Dans Le grand incident du Louvre par Zelba, les femmes ont disparu mais les hommes n’ont pas gagné : « L’histoire de l’art comme prétexte à montrer un problème société »

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Après le grand incendie de Notre-Dame, voilà Le grand incident du Louvre. C’est un nom de code qui n’ose pas dire ce qu’il se passe dans les murs du vénérable musée: toutes les femmes ont disparu. Ah bon? Oui, toutes les femmes représentées dans les sculptures, les tableaux, à moitié ou totalement nue. Ça, c’est sûr, l’autrice Zelba n’a pas eu besoin de leur faire tomber, la, tomber la chemise. Elles étaient déjà dans le plus simple appareil. Oui mais comme les hommes, Zeus et autres Hercule? Non pas comme eux, pas dans les mêmes postures, pas avec les mêmes significations, avec une histoire parfois confisquée ou tronquée. D’où leur colère, leur grève qui les a incitées à jouer les femmes invisibles. De mythos en metoo. Au fil de ses premiers pas dans Le Louvre, Zelba a concocté un conte, une fable, costaude dans la forme comme le fond. On rit beaucoup et on apprend beaucoup de choses. On sort de la lecture moins bête. Interview avec l’autrice.

À lire aussi | Udama chez ces gens-là, quand penser à soi tient moins de l’égoïsme que du besoin de se sentir en vie

Bonjour Zelba, avec Le grand incident, vous nous faites découvrir à votre façon et dans ses inégalités, Le Louvre. Mais l’aviez-vous déjà visité?

Hé non, ma toute première visite a été réalisée pour les besoins de ce livre. Ce fut intensif, 4-5 heures non-stop dans un Louvre… alors fermé au public. C’est incroyable, ça n’existe pas un Louvre vide, c’est magique.

Mais comme je n’y étais jamais allée, cela m’a donné un beau complexe de l’imposteur. Alors, moi qui n’y avais jamais mis les pieds, pendant deux ans, je me suis mise à y aller régulièrement, à faire des photos, à dessiner, à rencontrer les employés qui y travaillent et à découvrir des endroits où personne ne va.

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Mais alors, vous pourriez facilement en devenir guide?

Oh non, je me suis en fait concentrée sur une poignée d’oeuvre allant dans la direction artistique que j’avais choisie: des femmes nues et quelques hommes dans le plus simple appareil. Force est de constater que s’il y a forcément des différences d’une oeuvre à l’autre, les femmes sont surtout abonnées à la soumission.

Raison pour laquelle, dans votre album, elles se mettent en grèves, s’invisibilisent.

Dans le récit, j’ai fait en sorte de les montrer une fois avant, comme elles apparaissent aux yeux de tous les visiteurs du Louvre. Après quoi, j’ai tenté d’imaginer ce que serait le tableau en l’absence de la femme nue. C’est un exercice amusant d’imaginer ce qu’on devine derrière les personnages, de recréer ce décor.

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

C’est un peu iconoclaste, comme démarche, non?

Je pense que l’art doit toujours être transgressif, mettre un petit coup de pied dans la fourmilière, le doigt sur des problèmes sociétaux et amener entre les lignes une réflexion. Y compris quand il s’agit d’art ancien.

Votre album rejoint donc une collection réunissant Le Louvre et Futuropolis. Un pitch pareil était-il facile à accepter pour le musée?

Le Louvre possède une large expérience dans le travail avec les artistes. Le sujet peut faire peur à certains, mais pas à mon éditeur. Le Louvre m’a vraiment laissé carte blanche, pour raconter ce que je voulais. Mon histoire n’est pas agressive, elle est nuancée mais, c’est vrai, pique ceux qui l’ont mérité.

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Face à une collection de dizaines de milliers d’oeuvres, comment avez-vous jeté votre dévolu sur celles qui serviraient votre histoire?

J’avais déjà ma sélection en tête comme je savais que j’allais traiter de la sexualisation de la nudité féminine dans l’art. J’ai pris quelques oeuvres connues et d’autres moins connues. Comme Suzanne au bain (ndlr. ou Suzanne et les vieillards de Paolo Caliari, dit Véronèse; de Rembrandt, de Rubens, du Tintoret, etc.). J’ai choisi les représentations qui serviraient le mieux mon propos.

À lire aussi | Une visite au Louvre devient sublime voyage de Taniguchi

À lire aussi | Sortir de terre le Louvre-Lens et révéler la richesse du monde qui l’entoure

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Y compris d’artistes féminines!

Alors, au Louvre, on peut chercher longtemps avant d’en trouver une. Mais c’est le cas de Portrait d’une femme noire (ou de Madeleine) par Marie-Guillemine Benoist. Oh, peut-être ne s’appelle-t-elle pas Madeleine.

Et si l’on voit au premier abord un tableau positif, célébrant l’abolition de l’esclavage et la liberté, le fait que la modèle soit topless ramène d’autres significations moins louables.

C’est intéressant de voir une artiste se servir, finalement, des mêmes cordes que ses pairs masculins pour s’imposer parmi eux. À l’époque, on ne parlait pas de féminisme.

Portrait d’une négresse © Marie-Guillemine Benoist

Puis, il y a peut-être aussi une intériorisation qui joue, ça semble « normal » de représenter les choses et d’être représentée comme ça?

Nous sommes tous et toutes baignés dans les stéréotypes. Dans mon cas, je n’ai pris conscience que tardivement du caractère systémique du sexisme. À un moment, on cogite. Ce doit être à l’époque de #MeToo que je me suis mise à parler plus ouvertement de mes expériences, de choses qu’entre amies nous n’abordions même pas. Nous avions tellement intégré, minimisé les gestes déplacés que nous pouvions subir. Peut-être a-t-on parfois accepté l’inacceptable? Et nos enfants après nous?

Dans cet album, outre une visite du Louvre, vous vous aventurez aussi dans la rue, entre drague et remarques déplacées.

L’histoire de l’art est le prétexte, encore une fois, à montrer un problème sociétal et à faire des ponts entre les deux. L’art parle de nous et de moeurs qui se sont installés au fil des époques. Pour raconter ça, j’ai choisi le registre de la fable, du conte, pour décaler le ton. Ici, ce ne sont pas des animaux mais des oeuvres qui parlent de notre société.

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Mais, alors, dans un Musée comme le Louvre, ne faudrait-il pas intégrer aux cartels des explications et remises en perspectives de ces oeuvres dont la signification est problématique?

Il est hors de question de jeter la pierre au Louvre, dans ce livre. Le travail des équipes est remarquable. Et ce que je montre n’est pas non plus le vrai Louvre, il est décalé.

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

On s’en rend vite compte. À la tête de ce Louvre, on trouve deux personnages qui s’amusent à intervertir leurs rôles : Charles Henri Darlin, le président-directeur, et Charline Henriette Darlin, la secrétaire de direction. Un frère et une soeur, chacun a besoin de l’autre pour tenir cette institution.

L’idée m’est venue au tout début du processus de création en voyant le tableau Les deux soeurs de Théodore Chasseriau. Avec des couleurs complémentaires, du vert et du rouge. J’ai représenté maladroitement ce tableau en l’adaptant à mes deux personnages.

Les deux soeurs © Théodore Chassériau

Dans la réalité, au moment où je créais cette histoire, un homme était à la présidence du Louvre depuis 230 ans, si pas plus. Bon, je spoile un peu la fin, mais depuis le 1er septembre 2021, c’est Laurence des Cars qui est devenue présidente-directrice du musée, incroyable!

Notre Charles Henri, lui, est là parce que sa soeur existe. Pour apparaître en public, ils changent d’ailleurs de rôle, Charline Henriette est beaucoup plus sûre d’elle. Ce qui va permettre à Charles Henri, à un moment, d’être à la place d’une femme et de vivre le harcèlement de rue. Je jongle avec les genres…

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

… et avec les tailles. S’ils ont le même nez, Charles Henri est tout petit et Charline Henriette est très grande.

Oui, au début le frère comme la soeur avaient la même taille. Mais tant qu’à fait, en étant dans un conte burlesque, il y avait moyen de rendre encore plus drôle leur relation. Pourtant, quand ils changent de rôle, tout le monde autour d’eux n’y voit que du feu.

Peut-être aussi qu’à force de baisser les yeux face à l’autorité, la hiérarchie, on ne fait plus attention à son apparence?

Peut-être aussi, je n’y avais pas pensé.

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Autre personnage marquant, Teresa, la femme de ménage. Ou peut-être celle qui fait briller le plus toutes ces oeuvres.

Oui, c’est la confidente. C’est certainement la seule personne au monde à pouvoir dialoguer avec elles? Cela témoigne-t-il aussi de sa propre solitude? C’est une vieille louve, elle bichonne, elle écoute les plaintes. Elle est agent d’entretien, tout en bas de la hiérarchie et pourtant elle a sans doute la solution aux problèmes de la direction : la disparition de toutes ces sculptures, peintures…

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Et parmi elles, donc, Suzanne et les vieillards. Dont la Bible nous raconte l’histoire: Suzanne prend son bain, deux vieillards jouent les voyeurs puis lui font des propositions indécentes, qu’elle refuse et, pour se venger, les deux hommes la font condamner à mort pour adultère. Histoire dont les artistes n’ont choisi qu’un petit morceau dans leurs créations. Pourquoi?

C’est une histoire dramatique que celle de Suzanne qui, dans la Bible, triomphe finalement des vieillards, grâce au témoignage du prophète Daniel. Pourtant, siècle après siècle, les artistes ont toujours montré cette scène du bain dans lequel la jeune femme est dénudée et doit faire face aux hommes qui l’embêtent.

Pourquoi ce choix? Car, majoritairement, à cette époque, l’art était l’objet de commandes d’hommes et était le prétexte pour afficher des femmes à poil et se rincer l’oeil.

Suzanne au bain © Le Tintoret
Suzanne au bain © Pierre Paul Rubens
Suzanne au bain © Rembrandt
Suzanne au bain © Véronèse

Ça se voit d’ailleurs souvent en séances de dédicaces.

Oh oui. Personnellement, je ne dessine jamais de personnage féminin nu. Mais j’ai déjà tout eu. Je me souviens d’une expérience désagréable. Un homme était venu vers moi pour une dédicace. Il avait arraché une page d’un magazine porno et me demandait de dessiner un personnage exactement dans la même pose. Il est reparti vexé mais, pour moi, c’était inadmissible. Je ne pouvais pas dessiner ça.

Aujourd’hui, comment va votre syndrome de l’imposteur?

Il va mieux, je me suis bien amusé à me réapproprier ces oeuvres, à faire réfléchir avec.

Puis, il y a vos errances du pinceau, collection que vous publiez sur Instagram.

Oui, c’est une sorte d’étude sociologique par la peinture. Je me suis notamment rendu compte que l’homme avait du mal à distinguer sexualité et nudité. Ce que j’essaie de travailler dans cette série d’illustrations. Au fil de mes études de ces oeuvres, j’ai été très impressionnée par le traitement des couleurs. Je devais trouver moyen de leur rendre honneur et hommage malgré mon sujet transgressif.

Justement les couleurs sont particulières sur cet album.

J’ai voulu que mon dessin soit épuré et que l’histoire donne la part belle aux oeuvres, que les aquarelles les fassent éclater. Sinon, j’ai mis des ombres uniquement sur les sculptures et le traitement reste une fausse bichromie avec le noir et le rouge pour situer les actions de jour et le bleu pour la nuit.

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

Vous proposez d’ailleurs au début de votre album que tout le monde vienne nu au Louvre.

Naturellement, la solution de cette fable n’est pas réaliste. Mais quand on est artiste, on essaie de créer des images fortes pour faire réfléchir.

Merci Zelba.

À lire chez Futuropolis/Le Louvre.

Les premières pages de cet album : 

© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre
© Zelba chez Futuropolis/Le Louvre

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.