« Mange tes épinards pour être fort comme Popeye ! » La phrase est connue, passée à la postérité et confirmait déjà que la BD et ce légume, parfois détesté par les bambins qui y rajoutent du ketchup, faisaient bon ménage. Et Philippe Pelaez et Javier Casado en rajoutent une couche avec un petit quelque chose qui va pimenter la vie de toute une marmaille et de sa mère-courage qui n’a pas l’habitude d’y aller par « khat » chemin. Ancré dans une campagne où pourraient se promener quelques vieux fourneaux, les deux auteurs ne se refusent rien mais le font bien, faisant se croiser Matrix et les films de truands, Tarantino et une fameuse scène des Gendarmes de St-Tropez. Interview avec un homme de l’image devenu bédéaste sur le tard mais qui rattrape bien son retard avec vivacité : Javier Casado.
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Bonjour Javier, ça ne fait pas très longtemps qu’on vous connaît, qu’on reconnaît votre dessin. Cela fait trois albums, les deux Benjamin Blackstone et désormais Un peu de tarte aux épinards. Mais, dites-moi, et avant ? Peut-être y’a-t-il eu des albums en Espagne qui ne nous sont pas parvenus ?
Non, il n’y a pas eu de BD, auparavant. Benjamin Blackstone était ma première incursion dans cet art. Je venais du monde des affiches, de l’illustration, des manuels scolaires. J’ai été artiste, coordinateur graphique pour des maisons d’édition. J’ai une formation d’illustrateur. Mais j’ai appris la BD en autodidacte, depuis tout petit. Je revois encore les petites BD’s que je faisais à l’âge de six ans.

Ce n’est qu’il y a quatre ans que j’ai envisagé une réorientation, je cherchais à faire de la BD. J’avais beaucoup de liens, beaucoup d’amis qui s’illustraient dans les comics ou la BD. C’était un monde qui sans que j’y sois entré était toujours proche de mes envies. Alors, j’ai essayé de faire un roman graphique. Casterman était très intéressé.
Un album qui n’est pas encore paru pourtant. Qu’est-ce que ça racontait ?
Le monde après Lennon. Un scénario un peu long, très long même, pour tenir sur au moins 200 planches. C’est une histoire de science-fiction. Lennon est un extra-terrestre, venu d’une planète lointaine. Et les siens ont pour jeu de se connecter aux humains, de s’installer dans leurs têtes. Ils ont trouvé le moyen d’atteindre l’esprit et ils se retrouvent à cohabiter avec les peurs de chaque homme. La présence de l’humain ne disparaît pas pour autant, il y a une relation entre l’extra-terrestre et l’humain.


Elliott dans le cas de Lennon. Je voulais évoquer cette relation, son évolution. Et certains extraterrestres qui ne vont pas pouvoir s’empêcher de migrer, de vivre à fond la vie d’humain. Je n’ai pas fini ce projet mais il plaisait à Martin Zeller.
Bon, on l’a mis de côté, pour le moment, et Martin m’a proposé de dessiner un autre scénario. Bien sûr que j’étais partant, je n’étais pas formé en tant que scénariste, je ne demandais qu’à apprendre.


C’est comme ça que vous avez donné vie à Benjamin Blackstone.
Avec François Rivière et Nicolas Perge. C’était original, dynamique et j’avais toute liberté dans la création de mondes très graphiques puisque Benjamin voyageait entre les univers littéraires de Lovecraft, Kipling, etc. C’était magnifique.

Dites donc, en trois albums et un roman graphique pas encore publié, il y a un thème qui vous suit, non ? La collision de mondes pas forcément faits pour se rejoindre ? Ici, la vie peinarde mais pas toujours facile d’une famille nombreuse qui croise la route de la drogue et en tire vite profit !
C’est une idée que j’aime bien, qu’on peut aborder avec des styles très différents. J’avais déjà essayé de le faire en illustration. Au départ du monde régi par mon client, je trouvais amusant d’explorer diverses facettes tout en m’adaptant. Benjamin Blackstone, c’était plus cartoon, on s’intéressait moins au fond pour se concentrer sur les personnages.

Ici, le décor a son importance. Il va créer le décalage sur lequel fonctionne en grande partie Un peu de tarte aux épinards.
De la maison de Marie-Madeleine au marché dans cette ville de campagne, il nous fallait trouver beaucoup de personnalité, que ce soit typé. J’ai travaillé les décors, j’ai même été jusqu’à modéliser la maison en 3D pour avoir une base de laquelle je pouvais tirer différents plans et avoir de bons raccords ! C’est très important. D’ailleurs, ça nous a permis à Philippe Pelaez et moi de modifier le scénario. À un moment, nos héros doivent s’enfuir. Initialement, ils devaient ce faire par la porte. Dans l’histoire et la composition de l’action, ce n’était pas logique. Du coup, ils prennent la poudre d’escampette par la fenêtre.

Même si le ton est loufoque, le réalisme ne doit pas être laissé pour compte. Il faut être au plus proche de l’effet de la lumière, par exemple. Il faut que ce soit quelque chose de vrai, de réel, que le lecteur s’y accroche. C’est pourquoi, je planche beaucoup plus sur le découpage, la manière de raconter. Je tourne autour de mes personnages, les rends différents les uns des autres. Je ne pense à la partie technique, l’encrage, la finition, que lorsque je contrôle tout.



J’ai passé un mois à tout mettre en place, dix à onze mois sur le dessin en tant que tel, et un mois de plus pour la couleur. C’était un peu plus long, cette fois-ci.
Mais il y a beaucoup de personnages ! Dont un grand méchant.
Une référence aux films d’action, pulp. Les films des 80’s et ceux de Tarantino : Pulp Fiction, Reservoir Dogs. Mais d’autres personnages sont bien typés aussi. Notamment un ersatz de Bruce Lee, un peu dans le style de Matrix. Ça donne lieu à des gags et à un mélange des genres, entre comédie sociale et politique et polar rural. Délirant.

Justement, ça s’équilibre ?
C’est important, c’est une comédie mais les dessins donnent dans le réalisme. Il ne faut pas perdre de vue le sujet : une famille pauvre portée par une mère courage.
Loin des héroïnes sexy dont on a l’habitude.
Marie-Madeleine Madac Miremont est une femme très forte, aimante. Elle est bête par moments mais a des éclairs d’intelligence. Elle n’a pas beaucoup de soin pour elle : elle donne tout à sa marmaille, ses huit enfants. Mais elle sait être sexy sur certains points. Au début, c’était vraiment une grosse femme. je trouvais intéressant de la faire évoluer, on ne devait pas forcir le trait inutilement, verser dans le too much. Les personnages devaient être normaux, comme nous. Même le méchant est très normal. On pourrait le croiser dans la vraie vie.

Marie-Madeleine, c’est une vraie femme avec ses problèmes, ses inquiétudes, très forte.

Des difficultés sur cet album ?
Le fait qu’il y ait beaucoup de personnages. Il me fallait des planches équilibrées et il n’est pas évident de recréer l’espace sur papier. La première scène au marché, j’ai dû la revoir. C’est une scène délirante mais la première version ne fonctionnait pas. J’en ai parlé à l’éditeur et j’ai retravaillé le découpage, les attitudes de personnages pour qu’ils soient plus expressifs, expansifs. De manière à donner plus de rythme. J’ai fait moins de case, j’ai travaillé le regard.

Et la couverture ?
Très vite j’ai eu l’idée de quelque chose de très graphique, pas forcément très élaboré mais centrant l’attention et dégageant l’aspect tout public et l’idée générale : un mélange de comédie, de famille, de danger !
Puis, il y a eu une jaquette pour Canal BD, totalement différente. J’ai fourni une illustration très travaillée, avec des couleurs et plus d’éléments. L’accent rural était de mise. Il n’y a pas eu de test. L’éditeur et Philippe l’ont très vite aimée.

Comment avez-vous fait la connaissance de Philippe Pelaez ?
Au Festival d’Angoulême, sur le stand de Sandawe chez qui il a édité quelques albums, déjà. Comme Oliver et Peter. On s’est donné rendez-vous, on s’est rencontré, on a beaucoup échangé et parlé. Il m’a demandé dans quel style je voulais me projeter ? Je lui ai parlé de mes envies de comédie, de vie actuelle. Il avait un scénario qui pouvait me convenir, trois jours plus tard, je le recevais. Il l’a réécrit ensuite mais l’idée essentielle est restée.

Nous tombions bien chez Casterman, ils étaient en recherche de ce genre d’album, du grand public à mettre dans leur catalogue.
Et la tarte aux épinards ? Vous l’avez goûtée avant de la proposer au public !
J’aime bien ! J’aime surtout travailler au jardin avec les enfants, faire pousser des tomates et des épinards, bien sûr. J’aime la cuisine française, ma femme a vécu à Nancy.

Mais vous vivez en Espagne. Et comment est le marché de la BD, là-bas ?
Nous sortons d’une époque dorée, des années 60 aux années 80. Après quoi, les années 90 ont dilué la production. Moi, j’ai beaucoup lu Metal Hurlant, les magazines BD qui paraissaient en librairies, le TBO. Mais je crois qu’avant, on faisait de la BD pour enfants. Ça s’est perdu, et les futurs lecteurs avec. C’est un cercle vicieux.
En Espagne, le marché adapte et achète les droits. Et les tirages dépassent rarement les 5000 exemplaires, c’est très difficile de faire plus. Quant aux auteurs , c’est un petit milieu, mal payé. Condamné à avoir deux casquettes, celle de dessinateur et celle de professeur. C’est mon cas, à Barcelone.


Et votre trait ressemble à celui d’un autre auteur : Jordi Lafebre.
On vient de la même ville, nos enfants sont à la même garderie, on se croise. Nous nous connaissions avant de faire de la BD. Nous avons des traits communs dans notre dessin, ce doit être l’air qu’on respire.
La suite, c’est quoi ?
Le tome 2 qui arrive en octobre. Ça va être la folie !
Vous nous en dites plus ?
On garde les mêmes éléments mais ce sera différent. On va partir à Londres et impliquer le MI6, ainsi que des méchants d’une mafia géorgienne. Tout cela pendant un match de rugby France-Angleterre. Ce sera la même famille, le député sera de la partie aussi. On ouvre le jeu.

Benjamin Blackstone, c’est fini, alors ?
Je le crains. Le premier tome a reçu un bon accueil. Le deuxième s’est perdu sur les étagères des librairies. Il n’y a pas eu beaucoup de promo, et c’est normal quand on voit le nombre de parutions. Nous avions eu notre chance pour le premier. Pourtant, j’aimerais encore animer ce personnage qui apportait du dynamisme et de la variation avec ces histoires multi-univers. Beaucoup m’en parlent. Puis, ce fut mon premier album de toute ma vie, ça compte ! Avec les épinards, cela dit, Benjamin est revenu en librairie. C’est chouette.
Beaucoup d’auteurs avouent ne plus lire de BD, à force de la pratiquer. Et vous ?
J’en dévore ! Dernièrement, j’ai beaucoup aimé Carnet de santé foireuse de Pozla, Une soeur de Bastien Vivès. Puis, un autre destin de femme forte: Violette Morris de Kris, Bertrand Galic et mon compatriote Javi Rey. Qu’est-ce que c’est bien raconté ! J’aime beaucoup le dessin de Javi, c’est rond, synthétique, subtil.
Titre : Un peu de tarte aux épinards
Récit complet
Scénario : Philippe Pelaez
Dessin et couleurs : Javier Casado
Genre : Humour, Polar rural
Éditeur : Casterman
Nbre de pages : 48
Prix : 11,95€
Date de sortie : le 23/01/2019
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