On peut trouver l’Eldorado, puis L’Envolée et, quelques années plus tard, tomber sur l’Enfer. Quatre saisons ou un peu plus. Pas de quoi brider la créativité scénique de Stephan Eicher (des automates, une fanfare…), mais de quoi lui couper tout support physique. L’artiste suisse en a eu plein le dos (il s’en guérit encore) mais, aujourd’hui, il nous en met plein les yeux, plein les oreilles avec ses Homeless Songs. Et après les confettis du Traktorkestar, c’est des papillons qu’il répand dans la maison, le ventre et la tête. Rencontre avec un artiste aux paroles de sage, à l’intense sincérité, à l’immense talent. En concert au Cirque Royal, le 9 décembre.
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Bonjour Stephan, nous sommes heureux de vous revoir. Après votre album de chansons revisitées en compagnie du Traktorkestar, voilà enfin un nouvel album de chansons originales. Il s’appelle Homeless Songs, pourtant qu’est-ce qu’elles sont habitées.
Elles véhiculent de la chaleur, je pense. Comme je ne savais pas qu’elles sortiraient, je me suis efforcé d’enlever toute forme d’autocensure et les questions comme « cela va-t-il plaire ? ». J’ai pris les textes de Philippe Djian et Martin Suter et je les ai mis sur mon piano. Comment pouvais-je être encore plus pur, plus direct. J’ai laissé beaucoup de place à la voix, la musique ne devait servir qu’à avancer dans la chanson. Finalement, c’était un bonheur artistique cette liberté de ne pas savoir si ça sortirait un jour. Mais c’était ma survie.
En tant que musicien, mon travail, c’est le plaisir de trouver le meilleur habit. Je l’ai fait avec une sorte de sérénité que je n’avais jamais vue. J’ai senti venir les choses. Vouloir plaire, c’est jouer un rôle, ce que je ne voulais plus. Je ne voulais plus me poser la question de ce qui est juste ou pas, cet album, c’est moi. Et si le monde de la musique ne voulait plus de moi, il n’y avait pas de problème.
Cet album a bien changé par rapport à sa première version, en colère et punk ?
Des tonnes et des tonnes… C’est ce qui prolongeait ma chanson Si tu veux que je chante. Maintenant, la chanson s’arrête sur Si tu veux que je chante, les paroles ne viennent plus et le cut. En 2015, la chanson se prolongeait par « en faire des tonnes et des tonnes ». Je ne sais pas si c’était vraiment punk, mais le ton était très énervé. Cet album ne tenait que sur une pièce, comme un medley. Quand j’en ai parlé, quelqu’un m’a dit : « Oh, comme la face B d’Abbey Road ». J’ignorais ce fait : les Beatles ne sachant pas quoi mettre en face B, leur producteur avait demandé à chacun des musiciens de jouer des petits bouts de choses diverses qui avaient été mises bout à bout. Mince, les Beatles m’ont encore dépassé (il sourit).

On pourra l’écouter un jour cette version originale, maudite?
Elle existe. En 2015, nous avons mis les maquettes sur un vinyle que nous avons transformé en une sorte de livre, rouge, recouvert d’une photo de Gregor Hildebrandt (qui signe la pochette de ce nouvel album). Donc, pour l’écouter, il faut l’en arracher. Puis, certaines versions ont été subtilisées par quelqu’un à l’usine.
(Il se met à chercher sur son smartphone après la première version de Si tu veux que je chante) C’est sûr que ça sonne différemment. On pourrait faire une version deluxe de cet album mais je n’aime pas ce concept. C’est inciter les vrais fans à acheter l’album une deuxième fois. En toute logique, c’est cette version, deluxe, qu’il faudrait sortir en premier. Mais ce quart d’heure de prises, à la suite l’une de l’autre, sans saut de piste, tu le prends en entier ou tu ne le prends pas – pour tout dire, demain, je vais en studio pour travailler dessus. Pour voir s’il y a moyen d’en sortir quelque chose de valable. Sinon, il doit toujours y avoir un fichier digital dans un tiroir de ma maison de disques.

Homeless Songs est, je trouve, devenu une sorte de suite d’Eldorado, votre album de 2007, cette même manière de poser la voix.
Oui, mon disque a diamétralement changé. Bien sûr, vous pouvez vous engueuler mais est-ce que cela résout les problèmes ? On sait tous que le plus fort gagne. Et dans le combat qui m’opposait à ma maison de disques, je savais que le plus fort… ce n’était pas moi. Ou alors, dans ce genre d’épreuve, il faut du temps et de l’argent. Barclay n’en manquait pas, pour moi ils se faisaient rares.
Nous nous sommes retrouvés en procédure, autour d’un contrat lu par les avocats des deux parties. Je satisfaisais à 26 points, un seul n’avait pas été respecté: la question du dernier album que je devais leur fournir. Je ne pensais pas qu’à 26 contre 1, j’allais avoir autant d’ennuis. Oui, je pouvais peut-être gagner mon procès, mais ça prendrait du temps. Or, il est précieux, ce temps. Dix ans, c’est quasiment le quart d’une carrière.

D’où vos problèmes de dos et cette canne que vous utilisez pour vous soutenir ?
Je crois, je le dis même. Je n’ai pas de preuve, cela dit. Mais il y a des indices. Le moment auquel ça m’a pris. Mon docteur m’a vu arriver et m’a demandé : « Mais, enfin, Stephan, qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Bashung a vécu pareil. Moi, je suis en train de me reconstruire.
Comme votre canne, le public vous donne beaucoup et vous soutient, non ?
Mes chansons étaient prisonnières, mais le public était bien là. C’est encourageant. Il faut savoir écouter les petits cailloux.

Sur scène, vous parvenez à remercier le public avant même qu’il ne commence à applaudir. Pourquoi ?
Ah oui ? Je ne l’ai jamais remarqué. Je crois que c’est pour remercier l’auditeur de son attention. Je suis ému par le vide, quand on n’ose pas briser le silence. Les applaudissements brisent ces moments.
En fait, j’aime ces concerts où l’on n’applaudirait qu’une fois, au début. Et durant lesquels les applaudissements sont interdits. C’est tellement plus joli quand la musique meurt.
Avec Rainier Lericolais et Simon Baumann, d’autres aussi parfois, je tourne d’ailleurs avec un autre groupe, Die Polstergruppe. Ça, c’est une expérience. Les participants ont l’interdiction d’applaudir. D’ailleurs, ils assistent au concert couchés. Notre but ? Les endormir le plus vite possible. Nous avons cinq-six configurations possibles. Nous pouvons venir jouer dans votre salon, par exemple, ça coûte 1/10e de Stephan Eicher. La seule condition ? Que vous nous mettiez un matelas à disposition. Dans les salles, nous nous efforçons d’avoir des baristas. Tout en restant couchés, ceux qui veulent peuvent ainsi commander un espresso. Il y a une version que nous n’avons pas encore testée: avant le concert, nous avalerions des somnifères et le défi serait de nous endormir avant même le public.
C’est dingue comme vous vous réinventez à chaque coup. Comme avec le Traktorkestar. Quel dommage que vous ayez dû annuler la date bruxelloise.
J’étais triste mais je n’ai pas eu le choix. Quand j’habitais ici, à Bruxelles, je voyais ces fanfares, souvent. Mais, pour la prochaine date, même si c’est une autre tournée, j’essaie de rattraper le coup et de voir si je ne peux pas faire venir le Traktorkestar. Pour le rappel, par exemple. Mais, les faire venir en car rien que pour ça, ça me paraît compliqué.
Pour ce qui est de la réinvention, je crois que, finalement, dans 150 ans déjà si tout tourne vraiment mal pour nous, quand des extra-terrestres atterriront chez nous et se demanderont ce qu’était la musique chez les humains, ils trouveront peut-être des jukebox, des radios. Mais les enregistrements, les bandes magnétiques ne seront plus utilisables. D’ailleurs, nous ne savons pas comment cette cantate de Bach a vraiment sonné. C’est d’ailleurs pour ça que ces répertoires sont constamment réinterprétés. Alors, oui, peut-être que c’est une connerie de fixer les choses, qu’il vaut mieux les réinterpréter, en changer la tension. Dans cinq ans, de toute façon, certaines de mes chansons seront obsolètes. Quand je chante: « J’abandonne sur une chaise le journal du matin », qui saura dans très peu de temps ce qu’est un journal ?
En attendant, ceux qui ont déjà eu la chance de vous voir en live en attestent, vous proposez encore des nouvelles chansons qui ne sont pas sur vos deux albums sortis cette année.
Oui, il y a encore de nouvelles chansons. Durant la période qui s’est écoulée, j’ai écrit énormément de chansons. Mais certaines ne convenaient pas forcément à l’ambiance de ce Homeless Songs. Homeless Songs, c’est l’automne, tu restes au lit et tu dis : « chéri(e), fais-moi un thé ». Les chansons que je n’ai pas intégrées prenaient un autre tempo, plus printanier. Celle qui te donne envie d’enfourcher ton vélo et de filer le plus vite possible.
Sur votre album, il y a aussi Né d’un ver. C’est une chanson pour enfant, presque ?
Sauf pour la fin… (il rit, il faut dire qu’il chante : « c’est quoi ce bordel?). Il y a une sorte de mélancolie dans ce sérieux. Puis, j’avais réalisé deux versions de Papillon, l’une sur l’album avec Traktorkestar et l’autre sur Homeless Songs, du coup je l’ai dit de manière plus courte.

Quant à l’instantané, vous êtes aussi sur Instagram. Et vous êtes plutôt assidu. Ou peut-être n’est-ce pas vous qui le contrôler ? Mais j’en doute.
Si, c’est moi. Si un administrateur prenait le contrôle de mon compte, ça se verrait tout de suite. Quand il n’y a pas de faute d’orthographe dans mon texte, c’est que ce n’est pas moi.
Instagram, dans son cadre, je vois ça comme plus libertaire. Autant Facebook me semble porno-manipulateur, autant Instagram me donne la liberté de poster les photos que j’aime bien, de jouer à séduire celui qui me suit avec des oeuvres conceptuelles, plus artistiques.
https://www.instagram.com/p/B4qNvGhA8v1/
Stephan, avant d’applaudir, moi aussi, c’est moi qui vous dis merci. Merci de réinventer toujours ce qu’est votre musique, ce qu’est la musique, polyglotte et universelle. Vous serez au Cirque Royal, le 9 décembre, et en attendant, vous n’arrêtez pas de revenir avec des collaborations palpitantes en compagnie d’autres artistes.
Artiste : Stephan Eicher
Titre : Homeless Songs
Nbre de titres : 14
Durée : 38 min
Date de sortie : le 20/09/2019
Bravo et MERCI pour cette belle interview de Stephan !
Quelle magnifique tournée ! A ne pas manquer…
😊😊👍