Delaf et Lagaffe, c’est plus qu’une rime, c’est une déclaration d’humour explosive et survitaminée au Gaston de Franquin

© Delaf chez Dupuis

Gaston Lagaffe est de retour et il faudrait être longtemps parti sur la Lune pour y avoir échappé. Ou avoir écouté le gaffophone de trop près que pour ne pas entendre la nouvelle. Mais avait-il vraiment disparu, au fil des rééditions, des inédits, des clins d’oeil dans les autres séries de son univers (Spirou) retrouvés, des expositions, etc. ? Franquin a laissé un bel héritage à ceux qui exploitent son oeuvre et c’est aujourd’hui au Québécois Delaf (auteur d’une planche qui avait fait sensation dans l’album hommage La galerie des gaffes paru en 2017) de s’emparer d’un des personnages les plus mythiques de la bande dessinée franco-canado-belge. Enfin ou m’enfin? Plus qu’un hommage ou dommage?

Le gag hommage initial © Delaf chez Dupuis

Delaf, dans son style, signait déjà la couverture de l'album hommage

Résumé du tome 22 de Gaston par les Éditions DupuisGaston, c’est un des personnages les plus sympathiques de toute la bande dessinée franco-belge. Né il y a 66 ans sous le crayon d’André Franquin, Gaston est au début un antihéros paresseux qui très vite va devenir un personnage à l’imagination et à l’énergie débordantes (tant qu’il ne s’agit pas de travailler). La série comporte une galerie de personnages réjouissante : Moizelle Jeanne, l’amoureuse transie de Gaston (qui ne capte aucun des signaux qu’elle envoie) ; M. De Mesmaecker, l’homme d’affaires irascible qui n’arrive jamais à signer des contrats ; Prunelle, le patron stressé de Gaston, victime favorite de ses inventions, etc. « Gaston » est sans conteste la série la plus drôle de l’histoire de la bande dessinée franco-belge, servie par un graphisme expressif et ultra dynamique. Afin de respecter au mieux l’esprit et l’oeuvre de Franquin, Delaf a réalisé un travail d’analyse extrêmement méticuleux.

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Boîte de petit chimiste sous le bras, bris de vitre sur son chemin, le voilà qui fait sa rentrée, l’antihéros d’André Franquin. Et on ne pourra pas dire qu’il l’a fait sans prévenir. Si telle était l’ambition initiale de Dupuis, annoncer quasiment du jour au lendemain le retour de son héros au pull vert qui bouloche, l’album étant déjà prêt, le processus a pris plus de temps que prévu par l’éditeur. La parution de l’album initialement prévu pour octobre 2022 a été reportée et la prépublication dans les pages du journal Spirou a été suspendue après seulement un numéro. En cause, un bras-de-fer judiciaire entre Isabelle Franquin et Dupuis sur fond de cession de droit patrimonial du personnage et du non-respect du droit moral, cette fois, de l’héritière. Si M. De Mesmaecker a enfin réussi à faire signer les contrats et à les sortir sans encombre de la rédaction de Spirou (quand elle n’est pas transformée en usine à gaz par notre « ami »), peut-il faire ce qu’il veut du personnage au gros nez? Pour Isabelle Franquin, non! Son avis et sa consultation étaient élémentaires pour envisager toute reprise du personnage (y compris dans d’autres médias, comme le cinéma et ce film sorti il y a quelques années, « inqualifiable » confiait-elle au journaliste Michaël Degré de L’Avenir, tout en expliquant le pouvoir réduit du droit moral). Dans le cas de la proposition de Delaf, la fille du génie va même jusqu’à parler de plagiat.

La justice a tranché et laissé une incompréhension guignolesque, chaque partie affirmant avoir gagné sur base de la décision. Voilà donc cet album devenu sulfureux qui déboule ce 22 novembre dans les librairies. Plus personne ne l’ignore, vu le retentissement de l’affaire plus encore qu’une quelconque campagne de promotion (on est loin de la machine Astérix, même si elle a cette année défailli). Depuis des mois, pro- et anti- reprise de Gaston s’affrontent, souvent, avec des bons arguments. Quoiqu’il en soit, Gaston n’a jamais respecté les contrats et n’en a toujours fait qu’à sa tête. Puisque maintenant le lecteur sera laissé juge. Voilà humblement mon ressenti face à ce retour d’un héros que j’ai forcément appris à connaître après la révérence de son divin créateur.

© Delaf chez Dupuis

22, v’là Lagaffe et il est en forme! Au contraire de Prunelle, déjà sur les nerfs alors que Gaston passe à peine la porte de la rédaction (mais en cassant déjà des choses). Si on retourne l’album pour viser la quatrième de couverture, toute l’équipe de Spirou se retrouve immobilisée sur une nouvelle invention trop performante de notre as de la procrastination: un attrape-mouches, un enduit spécial Gaston. Reste donc à voir si, en tant que lecteur, on sera aussi scotché que sur cette maquette vintage.

© Delaf chez Dupuis

Car si Franquin avait pris la peine de faire évoluer l’environnement autour de Gaston, Delaf a décidé de remonter le temps pour retrouver l’ambiance de l’âge d’or du gaffeur. Ce n’est pas plus mal, on avait bien vu à quel point le décor, moderne et aseptisé, choisi dans le film de PEF avait fait du tort au personnage. Oh, il y a quand même une odeur de 2.0, une ultra-moderne solitude car Prunelle est proche du burn-out, poussé dans ses retranchements par Gaston, affecté physiquement et mentalement quitte même à déjouer un gag tarte à la crème. « Gloup gloup, entartons! » Puis, peut-être Gaston Lagaffe durcit-il le ton (quitte à se faire décapiter, à prendre un gun ou que M’oiselle Jeanne souffre de tentatives de dragues ratées) face à une époque qui veut faire la peau aux audacieux rêveurs et compte tellement d’automobilistes que Gaston doit trouver de nouvelles solutions pour parquer sa Fiat 509 ainsi que faire enrager Longtarin. Puis, si jamais, il y a le vélo électrique qui ne fonctionne… à l’envers.

© Delaf chez Dupuis

Effectivement, c’est donc une reprise clonesque, comme on en voit plus que des reprises au graphisme original et personnel (Astérix, Blake et Mortimer, Lucky Luke, Alix, Les Schtroumpfs, Tintin… ah non, pas Tintin), que propose Delaf. Tous les personnages cultes qui entourent Gaston sont là: Prunelle, Longtarin, Jules-de-chez-Smith-en-face, Lebrac, Fantasio, Raoul Cauvin, la mouette, le chat, et même Spirou et le Marsupilami). Et on sent que son album est le fruit à la fois d’une passion inépuisable et d’un gros travail de fouille, d’analyse et de restitution. Delaf est un bosseur, un amoureux fou de l’oeuvre de Franquin, pas un opportuniste. S’il faut tirer sur quelqu’un, soyons raisonnables, pas sur l’auteur!

C’est qu’il se révèle à son affaire, celui qu’on ne connaissait dans nos contrées que pour la fabuleuse série générationnelle Les Nombrils (dont on espère qu’elle connaîtra une suite ou une fin), mais qui a oeuvré chez lui aux couleurs d’albums d’Yves Rodier, le pasticheur de Tintin, ou sur une aventure BD de Ga…rou. Pour la première fois seul au scénario, Delaf ne dénature pas cet idéaliste naïf qu’est Gaston, range ses inventions mythiques et en élabore quelques-unes dont vous nous direz des nouvelles. Des trouvailles qui ne servent à rien (à moins de vouloir jouer à Spider-Man), du moins pas tant qu’elles ne sont pas fignolées. Encore faut-il que Gaston en ait l’envie.

© Delaf chez Dupuis

Le natif de Sherbrooke amène le zoo à la rédaction de Spirou et prolonge les envies de Franquin, notamment en mettant plus à l’avant (en le rendant crucial même) le personnage du dessinateur anonyme que Franquin regrettait de ne pas avoir pu plus exploiter. Puis, si Delaf croque comme Franquin, il se sert d’un autre personnage que Franquin n’a pas fixé pour offrir une vraie transition stylistique entre Les Nombrils et ce Gaston: l’une des trois secrétaires, la plus élancée, la plus fine, la plus Delafienne. Il y a aussi des réminiscences de son trait premier dans la douleur ressentie par les personnages victimes des frasques de Lagaffe. Balle de bowling, coup de téléphone, auto-tamponneuse et alcool pour tout oublier.

© Delaf chez Dupuis

Delaf sert ses idées avec un dessin dynamique, qui va vite, des onomatopées qui détonnent, des explosions, des séances de muscu et d’autres de psy, et un contraste d’expressions qui fait notre journée. Entre la mine incrédule de Gaston et la colère (à peine cachée), le désarroi ou la stupeur de ses collègues malmenés. Sans oublier, les rires des lecteurs, parce que ça touche nos zygos! Le résultat graphique est survitaminé, peut-être un peu trop, mais force est de constater que ce cocktail fait des ravages et m’a vite contaminé. La bonne humeur règne, ce n’est pas une reprise glauque et austère. Et quitte à passer par toutes les couleurs, Delaf ose proposer pour conclure ce 22e tome (on regrettera que Les Éditions Dupuis n’aient pas choisi une autre numérotation, une collection, pour séparer l’oeuvre du maître et celle de son élève) une histoire courte de onze planches – un quart de l’album, tout de même. Sur fond de pertes d’originaux de Franquin, de vol et de mise en péril du journal de Spirou. Une ambiance de polar poisseux pour un vrai feu d’artifice synthétisant ce premier nouvel album.

© Delaf chez Dupuis
© Delaf chez Dupuis

En conclusion, voilà un album qui fait le job, bien plus respectueux (mais pas trop) que la bouse cinématographique sortie il y a quelques années. Delaf se révèle légitime et inspiré et BenBK, aux couleurs, est parfait, tranchant quand il le faut. Même si on espère qu’il ne se mettra pas à surproduire un Gaston par an et pourra mettre d’autres projets en place ou continuer ses Nombrils. Parce qu’il faudra aussi laisser le temps aux nouveaux lecteurs de Gaston de découvrir la série initiale mais aussi parce qu’un héros gourmand et généreux comme Gaston doit s’utiliser avec parcimonie. Puis, pourquoi ne pas y amener maintenant de nouveaux personnages, ce sera peut-être le plus dur.

Enfin, je me dis, même s’il est évident qu’il faut protéger le droit d’auteur et le respecter, si le succès commercial d’un héros appartenant à la culture populaire permet, dans un monde de l’édition BD plutôt morose, de donner leur chance à de nouveau Franquin, ce sera ça de pris.

© Delaf chez Dupuis
© Delaf chez Dupuis

À lire chez Dupuis.

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