Il le dit lui-même, il aurait sa place chez Amélie Poulain. Brisant la frontière entre rêves et réalité, Benoi dompte l’aventure au coin de la rue. Il compile ses histoires parues dans Spirou dans les années 80 et 90. Ce jour-là, il pleut sur la Meuse mais c’est au chaud dans sa jolie petite maison, prolongée par une boîte à livres personnalisée (la passion de lire et de faire vivre les histoires habite là), que le désormais Jambois Benoi Lacroix nous reçoit. Juste en face, au pied de l’île Vas-t’y-frotte, une barque, secouée, s’est échouée avec la tempête. De quoi susciter la fiction. Interview du chef de file des Harengs Rouges.
Bonjour Benoi, finalement n’avez-vous pas réalisé votre rêve de gosse alors que vous l’étiez encore ?
C’est vrai que j’étais encore un gamin, quelque part. J’étais toujours aux études mais je me suis dit que tout était possible, allons-y. Au risque de me prendre les pieds dans le tapis. Être auteur de BD, c’est une promesse que j’avais faite à mon grand-père. C’était un grand fan de Spirou et Tintin. Dans sa maison, il y avait un mur entier dédié aux recueils des magazines.

Dès votre enfance, vous étiez dedans, alors?
Il y avait quelque chose de magique à ça. À sept ans, de la fenêtre du premier étage de notre maison de Boisfort, je jetais des tracts sur le trottoir. Maladroitement, j’y avais écrit: Benoit donne des cours de dessin. Bon, dans ce petit square, peu de monde passait, j’étais bon pour, une semaine plus tard, aller ramasser les papiers décolorés.
Mais mon grand-père qui habitait la rue d’à-côté m’encourageait. Dans sa maison, il y avait aussi un grand train électrique qui passait de pièce en pièce, disparaissait, réapparaissait.
Ce grand-père vous en avez fait un héros d’une de vos histoires courtes.
Oui, le marin d’eau douce.

Nous y reviendrions. À cette époque, les années 80, vous signiez déjà Benoi, sans t ?
… et sans chapeau. Non, cette altération de mon prénom, je l’ai voulue dès que j’ai commencé à être publié. Sinon, j’aurais eu trop d’homonymes et, d’un autre côté, j’avais tout de même envie de pouvoir me retourner, me reconnaître, si quelqu’un m’appelait dans la rue.
Bon, il y avait tout de même vos frères et soeurs.
Tous, nous nourrissions la passion du dessin, l’observation de la nature. Je faisais des petits livres que je reliais. Il y avait une sorte de contamination horizontale. Bon, je suis le seul à m’être accroché et à en faire.


En regardant toutes ces planches étalées, je me dis “cela fait longtemps que je n’avais plus vu ces dessins” et pourtant… ils me semblent familiers!
Oui, moi aussi, il y en a que je redécouvre. Certaines planches, inédites ou non, datent de mes études, et les plus récentes datent de 1986. Elles sont pour la plupart parues dans Spirou et d’autres magazines, entre 84 et 86. J’ai en effet commencé à publier alors que j’étais en dernière année à Saint Luc Bruxelles (Atelier R, sous la houlette de Claude Renard et François Schuiten). J’avais, disons, 23 ans. Certaines de ces histoires ont touché le lecteur, c’était en effet pendant une période de renouveau graphique.

Les originaux sont assez petits…
Je travaillais petit, et rapidement. Certaines planches que j’ai réalisées à l’époque l’ont été sur du papier A4 (“Tu peux dormir tranquille”) et dans ce cas, cela me prenait une heure pour réaliser une planche. En écoutant du punk-rock, casque aux oreilles, évidemment, ce qui donne ce style graphique très nerveux.
Parfois il n’y avait même pas de crayonné en dessous. On est dans une période où la musique était explosive, cela se ressent sur certaines planches. Les planches parues dans Spirou sont au format B4 (27 x 36 cm) et j’en réalisais 2 par jour (crayonné et encrage). J’avoue, j’ai ralenti, un peu, avec le temps et l’envie de creuser les styles graphiques. Aujourd’hui je peux réaliser une planche (A3+) en une journée, malgré plus de recherches et de repentirs.

C’est encore assez rapide, ça. La plupart des planches sont donc parues dans Spirou…
Oui, ou bien elles ont été créées pour Spirou, c’est selon. À vingt ans et quelques, je réalisais un rêve d’enfant: publier dans le magazine préféré de mon grand-père. Bien sûr, certaines histoires sont plus anciennes.
“L”Eau de vérité” est une histoire réalisée dans le cadre des cours, qui est par exemple inédite. Elle est déjà dans le ton de ce que je publierai ensuite. Pour ce qui est de Spirou, je rêvais d’y paraître depuis longtemps. J’avais, dans les années 80, rencontré De Kuyssche pour présenter un projet de mini-récit humoristique dans le genre “Pierrafeu” et qui parlait d’un groupe “roc” préhistorique, nommé les “Bowling Stones”! Ça s’appelait «Vous avez une brouette?». (Il fallait une brouette pour ramener ces tickets en granit!)
Et comment Alain De Kuyssche a-t-il reçu ce projet?
Le projet a été refusé, bien sûr, car mon style graphique était balbutiant, scolaire et même, je dirais, “déjà vu”, mais il contenait sa dose d’humour. La coïncidence veut que, lors de ce passage éclair à la rédaction, Rue de Livourne à Bruxelles, un certain Frédéric Jannin était présent. Un membre des “Bowling balls” – dont sa BD “Germain et nous” faisait parfois l’écho – juste au moment où déboulait le jeune fan que j’étais, quel hasard, non? Jannin m’a regardé avec des yeux interrogatifs, c’est comme ça que je l’ai interprété.
Je vois peu de couleurs sur ces planches étalées devant nous…
Ah c’est une certitude, j’avais pas mal de difficultés avec la couleur, et c’est d’ailleurs un point sur lequel je peux dire clairement que la formation de l’époque, à Saint Luc, était déficiente. Tous nos mélanges de couleurs partaient d’une base de blanc, et on n’aboutissait qu’à des tons cassés, voire indigestes. Je travaillais donc surtout en noir et blanc.
Pour Spirou, je me suis mis, non sans mal, au bleu de coloriage. Je mettais largement plus de temps pour coloriser une page que pour le crayonné et l’encrage! Parfois, le Studio Leonardo faisait les couleurs, pour ne pas retarder la parution. Je ne sais même plus, en regardant les vieux Spirou, quelles sont les histoires pour lesquelles j’ai fait les couleurs, ou pas. Ce qui est sûr c’est que je n’ai rien récupéré. Dupuis a gardé les films, c’est la règle mais aussi les bleus de coloriage. Le film –un transparent au format de parution – , l’auteur l’a généralement en main pour réaliser son “bleu” en repérage, puis il le rend à l’éditeur pour la phase d’impression. Par la suite les films sont soit conservés, soit recyclés par l’éditeur. Ils sont sa propriété).

Bref, pour cette raison, j’ai dû refaire toutes les couleurs des planches. Les couleurs sont donc inédites, mais je les ai refaites dans un état d’esprit proche de l’époque. J’ai écouté la même musique en boucle: Killing Joke, The Clash, The Ramones, du ska J’en écoutais toujours mais moins comme je me suis ouvert à la diversité, avec le temps. Mais je peux dire que ce sont vraiment les couleurs que j’aurais voulu faire à l’époque. Pour moi, elles correspondent bien au style du moment, tout en étant meilleures, je trouve.
Bien entendu, je les ai réalisées en Photoshop, ce qui m’a libéré de mes anciens blocages.
C’est comme une remastérisation!
Oui, les planches ont retrouvé un coup de jeunesse. Même les planches que je ne pouvais plus voir en peinture ont retrouvé leur punch.
Vous êtes arrivé à publier chez Spirou dans des circonstances assez amusantes!
Vous trouvez? Moi quand j’y pense je me trouve culotté. Je rencontrerais le jeune effronté que j’étais, je lui botterais le fondement! Mais, oui, j’avoue, j’y suis allé au culot. J’avais donc une histoire polar assez trash, qui me plaisait et que j’avais réalisée dans le cadre des cours: “ Partie gratuite”. Je suis allé chez Spirou (Rue du Trône à Bruxelles, cette fois), sans rendez-vous, la farde sous le bras. J’ai traversé le hall, dépassé le desk d’accueil avec un gros mensonge: “on m’attend”. Je suis rentré dans la grande salle de rédaction où il n’y avait que Degotte et le secrétaire de rédaction, Arnaud Rentier. Les autres bureaux étaient vides, j’ai dit “je dois voir le rédacteur en chef” et on m’a montré le bureau vitré où se trouvait Philippe Vandooren, là au fond. Je suis rentré en disant “j’ai la BD que vous attendiez!”. C’est fou mais j’en suis sûr, c’est ce que j’ai dit.

Un vrai malotru, mais ça a plu, Philippe Vandooren a regardé mes planches, le genre d’histoire griffonnée comme on en avait vu assez peu dans les pages de ce journal respectable. Quoique, il faut le rappeler, depuis le numéro 2372 de la rentrée 1983, on était passé à la “nouvelle formule”! Mes potes Frank Pé, Berthet, Cossu, Dominique David, Gérard Goffaux, Foerster, Salma, Geerts y publiaient aux côtés de nouveaux venus comme Alain Maury, Darasse, Bercovici, De Froidmont, etc.
Très bonne période.
Mais comment a réagi Philippe Vandooren?
Eh bien il est resté silencieux, puis il a dit “D’accord, je prends l’histoire. Cela va faire des vagues mais je la prends. Il y a juste une case qu’il faut changer, celle où la femme accouche face au lecteur.” Et moi, comme un malotru (j’insiste), j’ai dit “je ne change rien”. Je crois que ce n’était pourtant pas compliqué à accepter, cela n’aurait pas changé le cours de mon histoire, une case, une petite case à changer. Philippe Vandooren m’a regardé et il a rétorqué “dans ce cas je ne peux pas te la prendre, ton histoire”. Et moi: “pas grave, je vous en apporterai une autre”. Et on s’est serré la main, je suis rentré écrire une autre histoire sans accouchement sanguinolent.
Et “Partie gratuite”, c’est bien l’histoire qui a été publiée dans Ice Crim’s?
Oui, le magazine polar Ice Crim’s, qui n’a au final vécu que 5 numéros, venait de débuter, et ils ont pris mon histoire, elle est parue dans le numéro zéro et puis le numéro 1, celui avec la couverture dessinée par Tardi, en mars 1984. Je crois qu’au moment de ma discussion chez Dupuis, j’avais déjà eu l’idée de refiler mon histoire à Ice-Crim’s.

Ice Crim’s, c’était quoi?
Une maison d’édition de la rue du Châtelain. Il se disait même que cette revue se vendait sous le manteau pour blanchir de l’argent. Toujours est-il que ça m’a permis d’être publié aux côtés de Bercovici, Tardi et d’autres mais aussi de m’adonner au polar. Mon prochain album, qui devrait encore paraître cette année, rassemblera ces histoires dans la veine mortelle. Là où le premier se concentre sur celles anormales. Dedans, pas de violence explicite mais plutôt de la suggestion.
Cette histoire ne figure pas dans le présent recueil, on la lira peut-être dans un second volume plus orienté “polar”. Mais donc, vous vous êtes mis à écrire “Marins d’eau douce”?
Oui, et l’idée est venue, très vite. Naturellement, j’ai voulu rendre hommage à mon super grand-père Eloi, qui collectionnait les magazines Spirou et Tintin depuis leurs débuts et m’avait encouragé à y publier un jour. J’avais énormément de complicité avec ce grand homme, et particulièrement depuis un événement tout simple, survenu en 1962.


Cet érudit avait été instituteur puis directeur, et il a donc pris sa pension cette fameuse année, alors que j’avais à peine un an. Personne ne lui a fait le moindre cadeau ni discours pour des raisons de jalousies sans doute, et il a quitté l’établissement seul, à pied. Là, sur le trottoir, l’attendait ma mère, et moi, premier bébé, dans un landau. Bien que ce fusse sa fille sans doute préférée, mon grand-père Eloi est resté pudique et c’est sur moi qu’il a reporté toute son affection.
Depuis, il m’a bien souvent appelé “mon 62”, un drôle de nom de code que m’avait valu le geste de ma mère. Ce numéro 62 reviendra parfois sous forme d’allusion: L’histoire de “Marins d’eau douce” se passe en 62, et il y a un “62” qui se promène dans l’histoire “Les Yeux de Muscade”, cherchez bien. Cette complicité m’a apporté plein de belles anecdotes et il adorait raconter des histoires.


Voilà d’où vient l’histoire écrite vingt ans plus tard, de cet Oncle Jésus, un marin qui prend sa pension, et qu’attend un neveu blondinet comme moi à l’époque, cette fois un garçonnet et pas un bébé, sans quoi l’histoire eut été autre!
Le petit cabanon de l’histoire, quant à lui, existe réellement le long d’un lac en périphérie de Bruxelles, Genval, la région où j’ai habité longuement. Un lac qui ressemblait plutôt à un grand étang, mais qui regorgeait de potentiel. On disait qu’un avion y est tombé et qu’il s’y trouve encore. Bon, j’avoue, dans l’histoire, l’intérieur du bungalow semble vaste, vaste comme l’imaginaire et les bons souvenirs. Le lac est plein d’histoires lui aussi, et autour il y a ce superbe quartier qui s’est gentrifié petit à petit, ce que raconte la dernière page.


Le fameux cabanon de briques fait référence à un bungalow en bois que possédait réellement mon grand-père, et où nous étions partis souvent en vacances, chercher des grenouilles et raconter des histoires. Attends, je résume, parce que vous n’allez plus rien comprendre. Au début, mon grand-père habitait quelque part à Bruxelles, et moi aussi, jusqu’à environ mes 9 ans. À cette époque, il avait un bungalow en bois dans un endroit appelé “Marie-Poulie” (c’est amusant comme nom), dans la périphérie bruxelloise, dans des marais où passait une rivière appelée la Mazerine. Autour, des hautes herbes, des trous d’eau, et au fond un village avec par-devant une route et un magasin “Delhaize”. Il avait planté des fruitiers, la toilette était un cabanon à part.

Par la suite il a bâti sa nouvelle maison sur le terrain, et le marais est devenu un centre commercial. Courante absurdité: ils ont voûté la rivière au même moment où ils ont baptisé le centre commercial “La Mazerine”, du nom de la rivière qu’ils avaient gommée du paysage. Bref, ce lieu m’a inspiré plein d’histoires et je suis venu moi aussi habiter le même quartier, hors de Bruxelles. J’ai donc fait plein de repérages (photos, croquis) pour cette histoire. J’ai encré les planches au Rotring, mon outil de l’époque, qui donne ce trait acéré.


L’histoire a plu à Philippe Vandooren et elle a été publiée en mai 1984, dans le Spirou 2405. La rédaction annonçait d’ailleurs dans le journal “une manière différente de raconter des histoires en images. (…) Le rêve s’y mêle parfois à la réalité, et peut-être est-ce parce que Benoi habite lui-même près d’un grand lac que les eaux de celui-ci peuplent ses rêves de pirates?”. Ce que je sais aussi, c’est que quand Philippe Vandooren a montré mes planches à Monsieur Dupuis, celui-ci a réagit: “c’est bien, mais quand est-ce qu’il fait le propre?”. Cela en dit long sur le choc, bien sûr, mais aussi sur Philippe Vandooren, qui n’a pas pu s’empêcher de me faire part de cette discussion.

Après cet épisode, vous vous êtes remis au “polar”?
Oui, tout d’abord j’ai fait une suite pour “Ice Crim’s”, et ensuite une histoire “Polar” très étrange de 11
planches, pour Spirou, qui est sortie dans le numéro 2420 du 30 août 1984. Mais comme c’est du “polar”, on pourrait en reparler plus tard, dans un autre recueil?
Toujours est-il que je recevais des encouragements, comme du regretté René Follet, si généreux dans ses messages. Il a fallu donc attendre décembre 1984 pour que paraisse l’histoire suivante (dans le Spirou 2434), mais c’était une histoire de 20 planches! En réalité, j’ai créé “Mao” dans un désir avoué de publier un album. J’ai donc, avec une certaine impatience, créé un couple de héros (Maxime et Alicia) qui étaient dans mon esprit censés vivre en album, voire en série! Mais Dupuis ne l’entendait pas de cette oreille. J’avais préparé, sans concertation, deux premiers épisodes, de 12 et 8 pages…

… Et tout a été publié en une fois!
Oui, exact, ce qui est rare dans Spirou. Malgré le fait que mon histoire faisait le tiers du magazine, surprise, je ne me suis étrangement pas retrouvé en couverture, mais ce fut une couverture “bricolée” en vitesse, en bichromie, au départ d’un des personnages des “Pensionnaires”, une BD qui n’apparaissait même pas dans le magazine. Quelqu’un a dû juger que mes illustrations de “Mao” ne feraient pas, agrandies, une belle couverture? Ou bien voulait-on bien me faire sentir qu’il n’était pas encore temps pour un album? Mh?


Dans “Mao”, on retrouve la nature, mêlée au surnaturel…
Deux ingrédients dont je ne pouvais décidément me passer. Avec ici, en plus, une histoire d’amour qui ne se dit pas, en filigrane. La nature m’était inspirée par mes fréquentes journées d’observation des mammifères, dans les Fagnes, le plus haut plateau du Plat Pays. J’y allais pour le brâme, mais aussi pendant le reste de l’année, observer les hardes de biches et cerfs, attendre le chat sauvage. Dans cet univers un peu nu, j’ai placé un casting improbable: un zeste de western, un poil de rétro, des personnages de théâtre. Graphiquement, ça me parlait. Sans doute qu’à l’influence de Frank Pé et Cossu, se mariait maintenant celle de Comès.

En parlant de mariage, quelque chose me fait sourire, quand je relis l’histoire. En page 5, Alicia promène sa curiosité dans la grande maison endormie, silencieuse. Elle a d’abord cette phrase naïve:”Je dors en bas, sur un canapé, sous prétexte de manque de place! Comme si dans cette maison, il n’y avait pas deux lits!”
Et en page 6, après être tombée sur Mao dans son lit d’enfant, elle descend dans la cuisine en interpellant Maxime: “Tu ne m’avais pas dit que tu étais marié!” Qui parle de mariage! Ah, je ne peux pas cacher mon éducation classique! J’avais aussi voulu montrer, dans ce récit, mon attachement au pacifisme, car le service militaire me pendait au nez: le héros est non seulement timide mais il ne porte pas d’arme. Évidemment, suprême artifice, sans vouloir spoiler le récit, Maxime dispose d’une arme redoutable, avec le petit Mao. Et peut-être peut-on considérer comme arme chimique son café “à réveiller les morts”?

J’ai oublié de dire que c’est le Studio Leonardo qui avait réalisé les couleurs sur base de mes indications, mais ils ont forcé sur les dégradés, et les teintes étaient plus «acides». Je suis content d’avoir remis de la matière et de la chaleur, avec cette nouvelle colorisation.
Et je vois que vous avez mis la main sur des tas d’anciens découpages?
Oui, j’ai testé des tas de variantes de cette histoire, je découpais des morceaux de feuilles, j’intercalais des séquences, chose que j’ai fait de plus en plus par la suite. J’ai fait des tas d’essais de couverture d’albums, je fantasmais vraiment sur l’idée d’une série, comme vous pouvez le voir. Et il y a aussi cette histoire, “Apaches”, toujours dans la veine du western.

Cette fois, une sorte de punk avec sa crête d’iroquois, mandaté par des promoteurs sans scrupule, va oser pénétrer dans une partie très mystérieuse de la Fagne, où vivent d’étranges petits êtres, blottis sous les sphaîgnes. Maxime connaît le secret de cet endroit, et de nouveau Alicia doit insister pour percer le secret. Une autre idée très graphique, qui me branchait bien: l’idée d’une clôture électrifiée au milieu d’une lande marécageuse, l’idée des flèches pour baliser le chemin. J’ai au moins 5 versions de cette histoire, et aussi d’autres récits comme “J’arriverai à le dire” (un titre provisoire, c’est le moins qu’on puisse dire) et “Partie de chasse”.

Toujours avec Maxime et Alicia. Mais Dupuis ne voulait pas entendre parler d’une série, ils voulaient du neuf, j’ai donc abandonné ces projets. À regret, mais quand je les relis, je constate que Maxime et Alicia n’auraient pas pu vivre des tas d’aventures sans être gratifiés d’un peu plus d’épaisseur.
Ensuite, vous avez donc publié “Le messager”, ce récit de 6 pages… mais bien plus tard!
Oui, dans le Spirou numéro 2491 du 7 janvier 1986! Il s’est passé en effet quelque chose d’important entre “Mao” et “Le messager”: mon service militaire. Je ne m’étendrai pas sur le sujet, je te préviens, mais en diagonale, disons qu’il était hors de question pour moi de tenir une arme en mains. Je voulais en toute logique m’orienter vers le service civil, mais à l’époque la durée était pratiquement le double du service militaire, une sorte de ségrégation «légale» pour des raisons d’opinion (quand on y pense).


Philippe Vandooren m’avait prévenu: “Ah non, tu ne vas pas toi aussi faire ton service civil, j’ai au moins 5 dessinateurs qui ont fait ce choix et je peux faire une croix sur eux pendant deux ans!” C’est donc cette discussion qui m’a poussé à faire mon service militaire, mais sans arme, ce qui était excessivement rare. J’étais le premier dans mon patelin, et même le seul. Mais les objecteurs de conscience (aux armes) comme moi étaient relégués dans une catégorie de parias dont l’Etat belge repoussait l’embrigadement sans prévenir. J’ai donc été dans l’attente d’une affectation pendant presque un mois, sans pouvoir m’engager professionnellement, obligé de m’inscrire au chômage, mais sans revenu, l’horreur.
C’était une brimade de Damoclès fort répandue, il a fallu un piston pour sortir mon dossier de la poussière, et j’ai eu mon affectation. Avant cela j’avais eu le temps de réaliser mes 6 planches. Elles sont parues pendant mon service (petite gloire passagère dans le peloton) et j’ai été payé pendant mon “stage de chômage” après ma démobilisation: un casse-tête fiscal!


Bon, revenons-en à la BD elle-même. À la base, j’avais testé plusieurs titres, et j’aimais “le Préveneur”, un néologisme que j’aurais mis dans la bouche du jeune enfant. Ce titre a été refusé, comme bien d’autres. On m’a demandé de montrer mon crayonné pour validation avant l’encrage. Le ton avait changé chez Dupuis, je me sentais bien moins sûr de moi qu’au début! J’ai testé 6 ou 7 fins différentes, j’ai même sondé des amis, j’en ai crayonné deux, et c’est Philippe Vandooren qui a choisi. Pour lui, “si on promet quelque chose au lecteur, il faut tenir sa promesse”. Mon personnage ne pouvait se contredire, par exemple. J’aimais bien aussi, pourtant, cette fin où le garçonnet place la statuette sur la voie de chemin de fer.

L’inspiration, c’est toujours ton lieu d’enfance?
Oui, enfin, plutôt la vallée de la Lasne, toute proche, et une jolie bâtisse, la “Ferme Stouffs”, que j’ai photographiée et dessinée sous toutes les coutures. Elle est très belle. C’est une ferme brabançonne en forme de quadrilatère, mais j’en ai fait un pentagone (dans la dernière image), m’apercevant que dans les planches j’avais glissé un bâtiment de trop. Mais ça ne choque pas trop.


La ferme existe toujours, il y a une aile qui vient de s’effondrer hélas. Le petit garçon, cela pourrait être moi. Il est vraiment habillé comme dans les années 80, avec son pull sous la chemise. J’étais assez content, pour une fois, de mes couleurs. Dans la nouvelle version, je suis resté assez proche, mais en forçant un peu les tons et en introduisant des jeux d’ombres qui amplifient la dramaturgie (pour utiliser un gros mot). Sinon, ce sont quasi les mêmes tons.
Tiens, je me souviens… Quelqu’un m’avait offert une reproduction de la ferme en céramique, c’était génial parce qu’elle avait la forme de pentagone de la BD, mais plus moyen de mettre la main dessus. C’est une histoire pour laquelle j’ai eu pas mal de bons échos. Quand elle est sortie, Philippe Vandooren ne pouvait pas masquer son impatience. Dans le sommaire du numéro en question, il écrit: “Le messager est un court récit fantastique de Benoi, dont on regrette les apparitions trop rares dans notre beau journal”.


Le style est devenu plus réaliste, déjà…
C’est sans doute dû à la documentation… mais c’est une évolution lente. Il ne faut pas oublier que Philippe Vandooren me mettait des originaux de Dodier et Follet sous le nez, j’en avais conclu que mon dessin devait franchir certains stades pour maturer. Je commençais à tester les différences d’épaisseurs de traits. Sinon, au niveau de mon inspiration, ici, ce sont plutôt les contes courts de Fredric Brown qui m’avaient donné cette envie de traiter du postulat: vrai ou faux. Cela m’a inspiré quelques autres histoires d’ailleurs.
Ce jeune enfant (Rudi) dans sa ferme, ou le jeune Simon de “Marins d’eau douce”c’était pour toi le profil-type de tes lecteurs? C’est à cette tranche d’âge que vous vous adressez en premier?
Non, pas du tout. Aux temps de la “nouvelle formule” de Spirou, les lecteurs étaient répartis sur plusieurs tranches d‘âge, me semble-t-il. Si j’ai choisi un gamin comme héros, c’est parce que l’histoire le nécessitait. D’ailleurs, par la suite, dans l’histoire suivante, j’ai opté, on le verra, pour un vieillard. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui pensent que si le héros est un enfant, d’office la tranche d’âge dédiée (le public-cible) sera d’âge correspondant.

Si on applique ce principe jusqu’à l’absurde, seuls les rongeurs pourraient devenir le public-cible de “Chlorophylle”! Je pense que je m’adresse à l’enfant qui est en nous, quel que soit notre âge. Ma façon de voir le Fantastique, c’est par le biais du regard de l’enfant, ou de l’imaginaire. Comme Jean Ray, Roald Dahl, Terry Gilliam, Jean Jeunet, Jaco Van Dormael, et tant d’autres. Il y a aussi Fredric Brown. En tout cas, je suis tout le temps en train d’imaginer des choses. Quand j’étais gamin, je marchais selon la ligne rouge du tapis. Ça me sauvait des piranhas qui m’auraient mangé si j’avais fait un pas de côté.
Il était une fois, en fait, ça commence comme ça. Mes histoires, je les construis sur des hypothèses et je fais comme si elles se concrétisaient réellement. Avec un peu de fantastiques mais pas de débauche pyrotechnique. Que se cache-t-il derrière la porte ? C’est aussi pour ça que j’aime la focalisation interne, j’aime faire vivre les choses par les tripes.

Maintenant, transportons-nous quelques mois plus tard avec la parution des “Yeux de Muscade”…
En effet, nous sommes le premier avril 1986, et dans le Spirou 2503 paraît cette histoire de 9 planches, qui se situe dans le Sud-ouest de la France, “récit étrange dans lequel le fantastique épouse étroitement la réalité” comme l’annonce l’éditorial. C’est un texte “over” (ou “off” comme on dit en France) qui rythme le récit. Un dialogue à sens unique, entre un vieil homme estropié et une fouine des plus agiles. Le décor, c’est celui de la maison familiale dans laquelle je passe alors tous les étés, depuis 2001.


Une splendide bâtisse de Dordogne surplombant les vignes et les bois, d’où on peut admirer le paysage et les moindres gestes de la faune, du blaireau à la fouine, en passant par le renard, le torcol et j’en passe. Dans cette maison, plus que nulle part ailleurs autour d’elle, il y avait cette impression de partage avec les animaux : chouette-effraie, chauves-souris… C’est donc la nature elle-même qui domine le récit. L’observation en nature était vraiment, je l’ai dit, une autre de mes passions. Je nourrissais par exemple une complicité sur le sujet avec Frank (Pé), à la différence que Frank se ressource dans les zoos et musées, et moi je le faisais dans les promenades et affûts.

“Faisais”? Ce n’est plus le cas?
Moins, mais c’est toujours présent. Je viens par exemple d’aller observer et dessiner sur le vif des ours en pleine forêt, en Slovénie, comme le faisait le grand Robert Hainart avant moi. Un rêve d’enfant, encore, d’ailleurs, je ne remercierai jamais assez ceux qui m’ont permis de le vivre. Mais à l’époque c’était le cas plusieurs fois par semaine, et j’avais donc en projet d’emmener Frank et René Hausman (qui, lui non plus, ne traînait jamais dans les bois) pour une vraie balade nature de rêve. Ce projet ne s’est pas concrétisé parce que je n’ai pas osé les déranger.
Mais j’y repense souvent, et maintenant René se balade peut-être aujourd’hui dans de plus grands espaces. Et pour compléter l’info, je dirais que j’ai par la suite collaboré avec Frank, dans le cadre d’un tirage de luxe (en coffret) des Papiers de Broussaille par les Editions du Cycliste, en rédigeant un faux carnet d’observation de Broussaille (bonus offert à l’achat du coffret). Les observations de Broussaille, c’étaient en effet les miennes, avec mes vrais souvenirs de terrain. Comme, par exemple, l’anecdote où j’ai été l’objet de tirs de chasseurs, les fois où j’ai marché dans un piège à mâchoire avec ma botte en caoutchouc, comment j’ai failli m’entailler le genou dans un second piège grand ouvert en m’accroupissant pour me libérer du premier.

Le rapport avec “Les Yeux de Muscade”?
Justement! Ces anecdotes, et aussi les nombreuses fois où j’ai désamorcé des pièges à belettes (ou simplement placé des gouttes de parfum pour les éloigner), tout cela a influencé le récit des “Yeux de Muscade”. Mon tempérament un brin militant transparaît dans le récit, et un net parti pris anti-chasse, justifié par mes nombreuses mauvaises rencontres avec des chasseurs.
En outre, notre voisin de l’époque, en Dordogne, était chasseur et piégeur (son nom a été changé), et il ne se privait pas pour tirer les fouines dans notre jardin. Ça me faisait bouillir. Son univers c’était chevrotine, piège et gros rouge, comme dans la BD, je n’ai pas exagéré. Peut-être est-ce pour cela que j’ai réalisé quelques fins plus violentes, avant de m’auto-censurer pour arriver à une fin retentissante, certes, mais moins sanguinolente.


Mon inspiration, c’était donc le décor de vieilles pierres et la nature, le personnage du voisin, tout ça s’est retrouvé presque tel quel dans le récit. Même la vieille Citroën sur le bord du ravin. J’y ai ajouté ma passion pour les mustélidés (je venais de réaliser des illustrations de commande sur ce thème), et mon envie de traiter le récit en vue subjective, du point de vue de la fouine.
Là, clairement, mes courts passages au Studio Peyo ont joué (c’était pour des réalisations en dessin de merchandising et produits dérivés, j’adaptais des décors, des dessins pour des livres-disques notamment). J’avais la sensation qu’on devrait essayer de se mettre à plat ventre pour dessiner à hauteur des Schtroumpfs. « Pourquoi vous ne vous mettez pas à ras du sol ? » Ça me faisait fantasmer mais ce n’était pas la philosophie de Peyo. Eux, tout était cadré, par dessin, il fallait un nombre impair de maisons, la forêt n’était constituée que de deux types de feuillage. Il y avait un mode d’emploi. Il fallait deux ans d’écolage pour pouvoir dessiner un Schtroumpf.

Bref, je me suis vraiment mis à plat ventre pour voir ce que voyait la fouine. J’ai erré sous les charpentes, dans les toiles d’araignée, j’ai grimpé plus d’une fois sur les tuiles romaines.
J’avais déjà fait ça dans les Fagnes. Je m’y suis tellement baladé. J’avais l’habitude de partie à 2-3 h du matin, de voir les cerfs, de me cacher dès que je voyais des humains, des chasseurs. Le réel, il faut le connaître pour y précipiter l’étrange. Et, à l’inverse, quand j’avais envie qu’une nana croise ma route, je la mettais dans mes histoires, en espérant qu’elle arrive dans la réalité. (rires)

Pour revenir à la fouine, mon jeune frangin collectionnait les pièges (“prélevés” dans les bois dans le digne but de protéger les victimes potentielles), ainsi que quelques animaux formolés. Je me souviens d’un putois que j’ai redessiné, en l’adaptant un peu pour un dessin de la planche 6. J’avais donc de la documentation à profusion. L’idée, c’était d’utiliser la vue subjective pour avoir des angles improbables, et un jeu de miroir (dans le pare-brise de la Citroën). J’étais aussi motivé par les nombreuses séances de nuit qui rythment le déroulement de l’action. C’est là que je me suis le plus lâché dans la couleur. Mais pour cette histoire également, je pense que les nouvelles colorisations rendent mieux les lumières et en tout cas, les cieux. On a de meilleurs contrastes entre jour et nuit. Dans la version initiale, j’avais distingué, par des nuances de couleurs, ce qui était la vue de l’animal (plus dans les nuances de gris) et les autres plans en nuit américaine. Mais cela ne donnait pas si bien au final, et j’ai aboli cette distinction.

Il y a un truc étrange, page 3: dans la case 8, vous avez dessiné l’ombre du cartouche de texte!
Ah, oui, un petit gag pour moi tout seul. J’aime bien aussi le coup de fusil qui déchiquette le bord de case.
Et ce fut donc ta dernière histoire pour Spirou?
Pas tout à fait! Car je me suis directement remis à l’ouvrage pour une nouvelle histoire: “Le diable loge au presbytère”, avec la ferme intention de publier dans les mois qui suivaient. C’est une histoire de 7 planches qui se déroule à nouveau dans la périphérie bruxelloise. C’est un petit patelin charmant (Lasne-Chapelle Saint Lambert), où j’avais réalisé des repérages, et finalement flashé sur la disposition de la cure, du cimetière entourant l’église. Vraiment la disposition rêvée pour l’histoire.


En outre, ma famille connaissait plus ou moins le curé, j’ai donc eu accès à la superbe cure et son jardin. Par contre je n’ai pas mis les pieds dans l’église. J’ai photographié le cimetière sous toutes les coutures, c’était un magnifique décor. Edgar-Pierre Jacobs avait vécu juste à côté, raison pour laquelle il apparaît en dernière page.

Bref, j’ai dessiné cette histoire avec enthousiasme, sans plus montrer mes crayonnés à Philippe Vandooren, cette fois, parce que je sentais bien l’histoire et que je voulais un peu renverser le rapport d’influence, m’imposer un peu plus comme auteur.
Le personnage de l’étranger, sorte de Jean Valjean, ressemble légèrement au “Moyrand” des “Yeux de Muscade” sans la barbe, et le curé a par moments des petits côtés “Fernandel”, sans pour autant faire référence à Don Camilo. C’est que l’histoire est plus crispante, le côté psychologique est le filtre qui oblitère la réalité. Le casting était important car en réalité il n’y a que deux personnages, pour un texte “over” (ou un seul narrateur, donc). C’est cela qui a apparemment bloqué Philippe Vandooren.


Ou bien le fait que vous n’ayez pas présenté les crayonnés?
Possible. En tout cas, il m’a dit ne pas aimer qu’on “mente” au lecteur. Il semblait totalement opposé à jouer sur l’identité du narrateur, il prenait cela pour une trahison. Tous les gens à qui je l’ai fait lire ne m’ont pas paru gênés par cet aspect. Je pense que d’autres ont dû pratiquer ce type de hareng rouge («hareng rouge»: terme de scénario qui qualifie une fausse piste, un jeu de chausse-trappe dans le scénario, qui piège le lecteur ou le spectateur.) par ailleurs, ou depuis. J’avais même mis au point cinq fins différentes. Bref, refus clair et net de Dupuis.

Mais il n’empêche que cette histoire me tient à cœur, elle est dans le ton des précédentes, avec un côté huis clos et plus de gros plans, bref je continuais à me renouveler, me semble-t-il. Le thème du délit de sale gueule me plait bien aussi, j’ai exploré quelques manières de présenter les personnages de manière subjective, et tronquée: le physique, les axes, le contexte poussent le lecteur à choisir son camp. Par contre, si on observe bien, on constatera que le prêtre occupe souvent une position dominante dans la case, il domine de quelques millimètres, le plus souvent. Le climax commence assez tôt (en page 5), c’est mon seul regret. On essaie généralement de le mettre plus à la fin. Mais les explications devant les villageois nécessitaient un minimum de place. Et la pirouette scénaristique pour contrer cela, c’est ce final: le retournement de situation des dernières cases.
Cette histoire était restée à l’état de noir et blanc. J’ai déjà balancé pas mal de contrastes lors de l’encrage, ce pourquoi j’ai opté pour une colorisation simple. Parce qu’ici, c’est donc une histoire inédite, et donc les couleurs sont une sorte de re-création, 32 ans plus tard! C’est une BD créée environ en juin 1986, quand même.

D’où vient ce goût de la réalité dont on s’inspire ?
J’aime la réalité dans laquelle je précipite l’imaginaire. Le Lac de Genval, une ferme près de chez moi, Lasnes-Chapelle. Dans Le diable habite au presbytère, j’ai ainsi dessiné la maison d’E.P. Jacobs. Et quelques cases plus loin, j’en ai fait un figurant. Comme un autre personnage qui évoquait Claude Renard.
À l’époque, je ne faisais pas tant de croquis que ça. Je faisais des photos. Bon, lorsque j’ai voulu dessiner la gare de Genval, j’ai demandé une autorisation à la SNCB de faire des photos… qui me l’a refusée. À cause d’un stupide règlement. J’ai fait des croquis à la place. J’aurais bien fait de m’abstenir de demander.

Et quand vous avez votre casquette d’urban sketcher, n’avez-vous pas parfois envie de dériver vers l’anormal ?
Je fais la distinction. C’est ce que j’essaie d’enseigner à mes élèves en matière de croquis : faire attention à ne pas déjà faire de l’illustration.
En matière de portrait, si la personne que j’ai en face de moi, bouge, j’essaie toujours de continuer sur ma lancée. Il y a une sorte de persistance rétinienne. Si la personne se retrouve de profil alors que je la dessine de face, mon oeil reconstitue.
Quand je fais des croquis sur le terrain, j’essaie de faire le moins possible de la BD. Pour cela, j’essaie d’être le plus rapide possible, pour freiner toute possible intrusion de l’interprétation. Je m’aide aussi par mes outils : un crayon mal taillé, un bic. Après, parfois, je mélange et me retrouve en dédicaces avec un crayon mal taillé ! Mais j’aime préserver la distance entre ces deux facettes du dessin, en tout cas. Même si le croquis alimente mes histoires.


Et ensuite? Fini, l’aventure Spirou?
Pas vraiment, car Philippe Vandooren insistait vraiment pour que j’apparaisse plus souvent dans les pages du magazine. J’ai donc réfléchi au problème, et je me suis dit que la recherche de scénario me prenait peut-être trop de temps. J’ai cherché un scénariste, je suis tombé sur Pierre Le Gall. Bien que différents, on s’est bien entendus, mais la constitution de ce tandem a pris du temps, l’élaboration de scénarios également. Il a fallu que je me fasse à Pierre et lui à moi (ce n’a pas été un problème), mais il a aussi fallu que Dupuis se fasse à Pierre. C’est une autre histoire, et de toute façon le monde de l’édition changeait de plus en plus vite, et le tourbillon de la vie nous a éloignés de Dupuis et de Marcinelle.
Nous avons donc créé Nestor Coperin. Le ton avait changé, Pierre aimait bien les histoires anti-cathos et nous avons été virés de Spirou. Mais les planches sont parues dans… Kuifje. Pas dans le Tintin français, par contre. Ça ne faisait pas nos affaires. Plus tard, l’album est sorti chez un éditeur mais n’a finalement pas été diffusé. Personne n’a vu ce petit tirage, j’en ai récupéré et donné une partie des stocks à Arc-en-Ciel.

Vous nous proposerez dans un comics qui sera offert aux lecteurs qui se réabonneront prochainement à L’Aventure “L’Eau de vérité”. C’est un style très différent mais ce sont encore les mêmes ingrédients…
Cette histoire de 10 planches est certainement la plus ancienne de toutes. Elle date de ma seconde année à Saint Luc, c’est un travail de fin d’année qui marque ma prise de liberté par rapport au style graphique dominant à l’époque à l’Atelier “R”. Vous savez, ce style “Humanoïdes associés”, un peu ligne claire, assez froid que l’on retrouvait chez beaucoup d’auteurs dans le Neuvième Rêve? Ce style froid, léché, que nous appliquions sans qu’on ne nous l’impose, mais par mimétisme, et avec plus ou moins de bonheur…
Ce style que nous étions nombreux à singer sans trop d’intérêt pendant une partie de nos études, Moëbius lui-même l’avait raillé, lorsqu’il avait jeté un œil sur nos planches. Il avait survolé notre exposition (c’était à Angoulême) et avait descendu en flèche, avec justesse, nos pâles imitations, nos planches au style constipé. Bref, j’ai tourné le dos à cette voie et, avec “L’Eau de vérité”, j’ai plongé vers une manière plus tranchée, entre Cossu, Bézian et Comès (mais plus timidement, avouons-le). Ici aussi c’est le noir et blanc qui tient la planche, et il n’y a que peu d’essais couleurs datant de cette époque. Certains aux tons cassés (la seule manière que j’avais apprise, au départ d’une base de blanc) et certains aux tons (trop) intenses.

Deux choix extrêmes! La nouvelle mise en couleurs simple, que je propose, permet de rénover cette œuvre de jeunesse, en détachant un peu les plans les uns des autres. Bien entendu, on sent que le style se cherche (on approche même parfois de Derib), le lettrage à la plume n’est pas des plus réguliers. La thématique, je la retraiterai par la suite, est celle de la “démission”, ou du refus de grandir. On peut y voir un lien avec mon refus de la norme à cette époque. Cela pourrait être vu comme le refus d’être un “homme”, de porter cette ramure qui ressemble à un joug.
L’Eau de vérité n’a pas pu être intégrée dans mon premier recueil, on en fera un tiré à part, au format comics.

Outre les Schtroumpfs, avez-vous connu d’autres expériences dans le genre ?
Quand j’ai quitté Tintin, j’ai travaillé pour la Warner Bros et Disney. J’adaptais des dessins pour des ballons de foot ou des chaussettes. Il faut bien vivre. Avoir la bande dessinée comme seule activité, ce n’était pas possible. Puis, je suis devenu prof.
Comment êtes-vous arrivé aux Éditions du Tiroir et dans L’Aventure.
Je connais André Taymans depuis Saint-Luc, c’est un bosseur incroyable. Il est venu me chercher. J’avais entendu parler de L’Aventure. Nous avions déjà imaginé une publication chez Paquet, dans sa collection Place du Sablon. André conjugue l’expérience et l’exigence. C’est une petite structure où la confiance est de mise. Comme on y retrouve des éditeurs-auteurs, il n’y a pas de traficottage. Nous avons tous vécu des déconvenues avec des éditeurs pas fiables. Nous agissons avec prudence. En plus, les histoires publiées sont déjà réalisées, dans mon cas, c’est confortable.

C’était une gageure mais la revue est suivie. Il arrive que ceux qui ricanaient au début s’abonnent. Je suis client de BD indépendante, d’art et d’essai. Il y a peu de petits éditeurs qui se lancent dans la BD classique, comme Anspach.
Puis, je fais des histoires basées sur des croquis de mes voyages dans la revue l’Aventure. Ça m’a permis de faire du croquis narratif.

Ce sont des voyages récents que vous mettez en scène ?
Ça dépend, j’alterne entre les voyages plus récents et plus anciens. Je panache. Je mets parfois en fiction ce que je sais.
Puis, j’essaie de coller aux thématiques de L’Aventure. Le prochain numéro fêtera les cinquante ans de Natacha. Du coup, je me suis souvenu d’un voyage qui avait été parcouru de problèmes d’avion. Pour le numéro introduisant la série Eden d’André Taymans, qui se déroule dans les années 60, à bord d’un combi VW, je me suis moi-même inspiré des trips que j’ai pu faire en combi. Pour Noël, j’ai présenté une aventure en Finlande. Outre ce que j’y ai vu, il s’agit aussi d’expliquer comment dessiner quand l’aquarelle gèle. Le croquis, c’est l’occasion d’expliquer plein d’anecdotes. J’essaie de faire des liens entre les saisons et les histoires croquées que je raconte. Je dois avoir 60 carnets de voyage dans mes tiroirs, j’ai donc l’embarras du choix. D’autant plus, vu le peu de croquis dont je me sers.

Pourtant les pages de l’Aventure sont bien remplies.
Oui, je bourre (il rit) mais ça ne suffit pas.
Vous avez aussi fait des croquis en quelque sorte militants. Quand vous étiez activiste pour Greenpeace.
Oui, je me pendais à des grues, me baladais en zodiac. Tout a commencé lorsque je me suis battu pour protéger un bois près de Rixensart. J’avais organisé une petite exposition pour attirer l’attention. Greenpeace m’a repéré, avec d’autres. Si bien, que sur les six membres de l’Action Greenpeace, nous étions quatre Rixensartois. Nous menions deux actions par semaine. Nous montions sur des plateformes, nous bloquions des convois de déchets radioactifs, nous arrêtions des trains chargés de bois tropical. Un jour, j’ai même dormi dans la centrale nucléaire de Sellafield en Angleterre. Nous nous y étions mis à cent pour envahir les lieux et le groupe belge avait pour mission de ne pas se faire voir et de rester le plus longtemps possible dans l’enceinte de la centrale. Ce que nous avons réussi à faire. Ils ont pourtant fouillé l’usine, avec des chiens qui sont passés tout près de nous.
La nuit fut rythmée par des coups de téléphone donné par Greenpeace aux opérateurs: « Il y a encore des personnes à l’intérieur, vous ne pouvez pas reprendre l’activité. » En vrai, nous étions équipés de compteur geiger et nous avons bien vu que la radiation dépassait le seuil autorisé.
Au matin, nous avons été arrêtés par les flics. Ce qui a donné des moments surréalistes. Au moment où l’un me passait les menottes, j’ai esquissé quelques pas de tango avec lui. Une nouvelle fois, les histoires sont dans tout, encore plus quand nous sommes ailleurs que là où on a ses habitudes.
Je suis aussi monté au sommet de la centrale de Tihange. Nous étions dix à monter sur la plateforme, il faisait un temps atroce avec de la drache et des bourrasques. Certains ont abandonné l’ascension. Nous étions deux, finalement, à rallier le sommet. Dans la fumée, au-dessus du trou. Je me croyais sur la Lune. Avec des kilos de corde sur les épaules.
Au final, comment crée-t-on un récit ?
Quand je donne mes cours de scénario, j’aime à raconter une histoire de trois manières différentes. Ce n’est pas tant les éléments qui la composent qui importent que la manière d’accrocher les wagons. C’est une gymnastique. Une tache sur un mur peut se muer en un pays, un animal.

Vous devez voir beaucoup de choses dans les nuages.
Oh que oui, j’aurais ma place chez Amélie Poulain.
Il y a aussi le magazine King Kong pour lequel vous collaborez.
C’est un semestriel dont Flora Six est rédactrice-en-chef. J’y tiens une bande dessinée de vulgarisation scientifique. Le sujet prime et Flora me donne le scénario. C’est une cadence de combat, en dix jours, ça doit être réglé. C’est un chouette canal que la BD qui part en reportage, se fait didactique. Je suis un peu influencé, je dois l’avouer, par la petite BDTK des savoirs, la Revue Dessinée, Médor… Ça a bougé depuis l’Oncle Paul.

La BD, je crois, permet d’aller plus loin que les tics qui animent les vidéos, les face-caméra, les phrases surimprimées. La BD évite les contraintes, elle apporte une plus grande liberté. Elle nécessite moins de s’inscrire dans une temporalité. J’adore ce qu’ont fait Joe Sacco, Fabrice Néaud. J’adore aussi la fiction. Je pars parfois d’avis nécrologiques pour inviter des vies à rebours. En fait, j’aime assez explorer les facettes intermédiaires, la réinvention de tous les stades entre la réalité et la fiction.
Et Angoulême, alors, où vous étiez il y a quelques jours ?
Cela faisait dix ans que je ne m’y étais plus rendu. Bon, je suis beaucoup resté assis derrière ma table pour dédicacer mais ce fut une belle édition. J’en ai profité pour revoir des potes, y compris… Namurois comme Pacotine et Hamo. Nous étions entre deux stands labo, c’était assez comique de voir les gens passer de l’un à l’autre sans venir nous voir… ou se rendre à nos stands sans regarder les deux autres.
Il y a eu un coup d’émotion, le premier jour. Le festival venait d’ouvrir, je suis arrivé en retard sur le stand et un Français avec un trolley discutait déjà avec André. Son trolley était déjà chargé de BD ! Il avait mon album entre les mains, le feuilletant et, à un moment, il a demandé : « Benoi, ce n’était pas celui qui avait fait Le Gardien dans Spirou? » Il a pioché dans son trolley pour en extirper l’album Spirou relié et en l’ouvrant, il est tombé directement sur Mao. Un choc ! Que faisait cet album dans son trolley. J’ai pris mon album et en l’ouvrant, je suis tombé sur le même passage que lui. Les couleurs avaient changé forcément. Ce fut mon premier livre vendu du festival.
Plus tard, je n’étais plus sur le stand quand un jeune gamin, 15 ans tout au plus, est arrivé et a reconnu mon dessin. « Je connais ça ». L’équipe du tiroir était interloquée: « Ça ne se peut pas, tu n’étais pas né ». Mais si, il avait lu le récit dans des vieux Spirou que son papa ou un membre de sa famille lui avait passé. Dingue.
Sinon, être à Angoulême, c’était un pari, ça nous donnait l’occasion de fêter notre anniversaire, notre première année d’existence. De dire à ceux qui nous attendaient au tournant: nous sommes toujours là, sans subsides. Nous n’en avions pas demandé. La Fédération Wallonie-Bruxelles encourage les productions plus alternatives, et à raison. Mais elle nous a permis d’être sur son stand à Angoulême. C’est chouette, on crée une brèche. Je suis content du fait que notre travail n’a pas d’étiquette.
Et vous serez bientôt rejoint par d’autres ?
Oui, beaucoup. Foerster, Walthéry, Denis Bodart, Wasterlain…
Un projet, parmi d’autres, à suivre sera le Loustic que préparent Alain de Kuyssche, ancien rédac’chef de Spirou, et André Taymans. Au lancement du magazine, il fallait ainsi lui trouver un nom. Spirou ne s’imposait pas d’emblée. Loustic, qui rimait avec Moustique, semblait avoir les faveurs. Que se serait-il passé si ça avait été le cas. Notre duo l’invente. C’est un projet original. Il est aussi question de faire un numéro de l’Aventure en le déguisant en Loustic.
Les Éditions du tiroir, c’est une belle aventure. Bon, nous avons bossé sans arrêt. Le public est bienveillant, nous devons être généreux avec lui sans chercher à correspondre à un public. Bien sûr, il faut que les histoires transportent mais ça ne définit en rien un aspect stylistique. À Angoulême, j’ai un peu plus côtoyé Nico Van De Walle, lui aussi a plein d’idées.
Autre facette de votre art, des sculptures de recyclage.
Ça s’appelait les usines du bonheur, un projet auquel je me suis tenu pendant quatre-cinq ans. J’étais occupé à illustrer un livre sur la décroissance et j’ai voulu prolonger cela en réfléchissant sur ce monde qui nous fait croire des histoires abracadabrantes: plus on court, plus on est heureux, pareil pour l’argent qu’il faut amasser et dépenser. J’ai commencé à constituer des petites sculptures en réemployant des outils, du bois que je recueillais lors d’urbex. Des objets qui avaient une âme, narratifs. J’en faisais parfois des cases de BD en 3D. J’utilisais aussi une technique de Détrompe-l-oeil, je peignais en noir et blanc, les objets et, par aplats, j’ôtais les arêtes en 3D. J’ai dû faire trente-quarante sculptures, plusieurs expositions aussi. Le musée Ianchelevici (Le Mill) à La Louvière m’en a acheté l’une ou l’autre.
Mais ça me prenait du temps pour collecter, stocker, choisir et créer. Si mon imagination n’était jamais limitée, l’espace de stockage, lui… J’avais réservé une pièce de ma maison à ce que je chinais dans les brocantes ou trouvais lors de mes urbex. Des gens déposaient des objets en face de chez moi. Quand j’ai déménagé, je n’ai pas voulu emmener tout ça.
Mais si j’ai arrêté mes sculptures, j’en ai dérivé un concept auquel je crois énormément : les légendes affectives du quotidien. Des endroits, des lieux, des petits rien qui font que l’homme est l’homme.
On n’a pas épuisé toute la discussion. Il y a encore des planches sur la table…
Oui, en effet. On pourrait se donner rendez-vous pour un second volume, axé sur le polar, un peu plus trash?
C’est une idée… Chiche? Merci beaucoup Benoi pour toutes ces anecdotes, cette passion, ces coulisses et toutes ces pistes de projets. En attendant, le confinement est passé par là et vous avez eu une idée lumineuse pour faire respecter les distances de sécurité (1,50m en Belgique ou 2m en France): « Reste Pangoloin ». Pour que Benoi sans t ait la santé. Et les autres avec.
Titre : Mao & autres anecdotes anormales du quotidien
Recueil d’histoires courtes
Scénario, dessin et couleurs : Benoi Lacroix
Genre : Fantastique, Histoires courtes
Éditeur : Les Éditions du Tiroir
Nbre de pages : 64
Prix : 16€
Date de sortie : le 29/01/2020
Extraits :
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