Cinq ans, il n’a pas fallu plus que ça pour faire éclore, aux yeux du grand public, tout le talent de conteur de Philippe Pelaez. Depuis Des bulles dans l’océan, des éditions maritimes qui écument l’océan BD pour ramener des trésors, ce professeur d’anglais passionné d’histoire a souqué ferme pour gagner nos côtes. Arrivé et chouchouté chez deux entités de Bamboo (Grand Angle et Drakoo), mais aussi Casterman et bientôt Dargaud, Soleil et Glénat, Philippe Pelaez s’apprête à offrir aux regards des lecteurs des projets plus étonnants les uns que les autres. Et c’est Puisqu’il faut des hommes et le deuxième tome d’Un peu de tarte aux épinards qui ont inauguré sa belle année 2020. Interview, quelques semaines avant le confinement.
En ces temps de pandémie et de confinement, l’envie sera grande de se procurer de bonnes lectures. Épanchez-la seulement ! Mais privilégiez les commandes en ligne auprès de vos libraires habituels plutôt que d’un célèbre géant du web. Vous pouvez vous rendre sur ce site, par exemple => www.lalibrairie.com.

Bonjour Philippe; la première chose qu’on voit de cet album, c’est sa couverture. Et son titre. Ici, « Puisqu’il faut des hommes ».
C’est comique, car je réalise que mes titres sont souvent alimentaires, surtout pour les projets à paraitre. Il m’arrive d’inventer une histoire à partir d’un titre.
Pour ce qui est de Puisqu’il faut des hommes, les éditeurs conseillent souvent des titres courts. Ici, cela soulève les questions. Puisqu’il faut des hommes… pour la guerre ? pour travailler à la ferme ? La phrase est incomplète et peut faire référence à plein de choses.
En fait, au départ, le dessin qui se trouve en quatrième de couverture devait faire la couverture. Celui qui a finalement été choisi est le dessin original de Victor, mis à part les couleurs qui ont été retravaillées. Il y a quelques détails qui ont été modifiés (les arbres à l’arrière-plan, par exemple), mais il était important que la question posée par le titre trouve une réponse dans l’illustration.
« Puisqu’il faut des hommes », ça sous-entend aussi des hommes, des vrais… Ce que Joseph n’est pas, dit-on.
Ce que sous-entend le titre, le lecteur va le percevoir par une narration lacunaire, car il reçoit ses infos du narrateur. C’est parfois sous forme épistolaire, mais de manière tronquée, puisqu’il n’y a pas d’échange, et que les seules lettres que nous lisons sont celles de Joseph. Qui n’a pas fait la guerre, puisqu’il est resté trois ans dans un bureau. Il n’est un « homme » comme on peut le concevoir.
Puisqu’il faut des hommes – Joseph © Pelaez/Pinel chez Grand Angle
Cette relation qui aurait dû être épistolaire, elle souligne tout de même l’importance du papier, non ?
Oui, même s’il faut préciser que les lettres de Joseph ont disparu. Je crois que cette histoire aurait pu s’insérer dans n’importe quel contexte de guerre. Du moins, pré-Internet.
Ce récit, s’il aborde la guerre, il se passe après celle-ci, sur ses conséquences et champs de ruines humaines.
Le conflit algérien est latent. À l’origine, j’ai composé ce scénario à la demande de François Dermaut qui voulait une histoire se déroulant à la campagne dans les années 60. C’est lui qui a eu l’idée des 2 Mathilde, du personnage du cafetier, et de plein d’autres détails qui rendaient le récit plus fort. Il était tellement enthousiaste sur cette histoire ! Mais il avait peur, vu son état de santé, de ne pas pouvoir s’y consacrer à 100%, d’autant plus qu’il avait le tome 2 de « Rosa » à terminer. D’un commun accord, nos routes se sont séparées, en nous promettant de travailler ensemble, sur un nouveau projet.
Pour cette histoire, je me suis raccroché à la guerre d’Algérie que je connaissais un peu à travers mon père, qui a participé au conflit. Il l’évoque de temps en temps, par des anecdotes amusantes, mais sans jamais rentrer dans les détails. Je n’ai donc pas voulu m’appuyer sur ce qu’il ne racontait pas, n’étant pas assez spécialiste de cette guerre. Mais j’ai abordé celle-ci par le prisme du regard des autres. Comment jugerait-on quelqu’un qui revient de la guerre, sans s’être battu ?
Vous disiez que souvent le scénario naît d’un titre, d’une idée. Comment se construit-il ?
Ma méthode peut effrayer les éditeurs. Souvent, quand je commence un projet, je n’ai aucune idée de là où je vais. Ici, je savais que Joseph aurait un frère en chaise roulante, et qu’il était plus ou moins responsable de son handicap. J’ai développé l’histoire au fur et à mesure; au milieu, je ne savais pas encore quelle en serait ma fin.

Si l’on prend Parallèle, qui deviendra bientôt Alter chez Drakoo, j’ai imaginé une scène d’exposition dans la neige, avec un décor futuriste et deux soldats dont un avec le bras arraché. Je ne savais pas où, ni pourquoi ils étaient là, mais je c’était le début de mon histoire.
Par contre, quand le dessinateur me rejoint dans l’aventure, là, l’histoire est écrite.

Des récits sur la réinsertion après la guerre, on en a vu pas mal ces dernières années. Notamment, au cinéma. Comme Brothers.
Oui, avec le personnage de Sam qui perd totalement le contrôle. Mais oui, il y a eu beaucoup de films, mais pas sur la guerre d’Algérie; le cinéma français est resté très pudique sur ce conflit. Cela dit, on parle souvent de « devoir » de mémoire. Pourquoi quelqu’un qui aurait été traumatisé, marqué dans sa chair par la guerre, aurait-il le devoir, l’obligation d’en parler ?

Au contraire, c’est dans la culture anglo-saxonne de verbaliser les choses, ce que n’ont pas fait les Français avec l’Algérie. Un film comme Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, sorti pendant le conflit algérien, a été interdit en France, car les autorités avaient peur qu’il donne une mauvaise image de l’armée française.
À côté de la figure du soldat traumatisé, il y en a d’autres qui sont à l’opposé. Je me rappelle du film Lawrence d’Arabie, dans lequel le héros raconte à ses officiers sa captivité chez les Turcs, et les séances de torture. Alors que l’officier le plaint, Lawrence lui répond qu’il se méprend. Pourquoi ? Parce qu’il a aimé ça. C’est du masochisme, et cette notion est aussi présente dans mon histoire.
Dans votre album, lui, les non-dits se mélangent, ceux volontaires comme ceux qui échappent à votre personnage principal.
Oui, il n’arrive pas à dire qui il est, ou plutôt ce qu’il est, et ne répond pas aux provocations. Les flash-backs, dévoilent son sens du sacrifice, mais lui ne veut pas s’étaler.
Il y a d’autres non-dits, et notamment ces lettres que sa petite amie n’aurait jamais reçues. Le lecteur, au fur et à mesure, doit se faire son opinion.

Outre sa copine qui semble avoir décidé de ne pas l’attendre, faute de nouvelles de lui, il y a aussi une autre fille qui va faire son entrée dans la vie de Joseph.
Oui, une fille que personne ne remarque; c’est la postière, très fleur bleue, très fragile. Elle fantasme sur Joseph. Puis, il y a ce bal du 14 juillet.
Elle s’appelle Mathilde. Il y a du Brel là-dessous?
Tout le temps; il porte souvent mes histoires. Dans L’Écluse, que je prépare avec Gilles Aris, je raconte l’histoire d’un éclusier un peu simplet, à la gueule cassée, qui retrouve le corps d’une noyée. Nous sommes dans le Lot, à Douelle, près de Cahors. C’est inspiré de Brel, mais aussi de Hugo. L’écluse, c’est Notre-Dame, Fanette, c’est Esméralda, et . Phoebus, c’est Gaston, le policier. Mes sources d’inspirations sont multiples.


Si vous connaissez Jacques Brel, vous aurez peut-être reconnu l’inspiration de sa chanson L’éclusier.
Pourquoi Brel ?
J’écris beaucoup avec sa musique, notamment, en fond. Celle qui me souffle que Mathilde est revenue. Il y a Barbara aussi. Mais Jacques Brel, dans la chanson francophone, a tout : le sens du rythme, la poésie.
À y réfléchir, l’album que j’ai réalisé avec Francisco Porcel, Dans mon village, on mangeait des chats, c’est la chanson Ces gens-là.

Nous allons parler de Francis Porcel. Autre Espagnol, c’est avec Victor L. Pinel que vous avez concocté ce Puisqu’il faut des hommes.
Je connaissais son travail dans l’animation, j’avais lu son précédent album. Je trouvais son dessin idéal pour pouvoir contraster avec la violence dont il était question dans cet album.
Un peu comme dans la série Oliver & Peter, dans laquelle Cinzia Di Felice apportait un dessin beaucoup plus doux que le propos.

Vous avez laissé le dessin de Victor s’exprimer, notamment dans des scènes muettes.
J’ai du mal à laisser des cases où on ne parle pas.
Cela dit, j’aime assez bien l’école espagnole, Pinel, Casado, Puerta. Pour travailler avec Francis Porcel, mon éditeur a demandé l’autorisation à Zidrou qui a mené pas mal de projets avec lui (rires). Je cherche, avec les dessinateurs, une relation saine, et la même motivation pour réaliser de belles choses.

Francis Porcel a, lui, cette facilité à apporter de la noirceur à ses récits. Dans village on mangeait des chats, Francis étale tout son savoir-faire, notamment sur les couleurs qui permettent de passer d’une époque à l’autre (il y en a trois : l’enfance du héros, l’adolescence en maison de correction et l’âge adulte à Toulouse). Contrairement à Victor L. Pinel, Francis n’adoucira pas le propos ! (rires). La sortie est prévue pour juin (si le confinement ne remet pas le planning en question). Je suis curieux de l’accueil que cet album recevra. L’équipe de Bamboo et de Grand Angle considère l’album comme un OVNI.

Puisqu’il faut des hommes appelle-t-il une suite ? L’association titre – sous-titre laisse planer le doute.
Ce n’est pas prévu comme une série. Mais un autre one-shot est en train de voir le jour sous les crayons de Francis Porcel : Pinard de guerre. Sera-t-il un autre récit sous le label « Puisqu’il fait des hommes » ? Je ne sais pas. Au cours de la première guerre mondiale, Pinard de guerre raconte l’histoire de Ferdinand Tirancourt, embusqué de son état, vendant son vin frelaté au front, et qui va, malgré lui, se retrouver au coeur des combats.

Et 2020 risque bien d’être l’année où vous allez exploser. Dans le bon sens du terme.
C’est vrai, il va y avoir pas mal de sorties.
En février, ce fut le retour d’Un peu de tarte aux épinards avec un tome 2. Le dernier probablement, puisque Javier et moi nous sommes engagés sur un nouveau projet.

Puis, il y aura Alter. Après la mise en liquidation de Sandawe, Drakoo a acquis les droits de Parallèle qui va ressortir sous ce nom, d’Alter. Une intégrale en plusieurs volumes et la possibilité, si ça prend, de continuer. J’ai des idées.
C’est votre seule série au long cours, non ?
Oui, je n’aime pas trop les longues séries. Je cherche plutôt des récits qui me permettent d’écrire des histoires différentes, passer du drame à la SF, de l’historique à la comédie. J’ai la chance de gagner ma vie à côté; je veux que mon activité de scénariste de BD m’emmène ailleurs, sans me cantonner à un seul genre. Mais écrire n’est pas un passe-temps, je suis de plus en plus investi dans cette nouvelle activité. (Il sourit).

En septembre, il y aura le deuxième tome de Maudit sois-tu chez Ankama; après Zaroff, voici le Docteur Moreau.
Parlons-en.
Cette série, j’ai aimé l’imaginer à rebours, la « déconstruire » en quelque sorte. On part de 2019, on passe en 1848 pour finir en 1816. La vraie héroïne de cette trilogie, nous la retrouverons dans le dernier tome : c’est Mary Shelley. Ayant perdu ces enfants sauf un, elle était obsédée par l’idée de la mort, de la résurrection. Ce qui l’a menée à imaginer la créature du docteur Frankenstein. Mais alors, dans cette trilogie, se pose la question de savoir qui sont Zaroff et Moreau ?

Zaroff, deux albums lui ont été consacrés à quelques mois d’intervalle. Le second, c’est celui de François Miville-Deschênes et Sylvain Runberg. Comment expliquez-vous que ce personnage revienne ?
Il y a quatre ans, j’avais présenté mon projet à François Miville-Deschênes pour qu’il le dessine. Ça ne s’est pas fait. Il n’y a rien d’autre à rajouter…
L’année prochaine, il y aura aussi Le Bossu de Montfaucon, mené avec Eric Stalner, suite au décès du regretté Patrick Tandiang.
Pour 2021, je prépare avec Hugues Labiano, Quelque chose de froid, un récit noir qui se déroule dans les années 30-40. Avec un nouveau type de dessin dans mon univers. Puis, j’ai aussi un projet autour de la Commune et de la révolution parisienne avec Tiburce Oger, qui sortira chez Soleil l’année prochaine.
Pour 2021, je prépare avec Hugues Labiano, Quelque chose de froid, un récit noir qui se déroule dans les années 30-40. Avec un nouveau type de dessin dans mon univers. Puis, j’ai aussi un projet autour de la Commune et de la révolution parisienne avec Tiburce Oger, qui sortira chez Soleil l’année prochaine.

J’ai aussi un autre projet, chez Glénat, avec Benjamin Blasco-Martinez.
Bref, j’ai pas mal de choses en cours, notamment chez Grand Angle.
Vous semblez beaucoup apprécier cette maison chez qui vous venez d’arriver.
C’est vrai. Ils se battent pour garantir des conditions optimales à leurs auteurs, et mais aussi pour la visibilité et le succès de leurs albums. Regardez le récent succès de l’album Jusqu’au dernier.
Vous n’oubliez pas pour autant votre éditeur historique : Des bulles dans l’océan.
Oui; avec Afif Ben Hamida (qui a précédemment réalisé Nogard), nous préparons Chroniques américaines. À la suite de la découverte d’un cadavre dans une petite ville du Texas, un shérif boiteux et un jeune agent du FBI vont être amenés à enquêter sur les expérience secrètes de la CIA, dans les années 50 : le projet MKUltra. Avec l’aide de biochimistes nazis, la CIA a ainsi fait des recherches pour découvrir un sérum de vérité. Les rares témoignages que l’on a sur ces expériences, qui se faisaient sur gens non volontaires, sont horribles. Des prostituées étaient également engagées pour rabattre et droguer des potentiels cobayes. Dans des penthouses avec des miroirs sans tain, les agents filmaient leurs réactions.

Je ne supporte pas l’inexactitude même quand je me plonge dans une uchronie. Flaubert disait qu’il lisait un ou deux livres pour formuler une phrase, je n’en suis pas loin. En tout cas, après parution de mes albums, je ne veux pas recevoir de mail me disant que ce que j’ai écrit est impossible.
Même pour Parallèle, j’ai veillé à propulser mon appareil dans l’espace avec le moteur le plus probable.
Il y a aussi Kid en compagnie de Casado.
Oui. Les épinards sont mis entre parenthèses et nous nous sommes retrouvés sur un projet chez Dargaud, un western. Notre héros sera un gamin borgne qui, pour de toucher un héritage, va demander de l’aide à un déserteur, a une nonne, un esclave et une prostituée de 17 ans. Nous avançons sur les deux premiers tomes mais cette série devrait en compter quatre.
Et donc ce deuxième et dernier (pour l’instant) Un peu de tarte aux épinards ?
Marie-Madeleine va être embauchée comme espionne pour enquêter sur un possible attentat terroriste à Londres, alors que s’annonce le « crunch », une rencontre de rugby au sommet entre la France et l’Angleterre. Il y aura de nouveaux personnages, comme Garçin Lazare, un taximan belge qui va la fournir en herbes, et de nouveaux mafieux géorgiens.

Des coups de coeur récents ?
Je lis très peu d’albums de BD, je n’ai pas envie de découvrir que quelqu’un a eu les mêmes idées que moi. La dernière, et seule série que j’ai lue récemment est Stern par les frères Maffre, chez Dargaud.
Merci beaucoup Philippe, tout ça est très prometteur !
Titre : Puisqu’il faut des hommes
Tome : 1 – Joseph
Scénario : Philippe Pelaez
Dessin et couleurs : Victor Lorenzo Pinel
Genre : Drame, Guerre
Éditeur : Grand Angle
Nbre de pages : 64
Prix : 15,90€
Date de sortie : le 08/01/2020
Extraits :
Titre : Un peu de tarte aux épinards
Tome : 2 – Les Épinards sont éternels
Scénario : Philippe Pelaez
Dessin et couleurs : Javier Casado
Genre : Espionnage, Humour, Thriller
Éditeur : Casterman
Nbre de pages : 48
Prix : 11,95€
Date de sortie : le 19/02/2020
Extraits :
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