« Karma ou karman en sanskrit (noté en devanagari कर्म et कर्मन्) ; de la racine verbale kṛ, signifie « acte » ou encore « action », ou kamma en pali, est l’action sous toutes ses formes, puis dans un sens plus religieux l’action rituelle. C’est aussi une notion désignant communément le cycle des causes et des conséquences liées à l’existence des êtres sensibles. Il est alors la somme de ce qu’un individu a fait, est en train de faire ou fera. » Sous la définition Wikipédia (!) ouvrant chaque album, c’est une nouvelle collection qui a vu le jour aux Éditions Glénat sous la direction du journaliste-scénariste Aurélien Ducoudray. Depuis septembre, quatre albums ont ouvert la voie faisant la part belle à des femmes au coeur d’époques différentes, pas si lointaines mais écrasantes de déterminismes. Obscures quand bien même elles visitaient des décors lumineux, voire fluorescents. Remontons le cours du temps, chronologiquement.

Nellie Bly: perdre des plumes pour en gagner une et porter la voix des femmes brimées, brisées

Résumé de l’éditeur : Nellie Brown est complètement folle. Sans cesse, elle répète vouloir retrouver ses « troncs ». Personne n’arrive à saisir le sens de ses propos, car en réalité, tout cela n’est qu’une vaste supercherie. Nellie cherche à se faire interner dans l’asile psychiatrique de Blackwell à New York dans le but d’y enquêter sur les conditions de vie de ses résidentes. Y parvenant avec une facilité déconcertante, elle découvre un univers glacial, sadique et misogyne, où ne pas parfaitement remplir le rôle assigné aux femmes leur suffit à être désignées comme aliénées.

1887, le monde tourne selon ce qu’en dit la presse, et les hommes qui la font. Une femme à la plume? Voyons, un peu de sérieux, ce n’est pas sa place ! Et, pourtant. Issue d’une famille privilégiée qui a tout perdu, ou quasiment, Elizabeth Jane Cochrane a eu l’occasion de se faire elle-même, au courage et avec la foi de faire bouger les lignes. Ne s’attachant à nulle part mais toujours attirée ailleurs, celle qui allait devenir pionnière du journalisme d’investigation sous le nom de Nellie Bly sentait mieux que ses confrères les problématiques rencontrées par ses soeurs.

De ville en ville, elle trouve de la fraîcheur dans ses sujets, par son regard neuf et son engagement. De l’horreur aussi. Comme elle en trouva au Blackwells Island Hospital, visité avant elle par Dickens. Plutôt que d’y aller avec ses gros sabots de journaliste, Nellie Bly a fait de ce décor le challenge qui prouverait son talent et son avenir en tant que reporter de haut vol. Alors, sans notoriété pour la précéder mais la confiance de Pulitzer (qui s’imaginait déjà mettre en concurrence des femmes), Nellie s’est fait passer pour folle dans les rues de New York, East River. Avec son costume embourgeoisé et son air hagard, ses paroles insensées, ce qu’elle espérait ne se fit pas attendre. Comme une lettre à la poste, sur base d’un diagnostic sommaire, elle fut envoyée à l’asile, entre celles qui ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes et les fantômes.

Ici, dans cette enclave carcérale, la plupart des femmes sont tout sauf folles. Par les orages de la vie ou les foudres de leurs maris ou d’une société qui ne les méritait pas, elles ont été réduites au silence, aux traitements inhumains, à la violence verbale et physique des « infirmières », au froid et à la malnutrition, aux travaux forcés et aux chutes et rechutes. Sortir sain de Blackwell n’est pas une option, la folie est une ordonnance toujours répétée par des docteurs qui n’en sont plus. Sauf l’un qui a une once d’humanité. Jusqu’au-boutiste, craignant d’être repérée mais s’enfonçant dans son rôle de décomposition, Nellie Bly (dont la vie a déjà été adaptée en BD chez Steinkis et Soleil) a tenu dix jours. Dix jours, c’est long dans cet univers désespéré, mortifère, tentaculaire. Insinuant cette image de la pieuvre, avec parcimonie mais force, Virginie Ollagnier et Carole Maurel signent un album sur le fil entre le séjour qui a fait de Nellie Bly une Grande mais qui a mis son humanité à rude épreuve. Semant le malaise, menant leur héroïne et ses nouvelles amies qu’elle veut sauver, ou en tout cas dont elle veut révéler le calvaire immérité, Virginie Ollagnier écrit avec profondeur et met beaucoup d’âme. Carole Maurel, elle, nuance le regard conquérant de son personnage pour l’emmener dans le flou et le désarroi, trouvant quelque chose de pire encore que ce qu’elle attendait.

Avec un beau boulot pour ne pas foutre le cafard plus que nécessaire et trouver la lumière dans ces décors sombres et innommables, infectés. Et on ne peut s’empêcher de se dire que, des lieux comme ça, sur la terre, il doit encore y en avoir. Pour étouffer les singularités, le coeur et les choeurs des femmes que d’aucuns ont encore du mal à respecter quitte à les faire passer pour folles. Alors que c’est notre monde qui est fou.
Making-of avec la scénarise :
Radium Girls, lip-dip-paint and die


Résumé de l’éditeur : New Jersey, 1918. Edna Bolz entre comme ouvrière à l’United State Radium Corporation, une usine qui fournit l’armée en montres. Aux côtés de Katherine, Mollie, Albina, Quinta et les autres, elle va apprendre le métier qui consiste à peindre des cadrans à l’aide de la peinture Undark (une substance luminescente très précieuse et très chère) à un rythme constant. Mais bien que la charge de travail soit soutenue, l’ambiance à l’usine est assez bonne. Les filles s’entendent bien et sortent même ensemble le soir. Elles se surnomment les « Ghost Girls » : par jeu, elles se peignent les ongles, les dents ou le visage afin d’éblouir (littéralement) les autres une fois la nuit tombée. Mais elles ignorent que, derrière ses propriétés étonnantes, le Radium, cette substance qu’elles manipulent toute la journée et avec laquelle elles jouent, est en réalité mortelle.

Changement total d’ambiance. Si Nellie Bly était un drame choral porté par la voix, plus forte et médiatique que les autres, de son héroïne éponyme; Radium Girls (oui, comme le film du même nom, qui aurait dû sortir aux USA en décembre dernier et encore inédit chez nous, dernier né d’une série de films que la thématique de l’irradiation « professionnelle » a très tôt nourri) en est un autre mettant au diapason une série de femmes. Un peu folles car bien dans leur peau, autonome et active. Edna, Katherine, Mollie, Albina, Quinta… toutes ont la chance d’avoir trouvé un job de rêve; ardu mais plutôt rigolo et leur offrant l’assurance de ne pas être transparentes. D’être brillantes.

À une époque où le radium est vendu à toutes les sauces (dans les métros, notamment, puisque la télé n’existe pas encore) et sans recul; à force de faire du lip-dip-paint (lisser le pinceau entre ses lèvres, prendre la peinture et ensuite peindre) sur les cadrans de montres le jour, ces héroïnes vont devenir fluorescentes la nuit. C’est cool, non? Des super-héroïnes, des ghost girls.

Oui, sauf que le super-don est un poison. Les lumineuses jeunes femmes vont bientôt devenir l’ombre d’elles-mêmes, irradiées par ce produit qu’on leur faisait appliquer sans en avoir étudié les dangers, quitte à faire taire et virer les professeurs lanceurs d’alerte.

Cy donne un prénom et de la chair, bientôt meurtrie, à ces jeunes femmes ordinaires, qui aspiraient mieux que ce rêve tournant au cauchemar. Avec beaucoup de simplicité, sans en faire des tonnes et en trouvant les couleurs convaincantes et la bonne balance des blancs (omniprésents), la jeune auteure se révèle un peu plus avec ces dessins de bandes et la puissance de son style si particulier, symbolique et prenant. De quoi faire de ces ghost girls, des revenantes épatantes de courage face un système économique et politique n’assumant pas ses erreurs et assurant ses arrières pour réduire au silence, ou à la mort, ceux qui entacheraient ce beau principe du travail à la chaîne, productiviste et peu reluisant.
Scum., pour un monde sans hommes

Résumé de l’éditeur : En 1968, Valérie Solanas tente d’assassiner Andy Warhol. S’il y a de la haine et de la folie dans cet acte, elle l’a d’abord commis pour accéder à la célébrité. Devenir célèbre pour faire entendre sa voix et celles de toutes les femmes. Devenir célèbre pour écraser l’immonde et arbitraire patriarcat. Devenir célèbre et promouvoir son manifeste féministe radical : le SCUM manifesto.

« Society for Cutting Up Men », soit SCUM, l’acronyme trouvé par Valérie Solanas pour mener les femmes de la rue à la croisade. Intériorisant ces pauvres jeunes années, abusées, cet électron libre fumant, buvant et baisant beaucoup trop, a vite voulu faire de sa vie un combat. Non pour compter dans ce man’s man’s man’s world, mais pour que celui-ci devienne un woman’s woman’s woman’s world. Dans son degré le plus fort, dépassant l’hypothétique égalité, allant plus loin que le renversement de la ségrégation : l’éradication de l’Homme. Qu’il soit bon ou méchant, pervers ou galant. Solanas rêve de bébé XX éprouvette. Pourquoi pas dans des boîtes de Campbell’s Soup?

Au hasard d’une rencontre (ça aurait pu être Bob Dylan), Valérie va croiser le chemin d’Andy Warhol, celui en qui elle voit l’occasion de porter ses idées mais aussi de devenir célèbre. Pourquoi pas best-selleuse. Les deux envies, a priori incompatibles, vont se mêler et participer toujours plus à la folie enivrée de cette féministe extrémiste, dont le confesseur est un rat changeant de prénom chaque jour. De l’ascension espérée aux vertiges, affres d’une conviction guerrière et misandre qui ne permet pas le dialogue. Peut-être aussi parce que les hommes ne le permettaient pas.

Théa Rojzman et Bernardo Munoz, eux, permettent ce dialogue par l’introduction de ce petit personnage animalier (Steve, Barney ou encore Dick), rongeant de plus en plus son intégrité sociale et divisant sa personnalité pour la faire plonger dans l’intenable, la marginalité. Naviguant, là aussi, entre l’instant T où le sort va basculer et où l’héroïne se sent forte et les souvenirs sépia d’une jeunesse fragilisée, Théa Rojzman a trouvé les bons arguments et le répondant pour mener en roman graphique ce triste destin qui pourrait tenir sur un mouchoir de poche. Bernardo Munoz met du caractère pour rendre à la fois attachante et dangereuse cette héroïne (en plein dédoublement, mis en scène de manière aussi fine qu’implacable) qui, heureusement, n’a pas fait trop de jeunes, et aurait pu faire beaucoup de tort à la cause des Femmes.

Traquée : I am a woman

Résumé de l’éditeur : États-Unis, mai 1970. Voilà plusieurs semaines que le FBI suit la trace d’Angela Davis, recherchée pour avoir organisé une prise d’otage dans un tribunal. Son véritable crime : être militante communiste et membre active des Black Panthers. Il faut dire que les injustices subies par le peuple noir, Angela les a bien connues. Originaire de Birmingham, elle a grandi dans l’Alabama des années 1960, où la ségrégation sévissait encore et où le KKK œuvrait avec la bénédiction du pouvoir en place. Angela a vécu la violence, les meurtres, les émeutes… Elle a fait partie de celles et ceux qui ont décidé de se lever et de ne plus accepter. Aujourd’hui, elle est traquée pour ça. Elle ne sait pas encore qu’elle va devenir une légende, l’icône d’un peuple tout entier.

Ce n’est pas la première fois que le courage d’Angela Davis transperce les pages du Neuvième Art. Il y a quelques mois, déjà, dans son style très habité et volatile, polymorphe, Amazing Améziane en livrait sa version en compagnie de Sybille Titeux de la Croix. On redoutait peut-être la redondance et la proximité des deux ouvrages, il n’en est rien. En effet, s’ils parcourent les mêmes événements fondateurs (autant de chocs et de drames), Fabien Grolleau et Nicolas Pitz ont contourné le challenge que peut être le fait de faire parler une icône comme Angela Davis d’elle-même, et par là même le risque d’une hagiographie. Les deux auteurs livrent le portrait de l’activiste aux regards en faisant entendre une diversité de voix.


Dans cette biographie non-introspective, donc, alors que le FBI pratique la triangulation pour retrouver sa trace, Angela Davis est évoquée dans son rayonnement, comme cela se lit en couverture, par les personnes qui l’ont entourée, avec qui elle est entrée en relation et en discussion, ses mentors ou ses amis, les Black Panthers ou les communistes, sans oublier ceux qui en avaient fait l’ennemie publique n°1, à abattre quitte à renforcer artificiellement son pedigree criminel, pour lui valoir la peine de mort. Celle qui couronne la peine de vivre quand on est afro dans une Amérique intolérante.

Comme pour Nellie Bly, le récit se construit en alternance entre la chasse à l’homme (ou plutôt La Femme, et pas n’importe laquelle) qui se déploie dans le tout New York mais aussi à Miami ou Los Angles et les étapes de vie qui ont mené Angela Davis à se construire en opposition avec le pouvoir et les croyances en place, l’intolérance et les faits d’armes de racistes notoires qui se pensaient courageux sous des capuches blanches. Des incendies, il y en a eu, privant Angela d’amies et la faisant grandir dans la conscience et l’engagement qu’il urgeait de changer les choses. De transformer la fumée laissée par le feu et les cendres en vrai soulèvement de population, partout dans le monde.

Divisée en courts chapitres qui sont autant de mouvements qui entraînent un jour à lever le poing sans jamais devoir l’abaisser à nouveau, Traqué commence à Dynamite Hill. S’en éloignant, Nicolas Pitz transforme pourtant le scénario, très bien équilibré de Fabien Grolleau pour comprendre ce qui a fondé le mythe Davis, en dynamite. Dans ce thriller, le dessinateur met tout en oeuvre pour rythmer cet album de manière démente, en explosant ses cases et le découpage de manière toujours différente et haletante, planche après planche. Le dessinateur est au sommet de sa forme et de son imagination pour faire vivre le cheminement physique et spirituel de cette grande dame.

Si les grandes lignes de l’Histoire sont connues (mais méritent d’être revisitées couramment par certains qui flirtent avec les extrêmes), les deux auteurs mettent à jour ce récit historique et politique, tragique mais aussi bourré d’espoir pour rendre le Power to the people.

On regrettera juste que, s’ils font un bond en avant, les auteurs arrêtent la vie de la militante à sa libération et au commencement d’une nouvelle ère où black lives matter, où human lives matter, toutes à égalité. Mais, en bout de course et si elle a ouvert la brèche, on oublierait presque qu’Angela Davis est toujours vivante et que sa vie fut riche, d’une candidature aux élections américaines à un coming-out, son véganisme aussi, sans oublier les polémiques auxquelles elle n’a pas échappé. Au final, cet album malgré toutes ses forces et signes d’ouverture, fige peut-être un peu plus Davis dans le passé, comme un personnage de fiction.

Voilà, donc, pour les quatre premières parutions, ramenées au même format, feuilletonesque, de cette collection Karma. Alliant les faits méconnus à ceux reconnus, Aurélien Ducoudray fait la part belle à la voix des femmes dans une société étouffant les paroles divergentes. Au point que des milliers en sont morts. Chaque volume est rehaussé d’un dossier graphique et d’une interview des auteurs. Un sans-faute.
Titre : Nellie Bly
Sous-titre : Dans l’antre de la folie
Scénario : Virginie Ollagnier
Dessin et couleurs : Carole Maurel
Genre : Biographie, Documentaire, Drame
Éditeur : Glénat
Collection : Karma
Nbre de pages : 176
Prix : 22€
Date de sortie : le 17/02/2021
Extraits :
Titre : Radium Girls
Scénario, dessin et couleurs : Cy
Genre : Documentaire, Drame
Éditeur : Glénat
Collection : Karma
Nbre de pages : 136
Prix : 22€
Date de sortie : le 26/08/2020
Extraits :
Titre : Scum.
Sous-Titre : La tragédie Solanas
Scénario : Théa Rojzman
Dessin et couleurs : Juan Bernardo Muñoz Serrano
Genre : Biographie, Documentaire, Drame
Éditeur : Glénat
Collection : Karma
Nbre de pages : 128
Prix : 22€
Date de sortie : le 17/02/2021
Extraits :
Titre : Traquée
Sous-Titre : La cavale d’Angela Davis
Scénario : Fabien Grolleau
Dessin et couleurs : Nicolas Pitz
Genre : Biographie, Documentaire, Drame
Éditeur : Glénat
Collection : Karma
Nbre de pages : 152
Prix : 22€
Date de sortie : le 21/10/2020
Extraits :