Je suis un peu en retard sur la balle, mais je n’aurais pas pu manquer le nouvel album signé par Denis Robert. Après un album d’anticipation et un essai documentaire sous forme de road-trip et alors que les deux hommes collaborent différemment sur le Média en instituant une émission BD, Boom Boom Krash Krash, qui a connu un premier épisode très réussi, ils reviennent avec un roman graphique qui explore un drame et l’enquête qui en découle, en extérieur comme en intérieur.
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Résumé de l’éditeur : Dans une ville de l’Est de la France, Sylvestre Ruppert-Levansky, un président de cours d’assises entame son dernier procès, là où justement il a démarré sa carrière. Tout lui rappelle Rachel son premier amour et surtout Mathilde, une serial killeuse manipulatrice et diabolique. Le vieux juge a une réputation sans tache. On le dit tolérant et juste. Un policier surgi de ce passé demande à le voir.


C’est indéniable, Denis Robert et Franck Biancarelli se sont trouvés, artistiquement et narrativement. Et après avoir parcouru le Grand-Est, qu’on ne se trompe pas, Une erreur de parcours est d’un tout autre genre. Même si c’est vrai qu’on y voyage, moins physiquement que spirituellement. Entre le bien et le mal, dans ce qui crée la personnalité humaine et qui la fait basculer d’un côté ou de l’autre de la justice. Et dans la manière de mener une enquête, de bien pondérer les certitudes, les doutes et l’intime conviction qui se mêlent à une vie privée dont on ne peut faire abstraction.

Sylvestre Ruppert-Levansky, lui, est hors de cause. Il a atteint un âge vénérable, celui des dernières fois professionnelles. C’est son dernier procès, celui qui le ramène à l’origine, à Metz, là où il a vécu ses premières fois, une séparation avec une femme qu’il espère encore revoir aujourd’hui et une affaire aussi douloureuse que complexe. Celle qui a laissé des marques tout au long de la carrière de celui qui était juge d’instruction et qui a peu à peu escaladé les échelons. Celle dont il se souvient encore précisément. D’autant plus qu’une vieille connaissance surgit. Et que Mathilde est revenue… le hanter.


Après quelques planches contemporaines, c’est un long flash-back qui commence. Si le temps a passé depuis le 3 mai 1985 et les jours qui suivirent, la tension reprend vigueur. Sylvestre (et son physique à la Clark Gregg, inspiré de loin par Grégory Gadebois, selon Franck Biancarelli) a déjà perdu une bonne partie de ses cheveux mais il a la fougue de la jeunesse, l’énergie pour déplacer des montagnes de contrariétés comme y donnent lieu les enquêtes où les indices manquent et le prévenu fait de la résistance.


Le prévenu est une prévenue, Mathilde (et ses airs de Françoise Hardy qui serait devenue teigneuse). Une multirécidiviste des eaux troubles souvent au mauvais endroit au mauvais moment mais insaisissable. Derrière elle, il y a une traînée de cadavres qui l’ont laissé éplorée ou, au contraire, diaboliquement manipulatrice. Mais avec la disparition d’Émile, énième sur fond de certificat médical trafiqué, la culpabilité de Mathilde prend un peu plus le pas sur son innocence. Même si les preuves, une nouvelle fois, manquent. Et si Mathilde parle à l’au-delà et aux morts, il ne faudra pas compter sur elle pour dire quelles sont les causes de ces décès subits.

En proie à une séparation bien plus dévastatrice qu’il ne veut bien l’admettre, Sylvestre va devoir mener les deux affaires (loin d’être minces) de front. Faire ses preuves pour mériter sa place dans le milieu et gagner ses galons. Surtout ne pas perdre pied, malgré des méthodes qui sont bonnes, appliquées et convaincantes.


Cette enquête tourne au duel, intense, comme on en a vu dans le premier cycle du Nobody de Christian de Metter. Cette opposition entre Sylvestre et Mathilde, elle perdure et se renforce malgré les différents décors visités : neutre, d’interrogatoire, carcéral ou encore de prétoire. Si on a souvent assisté à des suspects capables de tenir tête aux matadors de la police, on en a rarement vu, femme qui plus est, leur voler complètement et durablement la vedette. C’est tout l’art de Franck Biancarelli de faire ressentir ce rapport de force par ses crayons. De resserrer l’étau. De guetter les protagonistes et de les rendre prisonniers d’eux-mêmes et d’une mise en page sans chichi mais anxiogène. Le dessinateur brille aussi dans l’incarnation de ces personnages, réels monsieur et madame-tout-le-monde mis sur le devant de la scène. Aussi cruciale soit cette étape d’élaboration, elle est compliquée. Pour preuve, Franck Biancarelli a fait table rase de ses recherches initiales pour négocier autrement les physiques de ces personnages de papier qui l’accompagneraient sur près de 160 pages.





En parfaite adéquation, Denis Robert se sert de toute son expérience de reporter au long cours, comme on dit coureur de fond, pour nourrir son récit par les personnages, par leur psychologie. Parce que même dans un polar, rien n’est jamais tout blanc ou tout noir.


On trouve ainsi, ici, malgré le timing serré de cette enquête, de purs moments de latence, de repos (parfois nuancé par des cauchemars, car l’objection de conscience d’une présumée criminelle ne se fait pas sans conséquence) et d’envolée. Comme ce dialogue divin, cette variation sur « La vérité est-elle préférable au bonheur ? » La question est posée comme tant d’autres, avec élégance et férocité par ce duo en or.

En bonus, en guise de making-of, on ne saurait trop vous conseiller de suivre la page Facebook de Franck Biancarelli qui, entre planches de grands anciens et son propre travail, publie beaucoup de choses intéressantes qui permettent, au jour le jour, et au-delà des albums finis, de comprendre ce qu’est un auteur de BD, aujourd’hui. Du travail que cela représente. Passionnant et didactique.
Récit complet
D’après Chair Mathilde de Denis Robert aux Éditions Bernard Barrault
Scénario: Denis Robert
Dessin : Franck Biancarelli
Couleurs : Franck Biancarelli et Laurent Gnoni
Genre: Enquête, Judiciaire, Polar
Éditeur: Dargaud
Nbre de pages: 160
Prix: 18€
Date de sortie: le 06/09/2019
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