Philéas, du 5e Art de Bussi, Levy, Thilliez ou Barjavel au 9e Art, avec Moïse Kissous: « L’adaptation ne doit pas être indépendante de ce qu’on conçoit être une bonne BD »

Si, de tous temps, des auteurs et dessinateurs ont eu des coups de coeur et pioché chez sa frangine sans images quelques romans à adapter en BD, la frontière entre les deux Arts (le cinquième et le neuvième) s’est fait de plus en plus poreuse, atteignant sans doute son paroxysme, ces dernières années. Avec Philéas, personnage par excellence pour souffler l’aventure littéraire, Edi8 (Editis) et Jungle s’associent pour incarner sur le papier, et dans le dessin, un vaste catalogue alliant tous les genres et de nombreuses poitures. Interview avec Moïse Kissous, directeur éditorial de cette nouvelle structure.

Photo de couverture : Olivier Roller

© Philéas

Bonjour Moïse, vous êtes l’un des heureux parents de Philéas. Forcément rien qu’en prononçant ce nom, on pense à Jules Verne. C’est voulu ?

Avec Philéas, nous voulons développer une BD de genre qui tende vers l’aventure, le polar, le fantastique. Jules Verne incarne la multiplicité puis l’occasion était trop belle que pour ne pas clamer notre passion envers lui. Philéas rappelle son héros, Philéas Fogg, ce personnage aventurier et aventureux, fougueux. Le nom nous paraissait sympathique et était engageant pour le public.

J’imagine qu’on n’arrive pas avec une maison d’édition en un claquement de doigts. Il y a du boulot derrière.

Depuis deux ou trois ans, je réfléchissais à développer mon groupe éditorial, riche de ses deux pôles. Il y a Steinkis avec ses romans graphiques dirigés vers un lectorat adulte avec des thèmes sociétaux, politiques, engagés mais pas militants. Puis, il y a Jungle, bien présent en France mais aussi en Belgique, qui incarne une bande dessinée jeunesse, toujours en progression.

Autobiographie d’une courgette d’après Gilles Paris © Ingrid Chabbert/Camille K chez Philéas

N’y avait-il pas Warum, aussi ?

Si. Cet éditeur associé est un peu en suspens, sans nouveauté depuis 2019. Nous nous interrogeons sur l’avenir de cette structure qui a connu de belles heures mais a été mis en difficulté.

Mais revenons à Philéas, comment Editis vous a rejoint dans votre démarche ?

Nous voulions explorer d’autres registres. Comme ceux que je peux aimer en tant que lecteur de romans. J’ai très vite identifié qu’Editis n’avait pas de volet BD. De fait, nous nous sommes alliés, de manière à porter une quinzaine de projets répartis entre fin 2020 et fin 2022. À partir du moment où l’idée a germé, nous avons annoncé la naissance de Philéas en août 2019 et les premiers titres en ce mois de juin 2020.

Gravé dans le sable adapté de Michel Bussi © Derache/Fernandez chez Philéas

Je me souviens que Christian De Metter m’avait dit plancher sur un projet encore top secret et qui devait être annoncé à Angoulême. Le projet, c’est l’adaptation de La nuit des temps de Barjavel qui se retrouve dans votre catalogue. Mais il ne fut pas annoncé au festival charentais.

C’est vrai, nous pensions annoncer nos projets en janvier. Mais nous avons voulu attendre d’avoir d’avantages de choses à montrer. Une autre occasion se présentait un peu plus tard, le Salon Livre Paris, en mars. Mais les événements en ont voulu autrement. D’où la visioconférence du 12 juin, une bonne manière de sortir du confinement.

Justement comment l’avez-vous vécu ? Les gens relisent de la BD, depuis le déconfinement ?

Non seulement, ils en relisent mais ils n’ont pas arrêté. Limitées dans les magasins qu’elles pouvaient visiter, beaucoup de personnes ont continué à acheter des albums dans les super- et hypermarchés. En plus de leurs courses, ils achetaient une bande dessinée pour occuper les enfants. C’était une bonne surprise même si, forcément, les livres grand public bénéficiaient de cet effet. Amazon ayant suspendu la possibilité d’acheter par correspondance les albums, il a fallu attendre la réouverture des points presse pour se rendre compte que les lecteurs n’avaient pas oublié le Neuvième Art.

© Philéas

On a aussi vu des éditeurs proposer des jeux à partir de leurs héros emblématiques.

La BD, ça génère du lien, elle possède une dimension ludique. Je vois bien comment travaille mon fils sur ses exercices scolaires. La base, ce sont des cases qu’il faut remplir. Il y a de ça dans la BD.

BD ou roman graphique ? Je sais qu’il y a débat chez les auteurs, les libraires, etc.

Le roman graphique, c’est un format né dans les années 70 et qui s’est offert de plus grandes libertés formelles, s’émancipant des albums classiques. On appelle roman graphique, un album qui dépasse les 80-100 pages. La définition du roman graphique n’est pas totalement arrêtée, diverses versions circulent. Mais, c’est avant tout de la BD, point.

Gravé dans le sable adapté de Michel Bussi © Derache/Fernandez chez Philéas

L’un des fers de lance de Phileas, c’est Franck Thilliez qui n’est pas étranger à la BD et à votre structure.

C’est vrai, il signe chez Jungle la série La brigade des cauchemars. Une création originale, pas une adaptation d’un de ses romans.

On en retrouve pas mal des adaptations dans votre première liste d’albums à paraître, non ?

Ce n’est pas nouveau, bien au contraire. Ces pratiques ne nous sont pas propres et d’autres éditeurs y ont déjà goûté. C’est devenu classique. Mais de très jolies choses peuvent naître d’adaptations. Leur concrétisation dépend de la réalité des investissements, de la qualité à amener. C’est ce à quoi nous veillerons. Tout en sachant que tous les romans ne sont pas adaptables en BD.

L’île des oubliées d’après Victoria Hislop © Roger Seiter/Fred Vervish chez Philéas

Les auteurs qui ont embrayé, par accord ou en s’investissant vraiment dans le scénario, seront donc tous issus du vivier Editis ?

Il y a de quoi faire, en effet. Editis, c’est Robert Laffont, Plon, XO, Fleuve, Éloïse D’Ormesson… La première chose que j’ai faite fut de regarder les oeuvres disponibles qui seraient intéressantes à adapter. Concernant les auteurs, j’ai observé deux attitudes. Des écrivains comme Michel Bussi, Bernard Minier ou Marc Lévy sont des gens qui aiment le média BD, chacun avec ses références et ses registres: ils étaient donc assez intéressés d’accompagner de près les albums qui émergeraient de leurs textes. Marc Lévy est même venu avec une idée de création originale et a déjà une autre idée. Et Catherine Bardon est la seule, jusqu’à présent, qui ait voulu scénariser elle-même l’adaptation des Déracinés, avec Winoc.

Les déracinés © Catherine Bardon/Winoc

Parallèlement, certains auteurs sont plus intéressés de voir comment d’autres auteurs vont s’emparer de leurs oeuvres. C’est le cas de Yasmina Khadra dont Stella Lory adapte Ce que le jour doit à la nuit.

Dans la cuisine interne, avant même qu’une équipe BD ne se charge d’adapter, qu’en est-il des droits des romans adaptables ?

Évidemment, l’association avec Éditis facilite les choses. La première chose à faire est de s’assurer qu’on peut accéder aux droits. Or, en France, les droits BD sont en général des droits secondaires inclus dans le contrat initial. Après quoi, un jeu de retour et de validation s’opère avec l’auteur sur les approches graphiques. Nous faisons diverses propositions. C’est tout un processus.

Quand c’est un auteur étranger, comme RJ Ellory dont Fabrice Colin et Richard Guérineau adaptent Seul le silence, si les droits BD ne sont pas encore balisés, il s’agit de faire une proposition économique et éditoriale que l’auteur et son entourage analyseront.

Seul le silence d’après RJ Ellory © Fabrice Colin/Richard Guérineau

Avec de tels auteurs, il est question de s’exporter ?

Si ce sont des auteurs lus à l’étranger ou même des albums dont on croit au potentiel, il y aura sans doute des possibilités.

Tous les auteurs approchés ont accepté de voir leurs mots prendre vie en dessins ?

Nous n’avons pas eu de problèmes si ce n’est la famille et les ayants droit de Graham Greene (l’auteur d’Un Américain bien tranquille, entre autres) qui n’ont pas répondu favorablement à notre démarche. Mais j’espère qu’ils changeront d’avis.

Alors, pour ouvrir le bal, deux vedettes si je puis dire : Franck Thilliez et Michel Bussi.

Ce sont des auteurs très populaires qui, en plus, connaissent déjà la BD pour les avoir adaptés. Du pain béni pour les éditeurs tant ils sont qualitatifs. C’est ce qui compte.

Franck Thilliez a donc signé chez Jungle La Brigade des cauchemars. Trois tomes sont parus avec Yomgui Dumont au dessin. Un très joli succès qui sera d’ailleurs converti en série télé.

Puis, chez Ankama, Mig (qu’on retrouve ici pour l’adaptation de Glacé de Bernard Minier) avait adapté Puzzle. Un roman graphique qui avait reçu un bel accueil critique et commercial.

Cette fois, c’est le Syndrome E qui est au centre de l’adaptation qu’il a réalisée avec Sylvain Runberg et Luc Brahy. C’est le premier roman de Thilliez qui ait rassemblé les enquêteurs Lucie Hennebelle et Sharko. Ils vont devoir remonter une filière de militaires cultivant une vision radicale. Il sera aussi question d’un film qui rend aveugle. Pourquoi ? C’est la question. Les cinq cadavres atrocement mutilés, horribles, ne vont rien arranger.

Le syndrome [E] d’après Franck Thilliez © Runberg/Brahy chez Philéas

Sylvain Runberg a opéré quelques aménagements dans l’intrigue de Franck Thilliez. Sharko perd du poids et donne lieu à un personnage étonnant, en proie à la schizophrénie. Dans le roman, il est ainsi question d’une jeune fille, sa conscience, qui le bouscule. Elle apparaît ici graphiquement. De quoi renforcer le côté psychologique, fantastique. Pour le reste, ce sera une enquête entre plusieurs pays : France, Canada, Algérie, Égypte… avec des dimensions participatives et scientifiques.

Deux suites sont déjà prévues: Gataca et Atomka.

Le syndrome [E] d’après Franck Thilliez © Runberg/Brahy chez Philéas

Parlons de Bussi, maintenant.

Gravé dans le sable, c’est une histoire à rebondissements au départ d’Omaha Beach. C’est le premier roman que Michel Bussi ait écrit et le deuxième publié. Nous nous retrouvons ainsi en 1944, lors du débarquement américain. Les soldats américains tirent au sort leur place dans le débarquement. Décisive dans l’espoir de survivre. Deux hommes échangent ainsi leur place avec les conséquences funestes que cela incombe au moins bien placé. Et, vingt ans après, sa fiancée, nourrie de doutes, enquête. Cette histoire nous emmènera de la Normandie aux États-Unis sur une longue période, entre 1944 et les années 90.

Gravé dans le sable adapté de Michel Bussi © Derache/Fernandez chez Philéas

C’est une sorte de road-movie, un polar-détective à l’ancienne et sentimentale. L’adaptation de Jérôme Derache est très proche du matériau original et Cédric Fernandez a fait un très bon boulot, gérant lui-même les couleurs.

Gravé dans le sable adapté de Michel Bussi © Derache/Fernandez chez Philéas

Autre écrivain phare: Marc Lévy.

Lui, en compagnie de Sylvain Runberg et Espé, part dans une création originale : L’agence des invisibles. Avec un vrai jeu de ping-pong pour créer cette histoire.

On pourrait voir des auteurs hébergés chez d’autres éditeurs vous soumettre des projets ?

Ça pourrait arriver, en effet. Puis, un auteur peut entendre parler de notre maison d’édition et venir avec son projet d’adaptation. C’est le cas de Georges Van Linthout qui souhaitait faire sien Goat Mountain de David Vann, paru chez Gallmeister.

© Georges Van Linthout

En tout cas, on peut faire beaucoup de choses avec le riche catalogue d’Editis. Les univers et les dimensions sont élargis. Il est question aussi d’un projet avec Nadine Monfils.

Naturellement, dans une telle entreprise, deux publics sont visés : ceux qui ont déjà lu les romans et, peut-être, sont fans de leur auteur et ceux qui découvriront l’histoire via l’adaptation que vous proposerez. Comment fait-on pour aller dans le sens des deux publics ?

La question est la même : comment transposer de la manière la plus riche et la plus fidèle les histoires ? Peut-être prendra-t-on plus de libertés plus tard mais, pour l’heure, nous essayons de rester proche de l’original. Mais il arrive que des mots conduisent ailleurs l’imagination.

Pour le reste, l’adaptation ne doit pas être indépendante de ce qu’on conçoit être une bonne bande dessinée : il faut que le lecteur soit plongé, capté par le dessin, l’ambiance. Qu’il n’ait pas envie de lâcher l’album, jusqu’à la fin.

Le syndrome [E] d’après Franck Thilliez © Runberg/Brahy chez Philéas

Barjavel, ça aussi, c’est fort. Même si, c’est vrai, il a été souvent adapté en BD.

Oui, mais pas La Nuit des temps, ce sera la première fois (NDLR. Philippe Gauckler nous a confié, récemment, avoir tenté d’adapter cette oeuvre, sans succès). C’est une oeuvre forte qui a marqué plusieurs générations. Tout de suite, j’ai pensé que Christian De Metter serait le plus à même de relever ce défi. Cela dit, il n’a pas dit oui tout de suite. Il voulait relire le livre. Par chance, il a été séduit par l’idée et le projet a pu être calé dans son agenda. Bon, nous n’étions pas pressés mais très curieux et gourmands de ce qu’il proposera.

Projet sortant du lot : une biographie de Simenon.

Oui, Rodolphe et Christian Maucler travaillent là-dessus.

Il est ici question de one-shot mais aussi de possibles séries.

C’est évident et l’exemple le plus emblématique, ce sont les enquêtes de Sharko et Lucie Hennebelle, soit une dizaine de romans. Pour le moment, trois adaptations sont signées mais il y en aura plus si le succès est confirmé. C’est également le cas pour L’Agence des invisibles. Jean-David Morvan et Bruno Bazile adaptent aussi un roman de Claude Izner. Ce sera Mystère, rue des Saints-Pères. Il y en a d’autres.

Puis, il y a Bernard Minier et son commandant Martin Servaz dont Philippe Thirault et Mig adaptent le premier roman, Glacé.

Glacé d’après Bernard Minier © Thirault/Mig chez Philéas
Glacé d’après Bernard Minier © Thirault/Mig chez Philéas

On parle souvent de la surproduction dans le monde du Neuvième Art. N’est-ce pas en rajouter que créer une nouvelle maison d’édition.

Mais nous ne sortirons pas beaucoup d’albums par an, tout au plus une dizaine. Ce n’est pas une surproduction additionnelle. De plus, je pense que cette notion de surproduction est discutable. Avec 5500 nouveautés par an, on est loin des 15 000 livres jeunesse et des 10 000 romans qui sont publiés par an.

© Olivier Roller

Le problème, ce n’est pas l’accès. Il y a moins de bandes dessinées qui touchent tous les publics, qui ratissent large. Mais, d’un autre côté, la BD ne se laisse pas enfermer dans des cases, il y a une belle diversité entre les comics, les romans graphiques, les mangas, la BD jeunesse. Oui, il y a une prolifération mais les éditeurs historiques restent raisonnables et mesurés, souvent pour accompagner au mieux ce qu’ils publient. L’augmentation du nombre de nouveautés est surtout ponctuée par les comics, les mangas et les romans graphiques documentaires. Remarquons que la BD jeunesse, peu dynamique il y a quinze ans, a pris de l’assurance. La question de la qualité ne signifie malheureusement pas que les lecteurs seront au rendez-vous, les auteurs sont généralement tous ‘un bon niveau et s’attachent aux meilleurs moyens de production.

Mais je suis serein quant à ce que nous publierons.

Merci Moïse et souhaitons beaucoup de voyage à Philéas.

L’île des oubliées d’après Victoria Hislop © Roger Seiter/Fred Vervisch chez Philéas

En attendant le 29 octobre, preview des deux premiers albums, Gravé dans le sable et Le Syndrome [E] :

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