La guerre des bulles #3 : puisque les « plus jamais ça » ne fonctionnent pas, continuons d’en parler, aussi en BD réalité

© Abolivier/Vaccaro chez Soleil

Premier épisode | Du Pinard de guerre au goût de sang, du courage jusqu’à en être saoul, fou

Deuxième épisode | Albert Einstein, d’une première guerre mondiale chimique à une deuxième plus physique

© Delalande/Bidot/Jolois-Bidot chez Les Arènes

Au fil des albums qui me sont passés entre les mains, j’avais un sujet tout trouvé pour un nouveau topic : la guerre ! Ou plutôt les guerres! Celles qui traversent les époques et reprennent toujours leur quota de cadavres, qui révèlent des sociétés dans leurs forces et leurs faiblesses, créent la solidarité ou la haine, façonnent la grande Histoire mais aussi les petites qu’on oublie mais que des auteurs rusés vont rechercher. Sans oublier la fiction pour laquelle, dans un décor solide et fort en ambiances, les champs de bataille sont des boulevards. Mais encore faut-il avoir les moyens. Ce pourquoi le cinéma, en dépit d’admirables réussites dans le genre, est plutôt frileux à porter sur écran ces univers désolés. Pas la bande dessinée, septième monde de tous les possibles pourvu que leurs auteurs soient imaginatifs, créatifs et sachent y faire. Alors que nous célébrerons ce 27 janvier, la journée internationale en mémoire des victimes de la Shoah et de la prévention des crimes contre l’Humanité, 80 ans après la rafle du Vél d’Hiv (il en est question plus bas), voilà que la seconde guerre mondiale s’est immiscée dans mes lectures. En mode biographiques, dans le troisième volet de cette série de chroniques de livres qui incitent à ne jamais cesser de parler de ces destins contrariés.


Faux Soir, vraie Résistance, sans arme mais avec des mots qui ne pardonnent pas

Résumé de l’éditeur : Le 9 novembre 1943, la résistance belge vient de réussir le coup le plus audacieux de l’histoire de la presse clandestine en diffusant, au nez et à la barbe de l’occupant nazi, un pastiche du « Soir volé », le quotidien belge confisqué à ses propriétaires par la Propaganda Abteilung qui avait aussi substitué à ses journalistes d’avant-guerre une rédaction composée de zélateurs de l’ordre nouveau. 50 000 exemplaires seront distribués soit dans le circuit normal, soit par les circuits clandestins à 10 francs pièce afin de financer le Front d’Indépendance. Le 9 novembre 1943, le grand éclat de rire qui parcourt la Belgique occupée est entendu jusque dans les capitales alliées, Londres et Washington. Si le Faux Soir fut une illustration de la zwanze bruxelloise, il fut surtout un acte de bravoure et de résistance qui valut la mort ou la prison à ses auteurs. Ce passionnant récit interroge le pouvoir des mots et de la satire comme arme de résistance contre toutes les oppressions.

© Couvreur/Lapière/Durieux chez Futuropolis
© Couvreur/Lapière/Durieux chez Futuropolis

Il y a un an et demi, le 3e tome des aventures de Kathleen Van Overstraeten par Patrick Weber et Baudouin Deville, Bruxelles 43, s’intéressait à l’aventure humaine et salvatrice, aux conséquences dramatiques aussi, du Faux Soir, par l’intermédiaire d’un dessinateur satirique et anti-Hitler. Avec Le Faux Soir (la titraille sur la couverture ne trompe pas, le quotidien de 134 ans a pleinement collaboré à cet album), le journaliste et chef du service culture du Soir, Daniel Couvreur; s’est associé au scénariste Denis Lapière et au dessinateur Christian Durieux pour donner, à leur tour, leur version des faits, sans doute plus proche du réel et plus renseignée encore que son prédécesseur (Bruxelles 43 restait avant tout une fiction historique) de par la malle d’archives à disposition. Y compris celles qu’on voudrait oublier quand le journal était volé, aux mains des nazis.

© Couvreur/Lapière/Durieux chez Futuropolis
© Couvreur/Lapière/Durieux chez Futuropolis

Ici, le trio d’auteurs est aidé par le regretté Marc Metdepenningen aux prémisses de ce projet mais aussi par Sébastien Gnaedig qui a engagé toute sa souriante énergie et un peu de ses finances pour mettre la main sur un exemplaire original du Faux Soir (reproduit en fac-similé en bonus de cet album). En attendant de l’avoir entre ses mains, le trio voyage entre ses pérégrinations et ses recherches aujourd’hui et la reconstitution des événements qui ont précédé ce fameux 9 novembres 1943.

© Lapière/Couvreur/Durieux chez Futuropolis

Ce jour-là, des milliers d’exemplaires de l’édition de 17h falsifiée par quelques journalistes résistants et caustiques a remplacé l’édition traditionnelle (et ne compilant désormais que des informations qui font plaisir au Reich) dans les kiosques. Une opération impensable qui demandait courage et énergie, imagination aussi, pour arriver à ses fins. Le tout dans la clandestinité la plus opaque et la confiance la plus totale envers les écrivains, techniciens, coursiers mis dans la confidence de ce plan moins machiavélique qu’euphorique.

© Couvreur/Lapière/Durieux chez Futuropolis

De ce haut lieu de papier de la Résistance, sans armes mais avec de l’encre et des mots tenaces pour ébranler la fierté des sbires d’Hitler et ses hommes de confiance, le trio tire un album passionnant, riche de ses allers-retours (bien marqués dans les couleurs et le style) entre 1943 et 2021, avec beaucoup de classe et d’élégance graphiques. Les paroles s’envolent les écrits restent, et si le Soir collaborationniste est resté dans les mémoires, c’est aussi parce que ce Faux Soir lui a rendu la pareille et l’espoir et que subsistent encore aujourd’hui les actes et la personnalité de ceux qui ont combattu par une info satirique et moqueuse du plomb ambiant. Des héros ordinaires qui ont donné leur vie pour que l’info manipulée se taise ou se tourne en ridicule.

Le faux Soir, Daniel Couvreur & Denis Lapière (scénario)/Christian Durieux (dessin et couleurs), Futuropolis, 96p. (+ supplément fac-similé), 19€, paru le 24/11/2021

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Après la Rafle, le chemin était encore long avant de témoigner

© Delalande/Bidot/Jolois-Bidot chez Les Arènes

Résumé de l’éditeur : Le 16 juillet 1942, les autorités de Vichy procèdent à une rafle de familles juives parisiennes. Joseph et les siens sont conduits au Vélodrome d’Hiver, puis en wagons à bestiaux jusque dans le camp de transit de Beaune-la-Rolande. Transit… Vers où ? Un matin, on arrache à Jo ses parents et ses deux soeurs, qui sont déportés à Auschwitz. À Beaune-la-Rolande, une autre guerre a commencé : celle d’un enfant de 11 ans perdu dans un camp d’orphelins. Joseph est jeune, mais il sent, comprend. Il monte un plan d’évasion avec un autre enfant : Joseph Kogan.

© Delalande/Bidot

Deux premières planches qui fichent le tensiomètre à 10 000, une évasion qui joue son va-tout en écorchant les peaux. Et puis le flashforward qui laisse l’intenable en suspens.

Recherches d’une couverture © Delalande/Bidot
Recherches d’une couverture © Delalande/Bidot

Commémorant l’un des plus ignobles événements tenus dans un stade, ou assimilé, j’ai nommé le Vélodrome d’Hiver, Arnaud Delalande et Laurent Bidot incarnent dans la douleur, l’incompréhension mais aussi l’instinct de survie et la résilience le témoignage de première main de Joseph Weismann, survivant in extremis et lacéré d’un camp de transit. Avec un autre Jo.

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Comme il l’expliquera bien plus tard, c’est sa rencontre avec Simone Veil qui délia sa parole trop longtemps contenue, et depuis Joseph n’a cessé de sensibiliser le public à cette folie de l’Histoire qui voulut terrasser un peuple, et bien plus, qui balafra l’humanité à jamais. Voici donc une nouvelle incarnation de son témoignage, plus loin que la fuite. Parce que s’extraire du camp n’était pas la fin du calvaire, qu’il fallait trouver refuge et déduire à qui faire confiance, quand on ne le chassait pas, lui et son compagnon d’infortune. Toujours sous l’épouvantail de la dénonciation.

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Avec un trait vieillot qui, je l’avoue, a tendance habituellement à ne pas me faire adhérer au récit, Laurent Bidot participe pleinement à cette ambiance faite de souvenirs, de meurtrissures mais aussi d’espoirs, et réussit à me scotcher à ce parcours de vie au milieu d’une époque barbare. Avec quelques visions d’horreur, parce qu’il ne s’agit pas d’épargner le spectateur mais de lui faire comprendre. Dommage, pourtant, que le cliffhanger du début, la dernière case, noire, de la deuxième planche, soit quelque peu mensongère. Ça crée l’attente, hésitante et  apeurée, mais quelle déception de voir que les auteurs ont d’emblée rajouté une couche dramatique à un récit qui n’en avait pas besoin et qui se fait, par ailleurs, sobre et au plus près de ces jeunes héros en déroute mais voulant croire plus que tout que le pire est derrière eux.

Recherches d’une couverture © Delalande/Bidot

Après la rafle, d’après le témoignage de Joseph Weismann, Arnaud Delalande (scénario),Laurent Bidot (dessin),Clémence Jolois-Bidot (couleurs), Les Arènes, 128p., 21€, paru le 27/01/2022

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La Fiancée : dans ces camps, il y avait de la vie, une vie en sursis mais vie quand même

© Abolivier/Vaccaro chez Soleil

Résumé de l’éditeur : La Fiancée révèle l’histoire romanesque de Guy Môquet et d’Odette Nilès, et commémore en 2021 les 80 ans d’une tragédie qui parle de résistance. Gwenaëlle Abolivier, écrivaine et journaliste à France Inter pendant 20 ans, a découvert lors d’un de ses reportages la carrière des fusillés de Châteaubriant. En 1941, 27 résistants y ont été exécutés, parmi lesquels Guy Môquet. En plus de la lettre adressée à ses parents, il avait écrit un billet doux à son seul amour, Odette Nilès.

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« Vous qui restez, soyez dignes de nous. Les vingt-sept qui allons mourir. » Ces mots, cette courte mais importante déclaration gravée par Guy Môquet, c’est là encore un encouragement à faire devoir de mémoire et à parler de ce qui s’est passé en ces temps pas si éloignés. Guy Môquet, 17 ans et la vie devant lui, poète à ses heures, communiste et militant pour l’humanisme et l’égalité à toute heure, fusillé un jour d’octobre 1941. Pour l’exemple et les représailles. La guerre se durcissait, ses ignominies seraient encore longues.

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Sur base de l’enquête de Gwenaëlle Abolivier, elle-même à la manoeuvre de ce scénario, c’est moins à Guy Môquet qu’à Odette Nilès que ce roman graphique s’intéresse ici. Même si l’un ne va pas sans l’autre. Odette, c’est l’amour sans baiser mais au-delà de la mort de Guy. Odette, c’est celle qui reste, tout aussi jeune. Celle qui a pris l’engagement pour un monde plus juste comme un jeu qui valait la chandelle et sans conséquence: quelques jours de prison et puis la libération, qu’on ne l’y reprenne plus… ou qu’elle soit plus discrète. C’est ce qu’elle pensait.

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Sauf qu’en ces temps-là, de razzia, se faire prendre aux prémisses d’une manif ou ailleurs, c’était ne pas être sûr de revenir. C’est comme ça que de périple en périple carcéraux, Odette a vu la fin de son insouciance sonnée aux-côtés de prisonniers qui rêvaient d’un esprit fédérateur mais étaient rattrapés par la montée du nazisme qui ne voulait souffrir d’aucun barrage idéologique à ses théories de mort et de haine. En suivant cette jeune fille qui allait apprendre en accéléré ce qu’on fait vivre aux femmes, Gwenaëlle Abolivier et Eddy Vaccaro témoignent avant tout de la vie dans un camp de rétention au tout début de la guerre, où le ton va se durcir au fur et à mesure de la fièvre mortifère de l’occupant.

© Abolivier/Vaccaro chez Soleil

Oh, bien sûr, il y a Touya, Français totalement dévoué à l’occupant et ne lésinant pas sur le « pan pan » mais, pour le reste, c’est une vraie famille de valeurs et de coeur qu’Odette va trouver à Châteaubriant. Un camp qui n’était pas d’horreur, un village dans la ville où vivre, une fois accoutumé aux règles en vigueur et restrictives, n’était pas impossible et ne tenait qu’à l’inventivité de ses prisonniers. C’est ainsi qu’il y eut des fêtes, des compétitions sportives, des écoutes religieuses de la radio censurée, un potager et même, à la barrière, des rencontres déterminantes. Comme celle de Guy et Odette. Mais alors que le monde extérieur continuait de vibrer par la guerre, les actes militaires ou de résistants, cette vie en sursis, mais vie quand même, allait prendre un coup. Parce qu’il fallait faire des exemples, tuer des condamnés, des émissaires. Et sceller à jamais des destins qui se sont si peu rencontrés.

© Abolivier/Vaccaro chez Soleil

Par une reconstitution très bien amenée, vibrante et vivante, les deux auteurs donnent de l’épaisseur à un drame, un coup de massue intime comme international. Eddy Vaccaro, de son dessin schématique, vif, quasiment enfantin et façon storyboard, est pourtant toujours aussi bon pour faire passer des sensations, des émotions. Texte et dessin font un beau mariage, de raison et d’immortalité, pour une éternelle fiancée que Guy ne réalisa jamais le rêve d’embrasser. Pas de la faute d’une Odette qui le faisait languir car rien ne semblait presser et qu’elle en était à ses premiers émois. Mais de la faute de la cruauté des Hommes.

La fiancée (d’après la vie d’Odette Nilès, l’amoureuse de Guy Môquet), Gwenaëlle Abolivier (scénario), Eddy Vaccaro (dessin et couleurs), Éditions Soleil, collection Noctambule, 96p., 19,99€, paru le 20/10/2021

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