Voilà un Spirou des temps qui courent. Alors qu’on s’imagine très bien l’ennui qui se traîne dans les hôtels depuis que le confinement a sonné, c’est spécifiquement dans l’un d’eux, en bord de lac, planté là comme un nouveau Titanic dans la tempête, que Christian Durieux nous entraîne et nous subjugue. Entre les lampes torches, l’auteur joue du huis clos pour écouter comme jamais ce qu’on à se dire les grooms que sont Spirou et Fantasio, l’un naïf et amoureux, l’autre turbulent et n’ayant pas fait le deuil de son prochain scoop. Tout est feutré, calme, alors que l’hôtel a été réquisitionné pour le séjour éclair d’un dictateur en exil avec sa femme et sa si jolie fille. Tempétueuse et craquante, de quoi retourner le coeur de Spirou, pris en tenaille entre l’ordre qui gère sa profession et ses élans émotionnels, entre les torches des gardes du corps. Le temps est suspendu. Un album confiné mais libérateur, dont Christian Durieux est venu nous parler, à Bruxelles, où la Galerie Champaka expose ses planches jusqu’au 6 février. Interview avec un virtuose à tâtons, avec des visuels making-of.

Avant toute chose, musique avec Cocoon à qui cet album a inspiré deux morceaux.
Bonjour Christian, dans Pacific Palace, on retrouve deux grooms, Spirou et Fantasio, au contact d’une géopolitique à géométrie variable. Le tout dans un hôtel reculé. Mais, dites-moi, ne serait-ce pas là une ambiance confinée ?
Pardon, je crois bien que c’était prémonitoire. J’ai imaginé les prémisses de cette histoire en 1993. J’ai le goût pour les huis clos qui peuvent se révéler passionnant si l’on se plie aux règles, qu’on y met suffisamment de rythme, d’ambiance. Ainsi, j’avais commencé une histoire qui se déroulerait sur trois jours et trois nuits, une histoire qui ne se dévoilerait pas mais qui serait découverte à mesure que les héros surprennent des discussions secrètes, des manigances, le tout dans un univers feutré. Il fait moche dehors et de toute façon le dictateur qui a trouvé refuge là, dans son pays d’accueil, doit attendre.

J’imagine qu’en 1993, il n’était pas question que Spirou et Fantasio interviennent, que cette idée est venue bien plus tard.
Tout à fait. Les lignes directrices étaient là. Je voulais parler d’un garçon d’hôtel qui tombe amoureux de la fille d’un dictateur en exil. J’ai essayé de dessiner ce récit, plusieurs fois. J’ai changé de style, de personnages mais je n’étais pas prêt. Puis, un matin, l’idée est venue : « Mais, un type dans un hôtel, c’est un groom ! » Alors, je me suis mis à accorder mes lignes à Spirou pour voir ce que ça pouvait donner.


Et vous avez mis Fantasio, le grand reporter, dans le même uniforme que son ami.
Avant l’arrivée de ces deux héros, mon histoire était trop simpliste : un gars qui tombe amoureux et puis quoi ? Avec un duo, je pouvais aller plus loin. Ces deux personnages ont deux histoires contradictoires, il y a de la jalousie, des sentiments. Ils sont deux faces d’une même pièce et leurs rôles pouvaient s’interchanger.
Dans cette histoire, l’héroïsme est mis en suspens, sort du corps de Spirou. Et Fantasio va le prendre à sa charge, il prend les devants et devient un vrai héros d’aventure.


Pendant que Spirou tombe amoureux. Lui qu’on pensait asexué…
Oui, peut-être est-ce « nouveau », une façon plus adulte d’aborder le personnage et de le voir se comporter. J’ai le sentiment que la mélancolie n’est pas un phénomène qui est ressenti par les enfants, les adolescents. Il faut avoir vécu un peu pour en éprouver.

Et Spip, nulle trace! Enfin si, dans un gag pas piqué des hannetons. Vous avez voulu en faire un tapis, si on en croit ce que dit Fantasio ?
Oui, je trouvais ce clin d’oeil marrant. En effet, quand j’ai décidé de réaliser une histoire de Spirou, la question s’est vite posée de savoir qui je garderais ou pas de la famille. J’ai bien pensé intégrer Spip qui nous permettrait de sortir du huis clos, de voyager dans les jardins qui l’environne. Mais je n’avais pas envie que ce soit de l’ordre de l’anecdotique.
J’ai aussi hésité à engager Zantafio en tant que chef des gardes du corps. Mais ça me semblait trop simple.

Par contre, j’ai vu Tintin. Il a pris du galon, il est devenu présentateur du JT ?
Ah bon, où ça, en présentateur du JT ? Si c’est le cas, ce n’était pas voulu. Je n’y avais pas pensé mais, cela dit, ça me ressemblerait bien, c’est marrant.

Tintin ou pas, c’est ce présentateur qui cède la parole à Seccotine, la seule personne qui va nous expliquer ce qu’il se passe à l’extérieur du huis clos. Quitte à assurer des infos qui ne sont pas vérifiées comme la présence en surnombre de policiers dans le parc alentour mais dont on ne voit pas le bout du nez.
Seccotine, elle me permettait d’apporter un témoignage de ce qu’il se passait dehors, de la manière dont était perçue la situation depuis l’extérieur.
En réalité, je ne le dis pas expressément et peu d’éléments en attestent, peut-être une vieille Citroën, je me référais à la situation des années 80 et l’exil de certains hommes de pouvoir dans les pays de l’est. Peu importe le contexte…

C’est d’ailleurs toujours actuel…
Oui, ce qui m’importait, c’était de me promener dans un univers sans téléphone portable, sans outils pour communiquer vers l’extérieur. Je voulais piéger mes personnages, cernés dans un lieu fermé.
Le Pacific Palace, donc. Mais quels lieux vous l’ont inspiré ?
C’est un patchwork. Il se trouve que Les gens honnêtes, la série que j’avais réalisée avec Jean-Pierre Gibrat, m’a permis d’être invité dans un festival croate. J’ai donc été logé dans un hôtel de Zagreb, style fin de siècle, dont la façade extérieure m’a inspiré. C’est un hasard. Pour ce qui est de l’intérieur, il y a des morceaux du Métropole de Bruxelles mais aussi de l’Hôtel Crillon à Paris. J’ai aussi choisi la piscine du Résidence Palace.


Mais, pour tout dire, je n’ai pas voulu être trop scrupuleux. Je visais la cohérence des ambiances plutôt que celle des décors, tendance art déco, fin de siècle…
Et fin de monde !
Oui, c’est le bout du monde, même. En assistant à la représentation d’une pièce de Shakespeare à Bordeaux, j’ai été frappé par les ressemblances qu’elle partageait avec mon projet. Le songe et les sirènes, l’éboulement et le rideau qui tombe.

Au final, que reste-t-il de la trame initiale ?
Au fil de l’adaptation, la trame est restée, Spirou et Fantasio sont venus nourrir tout ça. Il y a eu un jeu d’allers-retours, Les questions politiques que j’évoquais au début des années 90 sont toujours d’actualité. Elles ont évolué, bien sûr, on peut y voir la difficulté des gouvernements à taxer les Gafam, par exemple.
Si je me souviens bien, j’ai dû essayer de dessiner cette histoire cinq ou six fois, certains de ces essais seront publiés dans un tirage limité.

Avec un côté très théâtral, des apartés, des chuchotements, des explosions.
La BD est souvent comparée au cinéma, au point de vue de la caméra. Pourtant, je la conçois différemment. Elle a en effet plus à voir avec le théâtre. Chaque case étant une petite scène dans ce palace qui, lui, est une longue scène, étendue jusqu’à l’infini.


Dans ce théâtre sans action, pendant un long moment, les intrigues, les révélations, tout passe par la parole.
Oui, j’aime beaucoup les dialogues, les écrire. Pour la vivacité et la truculence des gags qu’on peut y mettre mais aussi pour les sous-entendus. Lors de la scène de la piscine, des choses très importantes se disent, on s’en rend compte, mais elles ne sont pas précises. C’est comme ça que l’histoire se dessine de façon secrète, en restant floue. On se balade dans un monde flottant, comme peut le symboliser la piscine. Spirou lui-même est flottant. La situation politique lui échappe, il est rompu au silence, à l’obscurité des couloirs et des chambres. Jusqu’à l’avalanche.

De l’obscurité mais aussi des lumières. Celles notamment des torches employées par les gardes du corps de la famille présidentielle. C’est elle qui nous attire, nous tire dans ce labyrinthe hôtelier.
C’est tout à fait ça, la lumière était ma façon d’inviter à la promenade dans les couloirs, près des portes entrouvertes, des discussions interrompues. Une balade vers la sortie, aussi, dans des lueurs irréelles, vertes et jaunes. Dans un silence d’apocalypse.

Plus intime, vous prêtez beaucoup d’attention aux sourcils de vos personnages, sans doute la partie la plus expressive de leurs visages.
Ça, c’est hergéen, dans la tradition de la ligne claire dont je suis amoureux. Dans une physionomie simple, les pupilles les sourcils sont traversés de sentiments, de réactions. C’est assez chouette comme exercice et ça tient à peu de chose, deux traits. C’est minime mais ça peut être animé de milles sentiments.

Dans la retenue de votre album, vous vous laissez aller à l’un ou l’autre moment explosif, expressif. Quand Fantasio, sûr de son coup, fait un saut de l’ange (à la manière de l’illustration qui orne la couverture du numéro Devenir Groom de la collection de Marabout que vous lui mettez dans les mains au début de l’album… alors qu’au moment de son saut il n’est plus du tout groom mais journaliste) et quand Spirou apparaît dans l’épilogue que vous avez réalisé pour le Journal de Spirou.
J’espère en tout cas que cela ne casse pas la dynamique, que c’est harmonieux. Dans le cas de ce Spirou, flottant dans mon album, il était très clair que je voulais lui offrir cette explosion dans l’histoire courte. Au fil de l’album, j’ai tantôt voulu préserver une unité de style et tantôt, parcimonieusement, l’expression. Je n’ai joué que sur quelques paramètres pour exprimer les expressions. Du bâclé au sophistiqué.


Comment êtes-vous revenu au Pacific Palace à la faveur de l’épilogue inédit, cette chance en plus, paru dans le Journal de Spirou ?
La demande du Journal était très pragmatique: trouver quelque chose pour accompagner la sortie. Mais, je me suis dit zut, que faire une rajoute serait tricher. Une fin alternative sonnerait comme un remords de ma fin mélancolique. J’ai préféré employer le « et si ». Si Spirou avait reçu une lettre d’Elena, une possibilité de la retrouver.

Cela fait plusieurs couvertures du coup. Celles de l’album, des autres versions mais aussi du magazine. C’est facile?
Je ne rencontre pas de grandes difficultés pour créer les couvertures mais je me méfie de la facilité. On peut très vite avoir des tics. Pour l’édition courante, j’ai choisi une composition autour de la piscine qui est centrale dans cet album, au propre – elle est à la moitié de l’album – comme au figuré. Puis, je dois dire que le talent de mon homonyme Jack Durieux m’a bien aidé à mettre en page la couverture, à l’habiller et à installer le titre.
Pour les autres couvertures, j’ai pris le contre-pied. Il y aura ainsi une couverture orangée, dans un style plus Roméo et Juliette. On a trop tendance, parfois, à rester focalisé.

Votre rapport à Spirou a-t-il évolué avec cet album ?
Non, il n’a pas changé, c’est comme si j’avais accompagné Spirou en moi, qu’il avait grandi en moi. Spirou, c’est resté une lecture de jeunesse. Ces dernières années, outre ceux d’Émile Bravo, je l’avais laissé vivre sa vie. En fait, je l’ai tiré en moi-même plutôt que dans un bouquin.

Tout en gardant une part d’enfantillage, dans la gaminerie qui caractérise la relation de Spirou et Fantasio.
J’aime le burlesque, je trouve qu’il amène une certaine pudeur. Puis, il y a des choses qu’on ne peut pas se dire en amitié, mais eux se les disent quand même.
Quitte à ce qu’une claque se perde.
Une brave lectrice du Journal de Spirou a d’ailleurs écrit un courrier, elle était scandalisée du mauvais exemple que je donnais. Voir ces deux héros en groom, ça me rappelait Laurel et Hardy, leur vitalité violente mais créatrice. Eux aussi se bagarraient ! Mais, ce n’est pas gratuit. Cet album commence par un coup de poing pour se terminer par un sauvetage.

Ça me fait penser à l’idée lancée par Thierry Martin, relayée par de nombreux auteurs : les combats célèbres de l’espace inter-iconique. Tous les héros apparaissant dans la même BD ou dans des oeuvres complètement différentes peuvent se taper dessus dans la cour de récré des réseaux sociaux.
Ah oui, j’ai vu passer ça, quelle chouette idée. Je m’étais dit que j’en ferais un, puis j’ai été pris de court. Mais je le ferai peut-être. Mais il faut que je voie ceux qui ont déjà été faits. Je ne veux pas faire dans la redite. Tintin contre Corto, ça m’aurait plu. Mais, ce combat, ne l’ai-je pas déjà fait dans cet album, du coup ?
En tout cas, graphiquement, Spirou et Fantasio me sont venus très rapidement, un vrai plaisir. Mais qu’ils soient tous les deux habillés en grooms, ça a mis du sel dans l’exercice. Il me fallait pouvoir les différencier.

Comment ?
L’un est nerveux, élastique, l’autre est plus réaliste. Et il y a des lieux de passages.
Vous exposez pour le moment à Champaka (aperçu à retrouver ici), que peut-on y voir?
Une quarantaine de pages et une petite quinzaine d’illustrations, pour des ex-libris notamment.

La suite, alors, quelle est-elle ?
Avec Daniel Couvreur et Denis Lapière, je travaille sur l’Histoire véritable du Faux-Soir, créé par des résistants, le Front de l’indépendance, après que les Allemands aient pris le contrôle du quotidien. Une vraie épopée. Mortelle pour certains.
Merci Christian et bravo pour cet album subjuguant, particulier et inédit.
Série : Le Spirou de…
Tome : Pacific Palace
Scénario, dessin et couleurs : Christian Durieux
Genre : Drame, Espionnage, Huis Clos, Romance
Éditeur : Dupuis
Nbre de pages : 78
Prix : 16,50€
Date de sortie : le 08/01/2021
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