici son explication, en guise de conclusion, pour le moment. « Pour résumer, la dédicace a écrasé toute autre sorte de représentation en public des auteurs de BD alors qu’elle n’a plus rien à voir avec notre art et nos pratiques. Je suis donc devenu un militant de la cause « anti-dédicace ». Qu’on remette cette pratique à sa place. Que lorsque l’on rentre dans un festival, on voit en premier des conférences, des expositions, des auteurs qui échangent avec leurs lecteurs. Et que les séances de signatures ou de dédicaces ne soient que de lointains satellites des vraies rencontres autour de la vraie BD.« 

En tant que journaliste curieux et intervieweur à mes heures, je me lasse moi aussi des séances de dédicaces, privilégiant les rencontres et les discussions (plus on prend temps, mieux c’est pour aller au fond des choses) avec les auteurs. Et si, à la fin, ils acceptent de faire un petit dessin dans mon album, ce n’est que du bonus, une manière d’authentifier et de marquer à jamais le moment d’échange privilégié. C’est quand même triste d’avoir des génies du Neuvième Art (les mondes de la musique, du cinéma, etc. sont bien plus hermétiques) à portée de nous, de week-end en week-end, et de voir les gens faire la file, quitte à déléguer femme, enfants et sièges, pour échanger des banalités et mieux convoiter, envieux, le dessin que le bédéaste est en train de leur confectionner. Quelles occasions ratées et quelle ingratitude pour des auteurs qui comme Martin et Toulhoat nous donnent tant de bonheur au centimètre-carré dans leurs albums et ce qu’ils entreprennent.

Et pour ceux que le débat intéresse, un petit lien sur le Twitch thématique de l’Atelier Virtuel très intéressant, riche en bonnes idées et en anecdotes et expériences surréalistes (des scouts engagés par un collectionneur belge pour faire le plein de dédicaces, la vengeance d’un cuisinier dont le fiston parcourait les stands avec un petit carnet pour le faire remplir de dessins, le coup de poing qui a failli partir de la part d’un chasseur de dédicaces mécontent, et plus encore).:

4 commentaires

  1. Un article très intéressant!
    Personnellement ce que j’adore dans le fait d’obtenir une dédicace, c’est de voir en direct l’auteur qui crée et dessine, voir sa technique et sa façon de faire. Mais au delà de ça, la discussion et l’échange autour de l’oeuvre et de la façon dont elle a été créé est aussi très enrichissante et importante.

  2. Merci pour cet article dressant un tableau objectif d‘une situation comportementale devenue non seulement attristante, mais qui, si elle venait à se radicaliser, pourrait aussi à moyen ou long terme faire grand tort au monde de la BD en conduisant à un clivage entre auteurs et lecteurs, bien qu‘ils dépendent mutuellement l‘un de l‘autre, et donc, au final, à une certaine perte de rayonnement du neuvième art! Et s’il ne convient aucunement de faire l’apologie de la dédicace comme moyen de « fidélisation » du lecteur, il importe néanmoins, à mon humble avis, de ne pas mettre en péril se lien étroit, mais désormais fragilisé entre les deux parties. Il importerait alors pour les auteurs-donneurs de continuer à capitaliser sur ce genre de rencontre, et aux lecteurs-receveurs, quant à eux, de considérer le moment de la dédicace seulement comme une expérience humaine privilégiée, basée sur la sincérité et, de ce fait, (réciproquement) enrichissante, mais non marchandable.
    Pour ma part, vivant en Allemagne, je n’ai malheureusement pas l’occasion de me rendre à ce genre de rencontre et n’obtient donc de dédicaces ou originaux qu’auprès de mon fournisseur BD Flash à Rambouillet, auquel je suis fidèle. Mais malgré le grand plaisir que j’éprouve à contempler ces dessins, celui-ci serait immensément décuplé, si je pouvait directement partager avec l’auteur, même sans dédicace à la clé! Je regrette ainsi que, à l’heure d’aujourd’hui, il n’y ait, à ma connaissance, que peu ou prou de rencontres organisées sous forme numérique, autre moyen de réduire la distance entre auteurs et lecteurs…

  3. J’ai arrêté de faire des dédicaces en salon depuis plusieurs années. Trop de fatigue pas rémunéré pour bosser des week-end entiers ( ce qu’aucun salarié n’accepterait ). Maintenant uniquement de très belles commissions à la commande et tout le monde est content.

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