Quand on parle d’évasion, ici et maintenant ou là-bas autrefois, les auteurs de BD ne sont jamais les derniers à affréter leur panoplie de crayons et à hisser la grand-voile pour voir du monde. Forcément, parmi les plus importants fournisseurs d’histoires dans les siècles passés, Angleterre et France tiennent le haut du pavé, du flot, avec des fortunes et conquêtes diverses. Fort mais aussi faibles quand le sort s’acharne ou que le système de castes et de privilèges s’instaure aussi à bord, en prolongement de la terre. Pas toujours facile de souder un équipage. Voilà deux aventures. L’une presque immobile, côté Perfide Albion, menée par Fabrice Le Hénanff recomposant les souvenirs et les douleurs du Capitaine Bligh. L’autre, avec la bougeotte entre les îles et les époques: Boris Beuzelin à la recherche de Lapérouse avec Peter Dillon. Sans oublier, une arlésienne, Vanikoro du cinéaste Xavier Gens qui verra le jour d’abord en BD.

Capitaine Bligh

Résumé de l’éditeur : L’officier de toutes les mutineries : de la Bounty à la Nore. Sir William Bligh est célèbre comme le capitaine ayant affronté en 1789 la mutinerie de La Bounty. Cause ou victime de cette révolte, il doit sa survie à un incroyable exploit qui fera date dans l’histoire marine. Embarquez sur les océans impitoyables aux côtés de ce navigateur hors pair et découvrez la terrible destinée de ce membre controversé de la Royal Navy !

Ah que je suis content de tenir cet album dans mes mains. Il y a deux ans, à l’heure où sortait son album puissant et important consacré à Wannsee, la conférence qui programma la solution finale, Fabrice Le Hénanff livrait sur sa page Facebook des morceaux de bravoure graphiques, maritimes, qui semblaient avoir du mal à trouver éditeur en dépit du talent du bonhomme, dans la reconstitution et la manière de faire vivre l’Histoire, dans les Arts.

Le bien nommé éditeur Robinson a donc mis la main sur cette fortune, ce qui nous permet aujourd’hui de lire cet album à cran, pris entre deux climax de la Royal Navy, qui auraient pu la couler. En effet, le personnage que Fabrice Le Hénanff a fait sien n’est pas gâté par le sort. Il essuya au cours de sa carrière, en huit ans de temps, deux mutineries de taille. De celles qui ne se règlent pas par des promesses en l’air, par un peu de beurre dans des images d’Épinal qui ne sont que de la poudre de perlimpinpin pour régler des problèmes pourtant profonds. Non, face au Capitaine Bligh, il y a des durs à cuire, des hommes qui n’ont plus rien à perdre tellement leur paie est dérisoire, tout à gagner. C’est bien contre le système de classe qui règne alors qu’ils sont tous dans la même galère, contre l’aisance des puissants qui ne leur laissent que des miettes alors qu’ils les envoient risquer leur vie, que les matelots se révoltent. Avec une force de frappe puissante, tant la cause est collective.

Pourtant, ce n’est pas de ce côté que Le Hénanff nous embarque, plutôt du côté des gradés, des uniformes, de ceux qui font la liaison entre les ordres et leur exécution sur le pont. Comme le Capitaine Bligh à qui cette prestance, ce rôle, n’a pas valu que des amis. Quitte à le mener à sa perte. Du large de Tahiti aux brumes bien anglaises, pris en étau par les deux clans, les riches refusant de lâcher du lest, les pauvres refusant de sacrifier l’opportunité de faire grandir leurs droits, Bligh, suivi par un journaliste, fait figure de négociateur par excellence. Avec plus à perdre qu’à gagner, car en bien ou en mal, il faut faire des exemples.

Mouillant mais naviguant peu, proposant pourtant quelques sublimes scènes maritimes magnifiant les lumières et l’eau autour des imposants navires anglais, Fabrice Le Hénanff se place dans la lignée de son travail sur Wannsee, dans un autre décor. En effet, ici, tout est fait pour retarder l’abordage, pour temporiser l’inéluctable, et ce sont les tractations qui intéressent l’auteur. Musclées ou arrondissant les angles pour sortir la flotte de Sa Majesté d’une position délicate. Car dans la bataille navale, l’ennemi, c’est sûr, n’attendra pas que la négociation syndicale aboutisse pour lancer l’offensive. Et quand tout aboutit dans le fracas, le déluge est total. Y compris dans la tête d’un capitaine Bligh mitigé, vainqueur défait car sa mission ne pouvait pas sauver son âme.

Une nouvelle fois, Fabrice Le Hénanff transcende son sujet, verbeux, par la magie des situations, des atmosphères qu’il trouve pour rythmer ce fait d’arme diplomatique à bâtons rompus, à canons prêts à engager le combat. On s’attendait à voyager, on le fait, de visages en visages, de moue en moue, dans une oeuvre jusqu’au-boutiste et qui fait toujours sens à travers les siècles.

Peter Dillon

Résumé de l’éditeur : La dernière lettre du commandant Lapérouse date du 10 mars 1787. Envoyée d’Australie, elle annonce le retour de L’Astrolabe et de La Boussole pour décembre de la même année, soit presque quatre ans après leur départ. Mais les bateaux n’atteindront pas les côtes européennes. Pire ! Jamais l’expédition ne s’échappera des eaux océaniennes et le silence qui suit cette dernière lettre n’offre qu’une seule certitude : aucun membre des deux équipages n’a survécu. En 1826, près de quarante ans ont passé, et Lapérouse ne hante pas les pensées du commandant Peter Dillon lorsqu’il décide d’amarrer son navire dans la baie de Tikopia. Il y a alors plus urgent : ses réserves commencent à manquer et il souhaite offrir ressources et hospitalité à son équipage épuisé. Au cours des échanges et négociations, une poignée d’épée en argent est vendue par un autochtone à un de ses marins. Sur celle-ci, on devine une fleur de lys et un matricule. Comment cet objet appartenant à un sujet du royaume de France s’est-il retrouvé entre les mains d’un habitant d’une île si isolée ? Cette question est la première étape d’une longue et périlleuse enquête qui permettra d’éclairer le sort des marins de L’Astrolabe et de La Boussole.

Le dessinateur naturaliste Patrick Prugne avait reconstitué à son idée la tragique fin de la mission de Jean François de Galaup, comte de La Pérouse, au large et dans les terres des îles Salomon; dans un tout autre style, Boris Beuzelin retrace la manière dont le sauvetage puis les recherches des épaves (navales ou humaines) ont été menés en 1788 puis en 1829. Ces grands voyages, incertains de ce qu’ils allaient trouver et pouvoir ramener, ont eu lieu sous l’impulsion de Barthélemy De Lesseps puis de Peter Dillon.

Ce dernier, décrit comme un aventurier grossier et violent (forcément, dans les palais et les salons cosy, on ne saisit pas franchement la portée de vivre, ou survire, au grand air et face aux écueils salés qui forgent le caractère), a eu l’illumination à la faveur d’un rêve-cauchemar ramenant quelques souvenirs de jours sombres et en sang auxquels le futur capitaine du Saint-Patrick failli ne pas réchapper. Par ricochets, en découvrant lors d’une de ses pérégrinations la garde d’une épée française, voilà que le navigateur s’est saisi du défi de retrouver ce qu’il reste de l’expédition de L’Astrolabe et de La Boussole autour du monde, pour compléter les connaissances réunies depuis James Cook. Les deux frégates se fracassèrent près d’îles peut-être peuplées par des populations cannibales et ne revirent jamais la France. Un aveu de faiblesse, un fiasco mortel qu’on ébruita peu à l’époque mais continua de fasciner les marins. Il n’y avait rien à gagner, pas de trésor, mais du prestige et de l’aventure.

Un challenge en or pour Peter Dillon (Boris Beuzelin s’est affranchi des traits du vrai héros pour se fier à son imagination), un homme près de son équipage, multiculturel et polyvalent. Idéal pour se frotter à des populations indigènes dont on ne sait pas vraiment comment ils vous accueilleront. Pour établir la confiance, le prince de Nouvelle-Zélande Bryan Borou et le natif pas toujours très net, Rathea, au courant des histoires que racontaient les anciens sur la venue d’hommes d’ailleurs, seront de bons alliés. Mais ça ne fait pas tout. L’humain est instable, les coutumes sont secrètes et il va falloir affronter les éléments et les maladies. Au risque de faire naufrage à leur tour ?

S’aidant de cette histoire véridique qu’il remet à sa sauce dans les passages restés plus flous, Boris Beuzelin réussit un bel album d’aventure et d’enquête maritime, loin de nos contées. Entre les faits d’armes et le mental, le moral soumis à rude épreuve, l’auteur scrute les visages, et les ombres qui passent sur eux, et l’âme humaine, entre délires et réalités. Avec un final, cliffhanger, partageant un mystère avec les seuls lecteurs, qui ébranle tout et livre une nouvelle théorie sur ce qui a mené les derniers survivants de l’expédition La Pérouse à leur perte. Seuls face à eux-mêmes. Dans des couleurs tranchées, Boris fait mieux que bien mener sa barque, il est impressionnant.

Et quelque chose me dit que l’auteur n’a pas fini de nous impressionner puisqu’il prépare un projet novateur et surprenant en compagnie de Tony Emeriau, Parias. Trilogie bientôt lancée chez nos amis de Komics Initiative, ce cocktail de super-héros et de steampunk à Paris fait saliver. En voilà le résumé et quelques aperçus. « A la fin du XIXe siècle, la France panse encore ses plaies alors qu’un nouveau fléau s’abat sur elle : la lèpre bleue. C’est à cette période que cinq personnes apparaissent, chacune dotée de capacités hors du commun. Qui sont-elles ? Quel est leur but ? Vous aimez les X-Men, Lady Mechanika, Hellboy, Umbrella Academy, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires et La Brigade Chimérique ? Découvrez les premières aventures d’une équipe de superhéros, pas comme les autres. »
Le Vanikoro de Xavier Gens naîtra d’abord en BD
Sinon, pour revenir à la mission La Pérouse, Vanikoro fut longtemps un monstre du Loch Ness, un projet cinéma sans cesse repoussé pour Xavier Gens (Hitman, Cold Skin, The Divide, Frontière(s)) depuis près de quinze ans. En 2008, Viggo Mortensen et le regretté Philip Seymour Hoffman étaient ainsi associés au projet. En 2012, le réalisateur français expliquait à Patrick Tardit de L’Est Républicain : « c’est un travail de longue haleine mais je ne lâche pas. Je veux me donner les moyens de le faire correctement, et ne pas partir avec un script bancal ou un budget qui ne serait pas à la hauteur de l’histoire qu’on veut raconter. C’est-à-dire toute l’histoire de La Pérouse, depuis 1780 dans la baie d’Hudson contre les Anglais, ensuite l’expédition, puis la survie dans l’île, c’est un film qui va faire dans les trois heures, un grand film épique à la « Braveheart » qui parle de l’histoire de France à travers les grandes expéditions du XVIII e siècle. » Capture Mag en faisait un bel article plein de concept arts. Dans une longue interview pour Infini Détail, en 2018, Xavier Gens n’avait pas renoncé à son rêve et évoquait la possibilité d’en faire une série.
Finalement, c’est semble-t-il en BD (où le cinéaste fera ses premiers pas, comme Olivier Mégaton et Patrice Leconte il y a peu), que Vanikoro connaîtra sa première vie, avec Julien Blondel au scénario et Paolo Grella (qui a déjà tâté du pirate avec Libertalia, avant de croquer Bob Morane). Ce sera chez Glénat, prochainement.
Titre : Capitaine Bligh
Sous-titre : L’homme de toutes les mutineries, de la Bounty à la Nore
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Fabrice Le Hénanff
Genre : Biographie, Documentaire, Histoire
Éditeur : Robinson
Nbre de pages : 56
Prix : 14,95€
Date de sortie : le 19/05/2021
Extraits :
Titre : Peter Dillon
Sous-titre : L’énigme Lapérouse
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Boris Beuzelin
Genre : Biographie, Documentaire, Histoire
Éditeur : Glénat
Collection : Treize Étrange
Nbre de pages : 96
Prix : 17,50€
Date de sortie : le 17/03/2021
Extraits :
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