JeanLouis Tripp met de la vie et ses 1000 sensations sur la mort de son petit frère, trop tôt disparu: « J’ai pris mon scalpel, pour ouvrir mon corps, voir ce qu’il y avait dedans »

© Tripp chez Casterman

On l’attendait peut-être avec un troisième tome d’Extases, JeanLouis Tripp a été pris dans l’urgence d’un autre projet, rattrapé par la vie et les situations qu’elle nous fait traverser, faisant écho à d’autres. Comme cet été-là où l’auteur de BD a perdu son frère, où les deux mains se sont lâchées, alors qu’un chauffard fauchait Gilles. S’il s’en est remis depuis, en laissant du temps au temps assassin, JeanLouis a ressenti le besoin de raconter cette histoire, avec toute sa patte, son humanisme, sa délicatesse autant que sa frontalité, son humilité aussi. Bouleversante et réconfortante. Interview.

Bonjour JeanLouis, alors que certains attendaient peut-être le troisième tome de d’Extases, vous revoilà avec Le petit frère. Celui que vous avez perdu, bien trop tôt, sur la route des vacances, il y a bientôt 36 ans. Un drame qui vous a hanté de nombreuses années et qu’il vous fallait sortir sur papier?

Pendant de nombreuses années, non. C’est parti après quelques semaines, après avoir fait mon deuil. Mais, au bout d’un an, c’était encore vraiment difficile. Je travaillais pour Métal Hurlant, je me donnais à fond mais, une fois le travail fini, je resombrais. Après mes 19 ans, j’ai dit STOP, ai décrété que je devais passer à autre chose.

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… Sauf que ce n’est pas si évident, il y a des résurgences. Avec Le petit frère, j’ai pris mon scalpel, pour ouvrir mon corps, voir ce qu’il y avait dedans. Ce n’était pas prévu, je n’avais jamais pensé le faire. Mais ça pouvait fonctionner. Quand l’idée s’impose, il faut y aller.

Ce drame, il était déjà apparu durant quelques cases d’Extases.

Oui, j’avais mentionné cette ligne biographique dans Extases. Ce n’était pas prévu mais cela s’est imposé. Parce que si je parlais de mes 18 ans, je ne pouvais pas faire l’impasse sur cet événement. Je ne sais toujours pas dans quelles proportions, avec quelles conséquences, sur quelles parties de moi cela a eu de l’influence.

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Mais, au-delà du Petit Frère, Extases c’était la vie qui continuait. Depuis l’enfance. Dans un projet global autobiographique, dans lequel je racontais comment un homme se construit, je devais passer cette tristesse. Il n’y a pas que des vallées de joie et des vallées de larmes dans une existence. Ce n’est pas parce que je sors le Petit frère aujourd’hui, que je continue d’être miné. Je suis très heureux et très joyeux aujourd’hui.

Mais j’observe une distorsion, assez universelle. La chose perturbante, c’est que les gens qui ont lu ce nouvel album et que je rencontre me disent être en état de choc. Forcément, c’est frais pour eux. Alors que moi, je ne suis plus dans le même état émotionnel, je cherche la lumière.

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Mais vos souvenirs étaient incomplets, non? Et vous avez impliqué votre famille.

J’avais des trous. Des trucs dont je me souvenais très bien et d’autres auxquels je n’aurais jamais pensé. C’était plus facile pour ma mère d’en parler que moi, mais j’ai craint de rouvrir sa boîte de Pandore. Elle m’a dit : « fais-le, c’est bien, tu fais vivre la mémoire de Gilles ».

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Je l’ai préservée, à l’heure de faire cette interview, elle n’a pas encore lu l’album. Elle découvrira quand je le lui apporterai. À chaque fois que je publiais un extrait, une page sur Facebook, je bloquais la visibilité pour ma mère. Je ne voulais pas qu’elle les prenne dans la figure hors contexte.

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Les personnages sont physiquement modifiés. Est-ce voulu?

Non, je ne suis pas très bon en ressemblances. Déjà pour moi, j’ai beaucoup changé au fil des années. Mon poids a fluctué, j’ai gagné et perdu en longueur de cheveux.

C’est vrai, même vous, entre Extases et Le petit frère, vous avez changé.

Je dois dire que j’ai changé ma méthode de travail et suis passé sur Ipad, en numérique. C’était la première fois, ce fut un saut quantique qui m’a ouvert plein de perspectives. Ce nouvel outil était bienvenu, mon dessin a gagné en force.

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Naturellement, si quelque chose ne change pas, c’est le scénario.

Et depuis que je me suis lancé dans l’autobiographie, je fais sans. Je construis les pages au jour le jour. Par exemple, dans cet album, on me voit à plusieurs reprises en discussion avec ma mère en visioconférence. Il était 9h du matin pour moi au Québec, 15h pour elle. Je prends des notes pendant la conversation, je raccrochais et je dessinais dans la foulée la séquence que je venais de vivre. C’est comme ça que s’invitent toutes les choses que je n’avais pas prévu de raconter. Des détails me font penser à d’autres choses et je rebondis. Comme je le disais, dans Extases, initialement, je n’avais pas prévu de parler de la mort de Gilles. En fait, j’essaie de ne même pas intégrer de scénario dans ma tête. Mon dossier « mémoire » à la base d’Extases, ça n’a plus rien à voir avec ce que j’ai dessiné.

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Le petit frère, c’est du freestyle. C’est du pur roman graphique, dans le sens où il s’écrit en dessinant. J’essaie d’avoir un fil cohérent, mais je me focalise sur l’expérience, la liberté. Il y a des questions qui ne se posent pas. Dans la réalité, je sais qui sont les personnages que je mets en scène. Ils sont crédibles. Alors que, dans la fiction, il faut faire des choix, inventer leur psychologie.

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Cela dit, peut-être des choses ressortent-elles sans que j’en sois conscient. Mais ma règle cardinale, c’est l’honnêteté. Il n’est pas question de se faire des cadeaux, de se montrer plus beau qu’on ne l’est. Dans Le petit frère moins que dans Extases mais quand même. Au moment où Gilles se fait renverser par un conducteur qui ne s’arrête pas, je ne peux m’empêcher de me demander ce que j’aurais fait à sa place. Bien sûr, j’espère que j’aurais stoppé mon véhicule, que j’aurais fait demi-tour, mais je n’en sais rien. J’imagine bien l’effet de sidération qui peut suivre. La peine, en tant que tel, ça ne veut rien dire.

Vous avez été jusqu’à vous mettre à sa place, en adoptant un comportement automobile dangereux.

Pendant une période, j’ai eu une conduite à risques, dans plusieurs domaines. Pourquoi? Je ne sais pas. Par révolte?

© Tripp chez Casterman
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Ce drame peut-il expliquer que vous soyez parti à l’autre bout du monde il y a quelques années ?

C’est marrant, cette question revient. J’ai beaucoup voyagé, je suis parti à Montréal plus de vingt-cinq ans après les faits. Je ne sais pas quelle part de moi je dois à cet événement, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait dans ce livre.

Un vrai livre de BD, dans le dessin mais aussi la manière dont les mots font du dessin, s’alignent en formes.

Encore plus dans les livres que je fais maintenant, autobiographiques. Il n’y a pas d’autre moyen que la BD pour exprimer de façon aussi efficace ce que je veux raconter. Si à un moment, je veux opter pour une double-page, j’y vais. Et si, à un moment, comme dans Extases, je veux effacer tout le décor pour ne laisser qu’un bonhomme avec une grosse tête, expressif, je n’hésite pas à changer les règles.

© Tripp chez Casterman

Si, aujourd’hui, j’avais continué à travailler comme dans les années 70 avec 3-4 strips par planche, je me serais épuisé. Je suis passé complètement à autre chose. Mon langage n’est plus le même, il est vraiment adulte. Pour un public intellectuellement formé. J’ai vécu le passage de la BD adolescente à celle adulte, avec l’émergence de L’Association, par exemple. À notre époque, c’est extraordinaire de voir le paysage éditorial fort. On a la chance d’être à notre époque, d’avoir la liberté fondamentale. Ici je me fais la surprise de dessiner des choses que je n’ai pas écrites. Je travaille chaque page pour être le plus précis. Les enchaînements de cases, de textes, en sont fonction. Il m’importe d’être crédible et de trouver l’osmose quand je choisis entre des bulles de dialogues et du texte off. Pour ce dernier, il faut être très précis. Il faut aussi faire jouer juste les personnages. Il y a un travail de posture, une inclinaison n’est pas l’autre. Des fois, on est plus fort sans texte. Avec l’éditeur, nous avons encore écrémé à la fin, ce qui était inutile, redondant.

Une image très marquante, les yeux voilés, sans pupille de votre autre frère, témoin de la mort de Gilles.

C’était très efficace dans le cas de mon frère, pour montrer son état de choc.

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Et ces images qui se superposent, et ressassent à plusieurs moments la violence du choc, sa persistance rétinienne.

Elle s’est très atténuée cette persistance, je n’ai plus de culpabilité. Mais je ne peux m’empêcher de me demander : n’ai-je pas fait ce bouquin pour me racheter ?

Cette scène choc, qui voit le corps s’envoler, les bris de glace, je me suis demandé aussi si je n’avais pas fait ce livre pour cette scène, juste pour voir cette main partir. Graphiquement, ce n’était pas évident. Je devais comprendre l’impact. J’ai fait un premier jet direct, cadré, c’était bon.

© Tripp chez Casterman

Et de temps en temps la couleur s’invite.

En réalité, tout l’album est en couleur, en sépia plus qu’en gris. À partir de cette méthode, je ne voulais pas mettre de la couleur n’importe où. Elle me semblait judicieuse pour exprimer par endroits ce que je voulais. La scène dans laquelle j’apprends la mort de mon frère, la couleur est bleu nuit, la pluie tombe. J’ai travaillé de ouf les couleurs de ce passage.

Wip © Tripp chez Casterman

Il y a cette douche aussi, dans laquelle vous réussissez un effet incroyable.

Merci l’Ipad! Sur papier, cela aurait été super-compliqué, un casse-tête de première, des traits noirs, des traits blancs.

© Tripp chez Casterman

Passer au numérique, c’est se priver d’originaux, non?

C’est le prix à payer pour le plaisir de cette incroyable extension du champ graphique. Moi, mon métier n’est pas de vendre des originaux, c’est de raconter des histoires. J’ai gagné du temps aussi, trois ou quatre mois. Je ne suis pas un esthète, j’ai pu intégrer de la documentation, sur la maison, les bagnoles, l’Ipad m’a aidé à saisir les bonnes perspectives et ressemblances. Si j’ai une photo avec le bon angle, je m’en sers, je l’importe, la décalque. Naturellement, il faut savoir faire ça, sans que cela se voie, sans basculer dans l’hyperréalisme. Il faut savoir déformer.

© Tripp chez Casterman

Pour le cimetière parisien, par exemple, j’ai réutilisé le même plan plusieurs fois, avec différents zooms. Pour les séquences de veillée ou de tribunal, il n’y a en réalité que deux images, le champ et le contre-champ. Je les ai peut-être utilisées 500 fois ! Mais il faut faire les choses pour qu’elles ne se voient pas. J’ai réalisé les choses comme je le sentais.

© Tripp chez Casterman

Vous saviez combien de pages cet album ferait ?

Non, l’éditeur a fait du bon boulot. Je suis très jaloux au moment du travail, je n’ai pas besoin de l’éditeur, il faut me laisser faire. Pour Le petit frère, j’imaginais un album d’une centaine de pages. Comme je suis jaloux, je ne veux pas fixer de date de parution, j’attends de savoir. De 120 pages, au début, je suis passé à 200 puis à 280, 315, 320, ah non, 330. Jusqu’au dernier moment, j’ai étoffé. J’ai beaucoup souffert du 46 planches couleur des années 80. Je ne veux plus jamais de ces contraintes.

La couverture, comment l’avez-vous réalisée?

Il faut rendre à César ce qui lui appartient. C’est un travail du studio graphique de Casterman. Une autre couverture était possible. Avec les deux mains qui se lâchaient. J’ai travaillé sur les deux, avec d’autres couleurs. La typographie était plus carrée, plus lourde. On a fixé la couverture en sondant les différentes équipes de Casterman. Tout le monde a préféré celle-ci. Moi, j’avais une petite préférence pour l’autre. J’ai dit OK, on y va. Le studio a amené la couleur, le texte, un très gros travail.

Sur quoi travaillez-vous, désormais ?

Je vais raconter mon enfance, avant la mort de Gilles. Ça recoupera un peu les débuts d’Extases, mais avec un intérêt pour la personnalité de mon père. Mais je ne m’y mettrai pas avant l’automne.

Et Extases ?

C’est prévu. Le troisième tome ira jusqu’en 2019. Et, j’attends un peu de vivre pour avoir de quoi raconter un quatrième tome. Je suis dedans!

© JeanLouis Tripp chez Casterman

Merci JeanLouis !


Titre : Le petit frère

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs : JeanLouis Tripp

Genre : Autobiographie, Drame

Éditeur : Casterman

Nbre de pages : 344

Prix : 28€

Date de sortie : le 11/05/2022

Extraits : 

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