En 2015, à l’heure de se laisser hanter par Le prédicateur, deuxième aventure de Patrik Hedström et Erica Falck, les héros de Camilla Läckberg, en BD; le troisième et dernier opus était bien engagé, ce qui laissait présager une parution rapide. Malheureusement, les conditions de travail dans un monde de la BD qui cherche encore un modèle pour rester viable (ou le devenir) pour ses auteurs, et notamment ses coloristes, en ont voulu autrement. Si bien que la sortie de ce troisième et dernier polar est devenue une arlésienne, voyant ses dates de sortie sans cesse reportées. Mais pas ad vitam aeternam. Le tailleur de pierre fait ainsi le saut entre les époques, imprégné redoutablement de l’ingéniosité de ses deux auteurs qui refusent l’adaptation plan-plan et le font bien. Rencontre avec Léonie Bischoff.

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Bonjour Léonie, c’est peu dire qu’il s’est fait attendre, cet album. Deux ans durant lesquels pas mal de lecteurs ont montré leur soutien.
Léonie : Oui, je suis très contente de pouvoir enfin l’avoir dans les mains. Puis, ce soutien des libraires et des lecteurs, c’était assez valorisant.


Ce troisième épisode des enquêtes de Patrik Hedström et Erica Falck, où le situez-vous par rapport aux deux autres ?
Pour moi, même si les albums peuvent se lire séparément, c’est la fin de la trilogie avec une montée émotionnelle, album après album. Nous savions que nous n’irions pas plus loin. C’est en quelque sorte la fin de l’histoire.

Avec un déroulé très différent des deux autres albums. Une première partie, cent ans plus tôt, et une deuxième à l’ère actuelle. Sans flash-back. C’était déjà comme ça dans le roman ?
Non, le roman est entrecoupé de scènes se déroule dans le présent et est entrecoupé de scènes dans le passé. Cette fois, on voulait déstabiliser le lecteur et dérouler la première partie, en oubliant le schéma pour lequel Camilla Lackberg avait opté. On voulait amener la surprise différemment.
Olivier est très joueur, il voulait innover tout en faisant bien comprendre que nous retomberions sur nos pattes.

Avec, une nouvelle fois, beaucoup de personnages. Comment élaborez-vous votre casting ?
En lisant le roman, je prends des notes sur les indices laissés par Camilla pour s’imaginer les personnages. Elle est assez avare en détails, alors je me sers de tout ce que je peux trouver. Le principal souci ? Quel le lecteur confonde des personnages. Pour l’éviter, j’agis tant au niveau du physique, que des vêtements mais aussi de la gestuelle qu’ils adoptent.

Avec comme aide-mémoire, une présentation de tous les personnages au début du livre.
Dès le départ de la série, c’était prévu ainsi, et ce n’est pas plus mal. Ça évite de devoir faire les présentations dans un village où tous se connaissent pourtant. Ça aurait sonné faux. Avec une bible, les lecteurs sont directement briefés et peuvent aussi retourner voir les présentations si besoin.
Quant aux couvertures de ces albums, elles varient autour du même thème, changeant de couleurs.

En Suédois, la série est connue sous le nom de Fjällbacka Murders. Titre qui n’a pas été gardé lors du passage à la traduction française. Du coup, il m’importait de trouver une identité, une unité qui permette de faire le lien et de reconnaître les trois albums comme faisant partie d’une même série. Quand j’ai réfléchi à la première couverture pour La princesse des glaces, l’idée d’une couverture toute simple m’est venue, évoquant les contes. Pour ensuite évoluer, sur les deux autres, vers quelque chose de plus horrifique. C’est très graphique et frontal, avec les couleurs qui jouent le jeu de la différenciation.
Des couleurs qui, dans cette troisième adaptation, sont plus chaleureuses, non ?
Au début, sans doute. Il y a une insouciance, une joie de vivre, on joue au tennis, ce sont les années folles et on ne pense pas forcément à ce qui risque d’arriver. Et ça va s’assombrir. Il fallait qu’il y ait une cohérence avec les autres tomes.

Les couleurs, c’est ce qui a retardé l’arrivée de cet album.
Avec Olivier, on a fourni les références aux coloristes. On se comprenait bien. Il ne s’agissait donc pas d’une divergence mais d’un malheureux concours de circonstances. Les coloristes n’ont pas une position facile, c’est dur en ce moment. Ils sont mal considérés, comme le dernier maillon de la chaîne alors que leur rôle est primordial. Cela implique des revenus limités, pas d’avance.
Un premier coloriste a donc quitté le projet suite à un burn-out. Des raisons de santé qu’on peut tout à fait comprendre. C’est horrible d’en arriver là. Mais, à mon petit niveau, c’était juste frustrant de me retrouver avec un album fini mais dont je pensais qu’il ne sortirait jamais. D’autant plus que je fais moi-même de la couleur, mais pour aller plus vite dans le rythme de parution, nous avions décidé de céder la couleur. Si on avait su.
Ce qui frappe aussi, dans cet album, c’est la manière dont vous ralentissez le temps. Il y a par exemple ces six cases quasiment identiques qui se succèdent… mais dans lesquels un détail suffit à faire la différence.
J’aime jouer avec des scènes muettes et des répétitions, cela permet aussi de donner au lecteur le temps de respirer. Car au-delà des cases, il ne faut pas oublier que beaucoup de choses se passent dans la tête de celui qui nous lit. De telles scènes lui donnent l’occasion d’assembler le puzzle.
Ça peut aussi être angoissant : on s’arrête, on observe tout en restant impuissant face à ce qu’il se passe.


Vous en avez parlé, ce sont les années folles qui donnent les prémisses de cette histoire cruelle. Cette époque, ça vous parlait ?
Oui, forcément, mais si j’avais vu beaucoup de choses sur cette époque insouciante, les films avaient rendu mon imaginaire assez flou. J’ai donc fait des recherches, rassemblé de la documentation. C’était hyper-agréable de se projeter dans ces années fastes, dans la richesse des costumes, mais aussi celles des décors mélangeant Art Déco et Art Nouveau.
D’ailleurs, c’est aussi dans ce début des années 1900 que s’implantera mon prochain projet. Il trotte dans ma tête depuis longtemps, j’attendais d’avoir la maturité nécessaire pour le concrétiser. Je vais donc m’intéresser à Anaïs Nin. Je me baserai sur ses journaux, sur ses nouvelles, mais je ne veux pas en faire une biographie. Cette femme est un monument, je dois donc faire attention.
Dans Le tailleur de pierre, il y a encore une fois beaucoup de femmes dont on sent bien qu’elles ne sont pas libres, prisonnières qu’elles sont de quelque chose.
C’est malheureusement un reflet assez juste de la société. Même si ça a beaucoup évolué.

N’est-ce pas difficile de s’engager dans un projet qui va vous tenir en haleine alors que vous connaissez pertinemment la fin ?
C’est sûr, connaître la fin, ça a ses avantages. L’attrait est justement de donner au lecteur des indices au fur et à mesure pour que s’esquisse une idée de vers quoi on se dirige. Du coup, la fin doit arriver subtilement, en donnant suffisamment d’indices sans trop en dire. C’est un tour de magie, il faut embarquer nos spectateurs, sans se trahir. Comme il faut permettre aux personnages de susciter de l’émotion sans qu’ils tombent dans le mélo.
Une qui ne risque pas de tomber dans le mélo, c’est une autre de vos héroïnes, Princesse Suplex. Le personnage de votre toute première oeuvre, restée assez confidentielle, qui va s’offrir une vie à l’écran.
Ah oui, une héroïne totalement confidentielle mais qui a néanmoins eu plusieurs vies. Comme une traduction en italien, ce qui m’avait paru assez fou, à l’époque. Cette fois, c’est un fan, Aurélien Poitrimoult qui m’a proposé, il y a déjà pas mal de temps, d’adapter cette bande dessinée en court-métrage. Une campagne Ulule a rassemblé les fonds avec succès. Vivement la suite. Il est même question d’en faire une série. On verra, chaque chose en son temps. Mais c’est excitant.

Dans un autre genre, c’est à la Bible que vous vous êtes attaquée pour la petite bédéthèque des savoirs. Oui, j’adore changer de sujet. Cet ouvrage, c’est un coup de bol, le responsable de la collection m’a appelée un peu désolé: son dessinateur s’était désisté. Il n’y a pas de mal à être un second choix mais c’est vrai que ce thème n’emportait pas forcément ma prédilection, ça ne me parlait pas. Sauf que Thomas Römer, le spécialiste qui m’accompagnait dans cet album, a amené une approche archéologique et scientifique passionnante, une façon de voir le fondamentalisme et cette lutte entre mythologie et Histoire.
Par ailleurs, dans les remerciements, vous avez une attention pour l’Atelier Mille, dont vous faites partie, je crois. Aux côtés de Monsieur Iou. Vous aussi, alors, vous avez pris le vélo lors de son Tour de Belgique ?
Non, il va beaucoup trop vite pour moi ! Quant à l’Atelier Mille, je fais partie des huit fondateurs. Nous étions à St-Luc ensemble et nous avons eu l’envie de rester en contact, de nous trouver un lieu qui confère une ambiance studieuse mais aussi de la motivation. Puis, les ressources sont partagées, comme ce scanner qui nous sert à tous.
Bon, je ne dis pas que les vendredis après-midis sont les plus assidus mais nous n’avons pas de kicker ni de PlayStation mais une petite cour dans laquelle on peut faire une pause et discuter. Ça fonctionne plutôt bien !
Merci beaucoup Léonie !
Titre: Le tailleur de pierre
Scénario: Olivier Bocquet
Dessin: Léonie Bischoff
Couleurs: Sophie Dumas, Céline Badaroux, Juliette Nardin, Drac, Reiko Takaku et Céline Penot
Genre: Policier
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 128
Prix: 18 €
Date de sortie: le 06/06/2018
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