Vous les entendez les balles qui sifflent ? Les coups de poing qui frappent dur? Après avoir visité le mystère et l’aventure façon Indiana Jones, Jérôme Félix et Paul Gastine passent aux choses encore plus sérieuses, avec un jusqu’au-boutisme quasiment déjà légendaire. Un western, c’était ce qu’il fallait pour placer Paul Gastine sur l’échiquier des dessinateurs sur qui il faut absolument compter. Grand Angle lui a laissé le temps de tout dynamiter, à raison. Au-delà des espérances. Prix BD Fnac Belgique 2020, Jusqu’au dernier nous prend au lasso et nous entraîne dans la furie d’une épopée de 72 pages. Sans gentils, ou presque. Interview.
Bonjour Jérôme, quel tour de force vous opérez avec ce Jusqu’au dernier. Un titre flamboyant, qui ne cache pas son jeu de massacre.
Jérôme: Pourtant, au début de ce projet, le titre était différent: il s’agissait du Dernier Cow-boy. Un titre qu’une scène justifiait, sauf qu’elle n’a pas survécu au final cut. Jusqu’au dernier est arrivé tard, deux mois avant la sortie. Au bout d’une heure de réflexion commune, nous avons tiré une phrase d’une bulle. Avant de nous rendre à l’évidence, nous n’aurions pu trouver meilleur titre.


Ce projet aurait pu arriver beaucoup plus tôt mais vous avez pris le tôt.
Jérôme : L’éditeur nous a mis dans les meilleures conditions, laissant trois ans à Paul, et une avance sur droits en conséquence, pour qu’il puisse donner le meilleur lui-même. À raison, Paul ne voulait rien lâcher, y compris au niveau des couleurs.
Un coup de poker devenu un coup de génie, l’album a connu un démarrage sans précédent pour vous. Et si vous traitez de l’arrivée du chemin de fer dans une petite bourgade, cet album est devenu une vraie locomotive.
Jérôme : Nous avions senti ce potentiel quelques mois avant la sortie de Jusqu’au dernier. Les responsables de Bamboo avaient montré des pages aux libraires. Quelque chose se passait déjà à ce moment, l’accueil était très favorable. Un mois et demi avant la sortie, des magasins Fnac ont aussi eu le droit à une avant-première, le message passait. Puis, il y a eu aussi ce superbe tirage de luxe dont 500 exemplaires ont été expédiés aux libraires. Ils ont lu notre histoire dans une édition magnifique. Les commandes ont suivi, montant en flèche. À la sortie, 35 000 albums ont été vendus en un mois et, en trois jours, l’édition de luxe était épuisée. L’album est parti en réimpression pour 30 000 exemplaires.

C’est un beau démarrage pour un pari énorme, trois ans de boulot et d’énergie. Financièrement, c’est catastrophique comme challenge. Mais je suis content pour Paul qui méritait de connaître ça. Et ce beau démarrage assure le prochain album. C’est une belle réussite, au fond, en contradiction avec la manière dont la BD est conçue désormais : de manière jetable et dans la vitesse. Alors que nous avons pris le temps sans nous préoccuper des contraintes techniques.

Dans cet album, tous sont méchants à différents degrés, il n’y a pas de héros…
Jérôme: … sauf Miss Collins, ce personnage qui ne fluctue pas vraiment, qui reste fidèle à ses principes. Mais, effectivement, le choix de départ était de proposer au lecteur un yo-yo psychologique. Les gentils vont faire des choses qui les mettent du côté des méchants. Quitte à éradiquer le village. Avec un maire terrible qui accepte le mauvais rôle. La vie n’est pas aussi simple que dans les histoires.

Vous aimez les méchants ?
Jérôme : Ils sont plus intéressants que les héros. Ce sont les seuls personnages qui ont de vraies intentions, dont émane une saveur. D’autant plus que ces méchants ont d’aussi bonnes raisons pour faire le mal que les gentils en ont pour le bien.

Comment s’est passé le casting ?
Jérôme: Je cherche dans le cinéma des acteurs que j’aime dans les rôles qu’ils interprètent. Ce qui me donne des petits Frankenstein, je me sers par morceaux. Le shérif a ainsi quelque chose de Woody Harrelson. Quant à l’homme du train, je voulais quelque chose de smart, très anglé.
Et dans le dessin ?
Jérôme : J’y voulais la fougue des westerns que j’aime. J’ai montré à Paul des classiques, du John Wayne.


Paul (qui nous a rejoints entre-temps): Moi, j’étais plutôt de l’école post-Impitoyable.
Les couleurs sont majeures dans cet album.
Jérôme : Parce qu’elles ont été pensées dès le story-board. Avant même le crayonné. En a résulté une symbiose qui n’aurait probablement pas existé s’il nous avait fallu expliquer à un coloriste comment procéder.
Il y a aussi eu des scènes supprimées ?
Jérôme : Oui, une scène supprimée présentait les différents personnages, les cow-boys, les enfants. C’était une scène quotidienne qui permettait de s’attacher au trio mais nous éloignait peut-être de ce que nous voulions raconter. Elle a été partiellement dessinée, cette scène, une planche tout au plus. Mais je n’ai aucun regret.

D’autant plus qu’il y a un prologue.
Jérôme: J’ai trouvé géniale cette idée amenée par Paul de créer un prégénérique. Cela permettait de marquer le coup avant que l’histoire ne démarre vraiment. Dans le découpage aussi, en jouant avec le nombre de vignettes et les grandes images. C’était un prétexte.
Pourtant, Paul, vous n’aimez pas trop les grandes images?
Paul : Non, du tout, elles me font paniquer. Ne fût-ce qu’à l’idée de savoir que je devrai bientôt en dessiner une. C’est alambiqué, je me prends la tête. Les grandes cases, ce sont donc, pour moi, des petites cases agrandies, allongées.
Et pour la couverture alors ?
Paul : Là, aucun problème, l’idée est très précise, je fais un dessin quasi prêt à l’emploi. Ici, après plusieurs propositions, l’idée était dirigée par la lumière, le feu.

Il y aura une suite à cet album, donc ?
Jérôme : Pas à proprement parler. L’album s’appellera À l’ombre des géants, un personnage y reviendra, pour créer le fil rouge, mais l’histoire pourra totalement se lire de manière indépendante. J’ai en fait eu une deuxième grande idée de western.
Comment expliquez-vous ce retour en force de ce genre ?
Paul : Jérôme à une grande théorie là-dessus.
Jérôme : Pendant très longtemps, on a fait et remplacé, pendant longtemps, du western dans l’heroïc-fantasy. Un genre qui a pris place dans l’imaginaire des gens par l’aventure et les grands espaces à explorer. Mais il y a toujours des retours aux sources, c’est cyclique. Et comme le western est très ancré dans l’inconscient des gens. Que ce soit au cinéma ou dans la BD. On en a tous lu ou vu une fois un. Et il faut qu’un western rencontre un énorme succès pour relancer la manne. Je crois que c’est réellement le premier genre qui marqué à ce point les gens. Un souvenir durable.

Pourtant, à la base de Jusqu’aux derniers, il n’était pas tout à fait question de faire un western.
Paul : Son histoire en avait la dynamique, c’est certain. Mais Jérôme ne savait pas trop dans quel contexte historique implanter ce récit. Plus il me le racontait, plus je voyais l’histoire dans un western, avec des ranchs, des colts, des paysages par-dessus.
Jérôme : L’histoire pouvait en faire s’inclure dans une diversité de décor mais il fallait un changement de monde. Puis Paul n’avait pas appris à dessiner les chevaux pour rien. Du coup, nous avons raccordé l’histoire que je proposais à l’arrivée du train dans l’Ouest, de quoi donner des allures de fin du monde, ou en tout cas d’un monde, celui des cow-boys. Mais il aurait très bien pu être question de la révolution industrielle.

Jusqu’au dernier traite en effet de la disparition du métier de cow-boy.
Jérôme : Sacrifié sur l’hôtel de la mondialisation. Mais vous savez, on en a tellement vu des cow-boys à l’écran qu’on ne s’imagine pas que ce métier a tenu dix ans, tout au plus.
Aujourd’hui, donc, on a l’impression que tout le monde à un projet de western dans un de ces tiroirs.
Jérôme : Quand je dis qu’on a mis trois ans à concrétiser cet album, en réalité, il a fallu quatre ans et demi, à partir du moment où nous avons lancé l’idée. À l’époque, il n’y avait pas encore réellement ce mouvement de relance du genre en BD et Giraud et Boucq semblaient encore être des idoles indétrônables. Des grands maîtres du dessin réaliste. Un western, c’était une manière pour moi de montrer Paul dans la cour des grands. Le western était une chasse gardée mais il fallait y aller. Pour moi, le dessin Paul n’avait pas été reconnu à sa juste valeur, réduit à la série B (ndlr. pourtant excellente) qu’était L’héritage du diable. Après quatre tomes, il fallait trouver autre chose.


Je savais que Paul en avait encore sous le coude. Et que si je lui proposais un western, il allait vouloir être au niveau. Parce que ça ne faisait pas un doute que les critiques allaient devoir le comparer aux plus grands. Ça peut paraître prétentieux mais on aurait très bien pu nous ramasser une claque. Mais tout le monde y a été. Paul a fait ce western de la manière la plus noble possible, avec un héritage, les mêmes intentions que Giraud, le même amour.
Il faut dire que, pour moi, Blueberry c’est comme Lourdes, un pèlerinage. Et tous les deux ans, je relis toute la série ! Les histoires sont tellement bien construites, ça donne envie de lire la suite, d’un tome à l’autre.

Et au cinéma ?
Jérôme: Rio Bravo, L’homme qui tua Liberty Valance
Paul : De mon côté, même s’il est très mauvais, c’est le premier qui m’a bien marqué, notamment au niveau des décors : Mort ou vif.
Récit complet
Scénario: Jérôme Félix
Dessin et couleurs: Paul Gastine
Genre: Western
Éditeur: Grand Angle
Nbre de pages: 72
Prix: 17,90€
Date de sortie: le 30/10/2019
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