64_page, une papier-pinière de talents, sacrément bien entourés pour nous faire découvrir un autre visage de la BD de tous les possibles

Dans la sélection officielle du festival d’Angoulême (qui s’est terminé il y a quelques jours et a consacré un palmarès qui sera encore longuement commenté et débattu, tant beaucoup d’auteurs ont l’impression que l’événement est désormais le relais d’une certaine BD qui n’a plus rien de populaire), il y a toujours des surprises. Et celle-là fut de taille. La petite revue belge 64_page, grande par le coeur et la volonté de donner sa chance et sa visibilité à tout qui veut faire de la BD, dans tous les sens et les genres possibles, s’est ainsi retrouvée à concourir pour le Fauve de la BD alternative. Elle n’a pas gagné le Graal mais a sans doute gagné là quelques nouveaux lecteurs et a attiré l’attention. Occasion toute trouvée de vous en parler. Il y a tellement longtemps que je devais le faire.

© Vincent Grimm
© Marine Bernard

Il est passé depuis longtemps le temps des périodiques BD. Il en reste une poignée et on peut être fier et honoré qu’une publication comme 64_page persiste et signe des auteurs dont on aurait beaucoup plus difficilement eu vent sans elle. Créée par Daniel Fano, ce journaliste culturel polyvalent et avide de partage, disparu malheureusement en 2019, la revue 64_page tourne la page de son 24e numéro en cet hiver 2023. Fruit de l’ASBL Ti Malis avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, trimestriel devenu semestriel, aujourd’hui placé sous la supervision de l’éditeur Robert Nahum et d’une équipe passionnée et bienveillante, 64_page possède un petit format souple et transportable partout, avec une bonne main et un bon caractère.

Elle s’adresse aux auteurs, jeunes ou moins jeunes (d’ailleurs c’est quoi être jeune?) qui ont des choses à dire et à dessiner mais n’ont pas forcément fait carrière jusqu’ici. Ça pourrait changer car si ces premiers peuvent postuler pour chaque nouvelle publication, 64_page fait du coude aux éditeurs en les invitant à être aussi curieux qu’elle et en les aidant à cerner les artistes qui leur feraient de l’oeil, c’est-à-dire en mettant à la disposition de ce public professionnel une adresse et une biographie de chacun. Et des interviews en ligne sur le site du magazine.

© François Jadraque
© Romain Rihoux

Troisième public et non des moindres: le grand. Monsieur- et Madame-tout-le-monde qui n’a d’autre intérêt que de passer un bon moment face à ces fragments d’oeuvres, de personnalités, de coeur des créateurs derrière ces planches réalisées selon une variété de techniques, de couleurs, de mouvances… Il faut de tout pour faire un monde graphique. Et grâce à 64_page, on tient le monde dans nos mains, intrigant et dépaysant. Un monde à chaque parution. Avec, de temps à autre, des numéros thématiques: un spécial polar, par exemple, ou, en ce mois de janvier, une variation sur ce que représente et évoque Horta, en collaboration avec la Maison du même nom. Soit autant de figures imposées mais dont chaque artiste peut disposer à sa manière et avec son esprit. Chacun sa place, sa classe.

Et tant qu’à parler de classe. Dans cette oeuvre renouvelée tous les six mois désormais et conçue comme une course relais, outre les anonymes, dont les travaux sont parfois perfectibles mais toujours sincères et prometteurs, 64_page convoque leurs admirables pairs, les monstres sacrés. Via des dossiers (citons pêle-mêle des études, analyses, évocations de Juanjo Guarnido, de Jack London en tant que héros de BD, de Léonie Bischoff mais aussi des évocations d’albums ayant eu le temps de devenir culte ou encore tout récents) mais aussi des invitations de choc. Comme quand Zidrou vient en masterclass, rien de moins, et livre une interview au long cours pour les besoins d’un numéro spécial consacré aux scénaristes. Avec, en clair, un vrai making-of de certaines pages de ces albums, reprenant ainsi la page dactylographiée et son émanation au propre et bonne à publier par un David Merveille, par exemple. L’occasion aussi, dans les paroles du maître, de gagner en humilité: l’Élève Ducobu, comme tant d’autres de personnages aujourd’hui best-seller a d’abord été créé comme bouche-trou. L’album n’est pas une fin en soi et il peut-être bien noble de publier ses pages dans des revues. Puis, 64_page, c’est aussi la Cartoons Académie de Cécile Bertrand, où tout un chacun peut se frotter à la dessinatrice de presse attitrée de La Libre Belgique (avec son style bien à elle) qui se fait un plaisir de corriger et de donner des conseils à ses élèves d’un jour (64page.cartoons@gmail.com).

À l’heure où l’Intelligence Artificielle menace le secteur de l’illustration en menaçant de prendre la place des artistes et où les réseaux sociaux, si on ne va pas plus loin que leurs algorithmes, proposent souvent les mêmes types d’images, 64_page est un véritable coffre aux trésors. On n’adhère pas forcément à tout, parce que chacun ses goûts et couleurs, mais on est touché par la saine émulation qui s’en dégage et toutes les promesses qui sont faites. À la lecture des numéros, j’ai consigné des noms d’auteurs que j’entends bien suivre et ne pas lâcher. Puis que c’est beau de voir la liberté s’exprimer, dans sa folie et ses élans, avant d’être réfrénée par le cadre que fixera, à tort ou à raison, un éditeur.

© Romain Evrard
© Michel Di Nunzio
© Benedetta Frezzotti

Si vous nous suivez, vous savez comme j’aime, dans ce webzine qu’est Branchés Culture, aller au-delà des visuels définitifs et montrer, quand c’est possible, les essais, les erreurs, les tests, les recherches, les work in progress qui font la richesse et l’archéologie d’un album bon à publier. Je ne pouvais qu’être séduit par cette belle occasion de se plonger dans l’inattendu. J’y pioche des auteurs que je veux suivre, sur les réseaux et, souhaitons-le, dans les rayons des librairies, comme Michel Di Nunzio, Paul Pirotte, Marine Bernard, Vincent Grimm, Romain Rihoux, Romain Evrard, Kika, François Jadraque, Charles P., Benedetta Frezzotti, Moutch, Joan Bor, Ben Jottard… Mais, vous l’aurez compris, chaque revue recèle son lot de découvertes et d’expériences.

© Ben Jottard
© Charles P
© Paul Pirotte

Un commentaire

  1. Merci pour ce magnifique commentaire qui récompense le travail discret mais passionné et passionnant depuis 10 ans du collectif qui fait de 64 une expérience toujours renouvelée, grâce à toutes et tous les « jeunes » autrices et auteurs qui nous font confiance et partagent notre projet d’édition.
    Au nom de notre collectif : MERCI.
    Philippe Decloux, coordinateur éditorial et concepteur du projet 64_page.

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