HiéroglypH, des héros qui glissent sur la peau de banane laissée par ce coquin de sort et des auteurs talentueux et facétieux

Le monde du Neuvième Art, surproductif, est, depuis quelques années, assez comparable aux deux facettes d’une pièce. Une mauvaise, une bonne. La première ? Des conditions qui ont régressé, et dont les éditeurs ne sont souvent pas les derniers responsables avec les politiques, qui empêchent son homme ou sa dame de vivre de leur art, les obligeant à vivoter et à trouver d’autres occupations plus rentables, abandonnant même parfois leur métier pour se reconvertir ailleurs. Dernier exemple en date: François Schuitens. C’est triste. La deuxième facette est pourtant plus joyeuse et voit l’émergence de nouveaux talents, avec une patte, et d’éditeurs qui n’ont pas forcément pignon sur rue mais ont envie de procurer autre chose, d’autres expériences, graphiques, sensitives, littéraires aussi. C’est le cas avec la série/Collection HiéroglypH, signe antique qui célèbre l’arrivée dans le monde du Neuvième Art des Éditions Félès. Et avec des aiguilles dans la gorge, voilà de quoi bien passer le temps, heure par heure. En bonne compagnie graphique, pour des héros qui ne le sont pas toujours tout court.

© Murzeau aux Éditions Félès

Résumé de l’éditeur : À l’origine du projet HiéroglypH, il y a cette photographie en noir et blanc : celle de Dino Buzzati, l’auteur du Désert des Tartares, en costume-cravate, confortablement installé dans un fauteuil en cuir. Entre ses mains, un EC Comics américain : MAD. On n’attend pas cet écrivain majeur dans le monde particulier de la bande dessinée. Pourtant, sa dernière œuvre Orfi aux enfers est un roman graphique, dessiné par lui-même, Dino Buzzati le peintre. Ce mélange entre écriture et dessin constitue l’ADN des albums de la série HiéroglypH. Dans chaque opus, l’univers littéraire d’un novelliste contemporain est adapté par des auteurs renommés de la bande dessinée.

« Concocté pour être lu sur une journée ». Il y a quinze ans, c’est ainsi que se présentait la banderole qui barrait la couverture du Quatrième Top, recueil de nouvelles tous azimuts qui visitaient de jour comme de nuit le cadran horaire pour donner à chaque heure (même les petites) sa lumière … ou sa part d’ombre. Telle était l’idée de Ludwig Schuurman, premier auteur contemporain à passer l’épreuve du feu de la BD avec ce premier opus.

L’éditrice Blandine Lanoux

Un auteur qui y a déjà goûté, par un amour inconsidéré pour Hergé et son oeuvre, Hergé à qui il a d’ailleurs déjà consacré un livre. À son tour d’être le terrain de jeu et d’analyse dans ce qui apparaît un peu comme une revue béton, solide. Le premier épisode, collectif, de HiéroglypH. Celui qui apporte autant le verbe que l’image. Qui peut se concevoir comme l’un ou comme l’autre et trouve encore une autre signification dans leur union.

© Giuseppe Manunta

Designé comme un hiéroglyphe (c’est dire si la toute jeune maison d’édition fondée par Blandine Lanoux), le logo de Félès met à l’honneur… un félin. Et quitte à avoir neuf vies, le chat (pas n’importe lequel, Bastet, déesse égyptienne de l’enfantement) s’en offre deux en bonus.

Les auteurs, les graphismes, les visions et l’inspiration du moment prennent ainsi d’assaut les mots et les phrases de Schuurman pour en donner une nouvelle version, un habit, des couleurs, une plastique. Du réalisme à la caricature, des touches légères à la patte tenace, du jour à la nuit et de la peinture au crayon. Se succèdent ainsi, au chevet des aiguilles et des personnages qu’elles malmènent bien souvent, Emmanuel Murzeau, Grazia La Padula, Ignacio Noé, Benoit Frébourg,  Barbara Baldi, Alberto Madrigal,  Mister Kern, Francesca Marinelli, Giuseppe Manunta (aussi directeur artistique des éditions), Julien Motteler et Stéphane Torossian. Dans des histoires d’amour naissant ou pas, de rendez-vous manqués, de course contre la montre forcément. Avec ce qu’il faut de surréalisme et d’originalité, de fatalité et de hasard qu’on force. Et le coquin de sort qui a le dernier mot. Chaque nouvelle désormais imagée, mise en bulle et en case, se vit comme un thriller, un chrono infernal.

Infernal peut-être mais pas assez que pour brider et brader le talent de tous ses auteurs triés sur le volet, dont les noms ne sont pas forcément ronflants (et tant mieux, découvrons seulement !) mais dont l’art va suffire à perturber nos nuits. Car si les nouvelles de Schuurman sont dérangeantes, sans doute redoublent-t-elles d’efficacité sur les quelques planches que porte chaque auteur. Dans des styles très différents mais avec à chaque fois l’énergie qui convient à animer les lettres, à leur donner un supplément de sens.

Ainsi, à 8h, heure de pointe dans le lit comme le métro-boulot (dodo viendra plus tard), entre girafes, dauphins et autres zèbres, Emmanuel Murzeau traque la fille pronominale, de manière très vive, très réaliste, laissant les couleurs battre la chamade.

Crayonné © Murzeau
WIP © Murzeau

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelques minutes plus tard, sortez le pince-nez, tirez la chasse: Grazia La Padula a la lourde et conséquente tâche de nous parler de « J’ai longtemps été une petite fosse septique ». Sceptique ? Non. Dans les pas et les pets d’un gamin à qui l’appareil digestif joue des tours mais pas forcément sans raison. Jouant sur le fumet des odeurs et l’expressivité des visages, la dessinatrice réussit à sortir le monstre.

© Grazia La Padula aux Éditions Félès

Deux planches, une fraction de seconde, un rendez-vous non convenu dans la rue, Ignacio Noé se la joue Patrick Coutin. Il aime regarder les filles. Et son personnage qui ferait mieux de regarder la route, encore plus. Il faut dire que la diva du trottoir, écarlate et sachant mettre ses atouts en valeur (ou pas, vous verrez) a de quoi faire dévier les regards. Quitte à jouer des mauvais tours. En neuf cases et autant de cadrage d’une scène de la vie quotidienne, Ignacio Noé plante tout, Paris, les terrasses, la rue, les regards. L’un de mes actes préférés. Caustique et à contre-courant.

© Ignacio Noé aux Éditions Félès

Et comme le temps passe, de la vie à la mort, de l’insouciance à la responsabilisation, de un à deux et plus si affinités. Avec en ligne de mire l’espace pour agrandir la famille. Quatre murs et un toit, comme chantait Bénabar. Quatre murs et un toit, et quoi ? Et puis quoi encore. Dans cette chasse au trésor immobilier, pas si loin d’un Jannin, Benoit Frébourg fait une ode, un peu détraquée, à la philosophie du jardin. De la poésie.

© Benoit Frébourg aux Éditions Félès

Midi pile, vous avez un creux ? Barbara Baldi repousse l’heure du repas car, pour son héros, il y a plus important à faire. Un coup de fil à passer à sa femme. Motif ? Il ne sait plus, il n’écoutait pas. Et voilà comment un malheureux (mais comme on s’en réjouit, mauvais que nous sommes) fait dérailler le train. Le train pas le trait. Car Baldi est très solide, à l’avant-plan et à l’arrière-plan, dans des décors assez f(l)ous.

© Barbara Baldi aux Éditions Félès

Dans ce speed dating avec des auteurs qu’on aime déjà, un rendez-vous en chasse un autre, un peu sur le même mode que la précédente nouvelle, mais en inversé. Et Alberto Madrigal se penche sur ce qui pourrait être une vie et un intérieur/extérieur de Légo ou de Playmobil, avec des envies et des choix soumis au bon vouloir du marionnettiste qui choisit d’aligner les embûches ou de les écarter. On vous laisse deviner ce qu’il va décider.

© Alberto Madrigal aux Éditions Félès
© Alberto Madrigal aux Éditions Félès

Vous avez faim, maintenant ? Mister Kern, architecte dessinant, vous sert à boire et à manger en mode malbouffe et sur fond de dîner de famille où chacun peut tirer la nappe à lui mais attention de ne rien renverser. Néo-pop et un brin dégueul-art, bouffi de graisse, expressionniste, Mister Kern, des dents et des lèvres, réussit à nous faire rencontrer cette famille en décomposition autour d’une bonne choucroute. L’OVNI de cet album, quasi 3D !

© Mister Kern aux Éditions Félès

Balade digestive, ça vous dit ? Prenons le chemin battu et rebattu. Vous avez déjà remarqué comme certains lieux, formidables ou anodins, rythment nos itinéraires, comme des rituels. Pour Frank, qui aime marcher, c’est le Canal. Et le cours de l’eau peut parfois se révéler coquin surtout quand l’éternel célibataire croit avoir trouvé son âme soeur. Revisitant la mise en scène et en cases pour mieux donner du rythme à ce qui est sans doute le texte le plus faible de l’ouvrage, Francesca Marinelli tire les marrons du feu mais pas les cailloux du canal. Dans un style accrocheur, presque jeunesse mais adulte aussi. Que la nuit peut être mauvaise conseillère.

© Francesca Marinelli aux Éditions Félès

C’est d’ailleurs encore le cas, sous la pleine Lune, dans tous les sens du terme, que consacre Giuseppe Manunta, le Napolitain strasbourgeois (ou peut-être est-ce l’inverse) qui aime, de manière parcimonieuse, mettre la BD dans son plus simple appareil. Et, sur la plage abandonnée, coquillages, crustacés et soleil se sont cachés pour laisser place à une ambiance nocturne, prétexte à tous les coups de folie. Même quand ils sont torrides, érotiques à tendance porno. Des corps en chaleurs et des courbes et rondeurs, tout ce monde top et downless semblent n’avoir, plus que jamais, aucun secret pour le dessinateur qui aime donner des airs naïfs à ses personnages qui n’ont pourtant pas froid aux yeux, ni ailleurs. Ici, c’est le retour du bâton, la grande aiguille qui fout les boules à la petite. Deux aiguilles anachroniques, un temps suspendu trop peu de temps que pour que deux amants en sortent indemnes. L’instant de douceur animale s’est transformé en instant de douleur lacrymale. Pour le plaisir des spectateurs, un peu beaucoup voyeurs.

© Giuseppe Manunta aux Éditions Félès

C’est clair, HiéroglypH aime les contrastes et sans rien perdre de la moiteur de la nouvelle précédente, voilà que Julien Motteler, et son trait très dynamique, rajoute de la pluie sur la tête du pauvre Kaminski. Entre les cageots de l’hypermarché, de l’ombre à la lumière, des rayons à l’entrepôt, notre héros est un insignifiant petit bonhomme qui va passer en quelques secondes au statut de héros avant de déchanter. C’est surprenant, déconcertant, mais bien emballé (et déballé) par un dessinateur fort dans les ambiances, pour mettre à l’aise le lecteur, au contraire de son personnage principal.

© Julien Motteler aux Éditions Félès
© Julien Motteler aux Éditions Félès
© Julien Motteler aux Éditions Félès

On éteint la lumière, on plonge dans le noir (à l’impropre comme au figuré) puisque Stéphane Torossian se révèle dans l’encre et un petit théâtre un peu glauque et puissant, fort en gueule. Surtout pour Bernard qui n’a pas tiré le gros lot, un simple passage devant un miroir en témoigne. Quand ce ne sont pas les cris des passants. Pourtant, Bernard, il a droit à sa chance, non? Mais comment peut-on séduire quand tout le monde vous appelle l’affreux ? Sauf que, puisqu’elle ne s’est pas penchée sur son berceau, une fée va lui apparaître et changer sa vie. Un enchantement qui tient en deux mots: téton gauche. Bernard ne croit pas à la magie mais cette idée va l’obnubiler. Alors, sourira, sourira pas, cette p**** de chance ? Maniant horreur et fantasme, Stéphane Torossian livre l’oeuvre la plus choc, la plus frontale (et pectorale) de cet album, dans l’incandescence du noir et blanc.

© Stéphane Torossian aux Éditions Félès
© Stéphane Torossian aux Éditions Félès

Voilà, nous avons fait le tour de l’heure et de l’horloge, haute en couleur, puérile et adulte, intime et universelle. Dès potron-minet où pour prolonger la nuit (dans laquelle, vous le savez, tous les chats sont gris), voilà un remède idéal et une belle découverte de style et d’univers, affûtés et jamais décevants. Cynique à toute épreuve. Un bon et beau départ pour Félès. Et par-dessus tout une belle vitrine.

La suite est déjà programmée avec pas moins de cinq autres albums dans les tuyaux dont Le dîner de Noël (pour novembre 2019) et Le Pompon rouge (pour novembre 2020) de Giuseppe Manunta ainsi que Les Histoires de Martin, récits animaliers de Bastet et Giorgia Casetti. Bref, gardez à l’oeil le site et la page Facebook de ces éditions très prometteuses.

© Giuseppe Manunta aux Éditions Félès

 

Titre : HiéroglypH – Des aiguilles dans la gorge

Recueil d’histoires courtes

D’après le Quatrième Top de Ludwig Schuurman

Scénario, dessin et couleurs : Emmanuel Murzeau, Grazia La Padula, Ignacio Noé, Benoît Frébourg, Barbara Baldi, Alberto Madrigal, Mister Kern, Francesca Marinelli, Giuseppe Manunta, Julien Motteler et Stéphane Torossian

Genre : Drame, Nouvelles

Éditeur : Félès

Nbre de pages : 128

Prix : 22,95€

Date de sortie : le 07/05/2019

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