Demeter, c’est une déesse grecque qui a parmi ses attributs le flambeau. De Metter, c’est un dieu du Neuvième Art qui utilise son crayon comme une torche pour sonder les âmes humaines, la thématique de l’identité et mettre le feu aux pages. Encore plus dans Couleurs de l’incendie, sa deuxième adaptation d’un roman de Pierre Lemaître, la « suite » d’Au-revoir là-haut. Ou comment l’on s’abîme, on sombre puis on se relance pour retrouvée la surface d’un océan de problème. Des problèmes de riches. Ou d’anciens riches. Un album féroce et profond dont nous avons rencontré le maître d’oeuvre.

Bonjour Christian, quelques années après Au-revoir là-haut et seulement deux ans après la parution du roman Couleurs de l’incendie du même Pierre Lemaître, vous revenez avec cette suite… qui n’en est pas une.
Oui, c’est ça. La trilogie des enfants du siècle continue en compagnie des Péricourt. Marcel a périclité, c’est désormais Madeleine que nous suivons.
Et elle va en baver !
Oui, cette histoire, c’est celle d’une chute sociale que Madeleine n’a pas vue venir. Il y a d’ailleurs une scène que j’ai beaucoup aimé réaliser: celle de l’opéra durant laquelle la cantatrice évoque tout l’amour qu’elle a eu. Madeleine, c’est une femme qui aimait beaucoup et qui va se découvrir trahie.

Au moment de réaliser votre adaptation d’Au-revoir là-haut, vous saviez que vous partiez sur une trilogie? Que vous adapteriez le deuxième ?
Je savais en tout cas que Pierre en prévoyait un deuxième opus. Mais je ne m’en suis pas préoccupé, j’avais la volonté de suivre avant tout les personnages du premier. La logique d’une adaptation BD répond à une logique de priorité. L’emploi du temps joue, il faut compter minimum un an pour un album de 160 pages. Puis, si on lit une histoire et qu’on ne se sent pas apte, ça ne sert à rien de s’engager même si on a réalisé le premier.

Mais, dans Couleurs de l’incendie, j’ai trouvé ma place. Pierre, déjà occupé sur le film, ne voulait pas avoir à gérer trois versions de son histoire. Il m’a demandé si je voulais bien le faire seul. Il y avait une confiance. Je ne lui ai rien montré jusqu’à la fin.
Avez-vous fait des ajustements ?
Toute la fin du roman m’était compliquée à mettre en scène. Ce n’était pas visuel. Du coup, j’ai changé la fin, en ne faisant pas mourir certains personnages, en donnant de l’importance à d’autres et en en amenant de nouveaux. La fin est longue, elle fait entre vingt et trente pages.

Mais Pierre Lemaître a conscience qu’il y a des choix à faire, il n’a aucun problème à ce qu’on jette certains personnages. Il sait ce que c’est. Du coup, ma proposition, c’est une interprétation. Le risque pris, c’est de ne pas être d’accord. Mais a priori, aucun tueur ne m’attend au coin de la rue. (rires) Parce que c’est vrai, dans ses écrits, Pierre a le talent de la vengeance !
C’est assez étonnant que la fin que vous aviez imaginée pour votre adaptation BD d’Au revoir là-haut ait été celle retenue pour le cinéma, non ?
Elle se prêtait sans doute plus aux arts visuels. Mais, au final, les trois oeuvres sont différentes. Pierre n’a pas voulu s’impliquer dans cette deuxième adaptation BD par crainte de tout mélanger, comme le cinéma n’avait pas opéré les mêmes choix d’adaptation. Il m’a proposé par contre de lire le scénario cinéma mais j’ai refusé.

Ce nouvel album s’ouvre d’ailleurs sur une scène qui ne peut que faire écho à celle que vous aviez trouvée pour le final d’Au-revoir là-haut: la tentative de suicide de Paul, par un saut dans le vide.
Les choses s’imposent parfois. Je me suis servi de cette scène d’ouverture comme d’un clin d’oeil esquivé. La scène était impossible à faire telle que décrite dans le roman qui ne s’arrête pas et ne fonctionne qu’avec les mots. Qui sont aussi très drôles.
Ici, j’ai arrêté la scène en plein vol. Comme un rappel et une façon de dire que, même quand il y a un secret, l’histoire se répète. Ça se voit souvent. Il y a comme une malédiction. Cette scène me permettait d’entrer rapidement dans le récit et, en effet, de faire écho au premier opus.

Comment se détache-t-on (ou ne s’en détache-t-on pas) du matériau d’origine ?
En plusieurs étapes. D’abord, il y a la pureté de lecture, quand on n’imagine pas encore mais qu’on vérifie si on a bien compris, s’il y a une adéquation. La première approche est donc fidèle. Après quoi, il convient de mettre la structure de côté et de faire son propre bouquin. Il faut oublier ce qu’on a lu, sinon on reste coincé. Il faut faire sa tambouille avec les personnages, y revenir, essayer.
Parfois, on y va sur la pointe des pieds, des fois il faut cerner dans quelles mesures l’esthétisme peut prendre le pas.

Dans l’époque évoquée et le personnage féminin, de Madeleine, l’évolution était subtile. On passe d’une bourgeoise naïve à quelqu’un qui veut se venger. La déchéance est passée par là et Madeleine va devoir devenir ce qu’elle est, trouver son identité.
Il y a dans ce qu’écrit Pierre, l’écho de tout ce qu’on connaît. Celui de l’époque, la sensation de ne pas être la bonne place quand d’autres sont opportunistes. La volonté d’aller contre l’ordre moral. Et la goutte d’eau qui fait déborder tout.

L’identité, ça ne peut que vous parler.
Oui, c’est devenu une obsession, constante. J’apprends à la juguler par le travail, les sujets que j’aborde, mais aussi en regardant mes enfants grandir. La notion de vérité m’obsède. Je m’attache autant à l’individu qu’à l’échelle de la société.
En parlant de vérité, il y a deux types de baisers qu’on perçoit. Deux grands moments de maîtrise graphique.
Oui, il y a le faux baiser et le vrai baiser, celui des histoires d’amour et celui de Judas. Les gestes sont les mêmes mais les conséquences peuvent être très différentes.

Autre scène mémorable, le concert de la cantatrice, a priori sympathisante du nazisme. Et le directeur du théâtre qui s’approche. On pense que la chanteuse va passer un sale quart d’heure. Que du contraire. En quelques images, vous laissez planer le doute.
L’écriture se passe aussi en termes de lumière, de cadrage. En tant que chef d’orchestre, on peut laisser penser que la colère va entraîner telle chose. C’est l’histoire de la vie, on s’attend à des choses et c’est finalement l’inverse qui se produit. Ça se joue à des détails, un regard parfois. Je me suis souvent trompé sur les gens. Et quand j’apprenais qui ils étaient vraiment, je m’en voulais.
Dans votre album, il y a les jumelles. Très laides.
Je n’avais pas l’impression que Pierre utilisait beaucoup ces deux personnages. Elles font leurs petits coups avec un jeune homme qu’elle se partage. C’est toujours difficile de ne pas tomber dans la moquerie bête et méchante. J’ai essayé de leur donner un petit charme. Elles font un peu de peine, j’ai essayé de les rendre plus légères.

Couleurs de l’incendie. Si on voit bien l’incendie qui couve. Parlons des couleurs de cet album.
Je pense ne pas bien voir les couleurs. C’est pourquoi mes couleurs tendent vers le monochrome. Je ne me rends pas bien compte de l’effet qu’elles produisent. Alors je trouve les teintes en fonction de l’histoire, des époques, des ambiances aussi. Le fait de mal distinguer les couleurs me fait m’intéresser à la noirceur.
Votre Madeleine, elle me fait penser à Marion Cotillard, non ?
Ah bon ? Je ne sais pas. Toujours est-il que dans Au-revoir là-haut, j’avais déjà dessiné Madeleine. Elle revêt un aspect cynique, n’est pas très jolie et a un nez fort… « Péricourt ». Comme son oncle, avec lequel elle n’a pas d’autres points communs.

En réalité, j’ai arrêté de penser aux acteurs, c’est en trichant qu’on tombe dans le cliché. Certains sont persuadés que mon personnage principal dans la première saison de Nobody est inspiré de Sean Connery. Cela a été écrit dans plusieurs articles. Mais non, ce n’était pas l’intention. Pour mes personnages, je fais mes petites recherches 3D sur un logiciel. Puis, par le crayonné, je construis les principaux.
Déchirant tout, il y a le cri du petit Paul.
Paul, le fils de Madeleine, est bègue. Ce n’est pas facile à faire ressentir. J’ai donc joué sur la forme des lettres. Ce cri est un moment important de l’album, tout sort et montre la violence, la frénésie, la torsion… L’émotion est là. Si cela devait se produire en situation réelle, ce que j’ai dessiné devrait s’en approcher.
Et la couverture ?
Je la voulais poétique, pour raconter tout et rien. Mais l’éditeur et Pierre avaient une autre idée, qui s’ouvrait vers autre chose. On voyait le drame se profiler. Au final, j’ai convaincu Pierre lors d’un dîner.
Quand on voit le nombre de nouveautés que vous proposez, on a l’impression que vous ne vous arrêtez jamais.
Je travaille vite et, désormais beaucoup. L’âge venant, j’ai appris que pour vivre de mon métier, travailler comme je le faisais avant ne suffirait pas. J’ai mis en place une certaine efficacité. Avant, je passais de ma planche à dessiner à ma guitare puis au piano. J’ai appris à me concentrer. Des fois, ça peut être fatigant, il y a parfois des coups de mou, mais je me place dans une hâte de faire les choses et de voir arriver la suivante.
La suite, c’est quoi alors ?
Le tome 2 de la saison 2 de Nobody. Un autre gros bouquin. Et puis, sans doute, Miroir de nos peines, le dernier livre de la trilogie de Pierre Lemaître. J’ai devant moi deux ans de travail. Puis, si jamais, j’ai une trentaine de scénarios en route. Trois-quatre à un stade avancé.
Il y a quelque temps, il y avait aussi un premier tome de Terre Gâtée, également chez Rue de Sèvres, avec Charli Beléteau et Marguerite Abouet. Cette série a-t-elle été abandonnée ?
Non, mais c’est un autre dessinateur qui me succédera. Nous étions trop différents dans nos méthodes de travail et rien n’était évident pour personne. J’étais une erreur de casting, on a cru que ça matcherait mais non… Le tome 2 est donc en route et sortira bel et bien.
Merci beaucoup Christian et bonne continuation.
Titre : Couleurs de l’incendie
D’après le roman de Pierre Lemaître
Scénario, dessin et couleurs : Christian De Metter
Genre : Drame social
Éditeur : Rue de Sèvres
Nbre de pages : 162
Prix : 24€
Date de sortie : le 02/01/2020
Extraits :
Un commentaire