Homme d’aventure et à femmes dessinées (comme personne), Giuseppe Manunta retrouve la plume pour évoquer Noël dans une aventure à la fois intimiste et chorale, vaudevillesque et touchante, familiale par-dessus tout entre omniprésence de certains membres et l’absence d’un autre. Pour Un dîner de Noël, c’est à Strasbourg, sa ville depuis bientôt dix ans, et chez les toutes jeunes éditions Félès (qui ont de l’envie et de la passion à revendre) que cet Italien nous entraîne. Interview à deux pas du marché de Noël mais à bonne distance des clichés.


Bonjour Giuseppe, vous nous revenez avec un album de saison, aux couleurs de Noël. Que vous évoque cette fête ?
Un moment de rassemblement où tout peut arriver, dans le bon sens ou dans le mauvais, et où de bons plats mijotés concourent à préserver une ambiance agréable…
Votre plus beau souvenir de Noël ?
C’était en 1980, le 23 novembre précisément, lorsque s’est produit un tremblement de terre puissant dans la région de l’Irpinia, près de Naples, rendant notre maison inhabitable. Nous sommes donc tous partis chez mon oncle en Sardaigne. Et, là, nous avons vécu un dîner de Noël inoubliable. Toute la famille était réunie (plus de 20 personnes, mon oncle étant l’heureux géniteur de 11 enfants à lui seul). On a commencé le matin avec le rituel de l’abattage du cochon, dont mon oncle s’est chargé lui-même : une bête de deux quintaux, promue d’office principale protagoniste de la soirée, laquelle s’est terminée à 2h du matin, pour nous, les enfants. Ces moments précieux ne reviendront plus, mais ils nous ont fait oublier notre malheur.
Et le pire ?
Le jour d’après !

Un bon repas de Noël, c’est quoi ?
Hormis un état d’esprit particulier et le plaisir de se retrouver en bonne compagnie, c’est la dégustation d’entrées accompagnées d’un petit prosecco : salade de poulpe, charcuterie, carpaccio de saumon, courgettes à la scapece, petites boules de mozzarella… ensuite, arrive le premier plat de spaghettis alle vongole (aux palourdes). En attendant le deuxième plat, on se régale de fritures «légères » de poisson, crevettes, calamars, anguilles. Voilà le deuxième plat qui arrive : de la langoustine avec du provola fondu, sans oublier les accompagnements… Pour finir, les fromages bien sûr, les fruits et les desserts : Panettone, cassata, strufoli, tout cela arrosé de vin blanc et de limoncello.
Noël, ça se fête différemment en Italie et en Alsace ?
Il est peut-être un peu plus bruyant chez nous.
Petit, que trouviez-vous au pied du sapin ?
Chez moi, on ne reçoit pas de cadeau à Noël mais le 6 janvier (à l’Épiphanie). Il s’agissait de jouets de toutes les couleurs. Les fumetti (les BDs), je les piquais à mon père ou à mes cousins.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la BD ? Des héros, des auteurs ?
Quand j’étais petit, mon père m’emmenait au cinéma. Je rentrais parfois à la maison, dans un état d’insatisfaction par rapport au film. Alors j’ouvrais un cahier et je dessinais ma version du film. C’est ainsi que tout a commencé.
Comment travaillez-vous, quelle est votre méthode ? Et que trouve-t-on dans votre atelier ?
Je travaille sur une grande table, sur laquelle toutes mes affaires sont posées : couleurs, crayons, papiers, livres d’art (peintres classiques). Pas d’ordinateur. Il est placé dans un autre coin de l’atelier où vous pouvez aussi trouver des bibelots curieux, des illustrations encadrées de collègues, certaines de mes créations, un gramophone et des tiroirs remplis de dessins et de projets en attente.

Si votre histoire commence à Paris, c’est bien à Strasbourg que vous nous emmenez très vite. Strasbourg, c’est votre ville, non ?
Je suis arrivé à Strasbourg le 1er avril du 2011 et suis tombé amoureuse de cette ville cosmopolite dotée d’une architecture gothique mélangée à l’Art nouveau, et où, à mes yeux, la qualité de vie est préférable au chaos de Naples, Rome, Milan ou Paris. Je me suis dit « je vais rester ici quelques années… ». Maintenant cela fait 9 ans que je suis là.
Et Strasbourg à Noël, vous nous en donnez un aperçu. Un coin à ne pas rater si nous devions visiter la ville ces vacances ?
La meilleure chose à faire, à mon avis, est de se « perdre » dans les rues et les ruelles de cette magnifique ville et de laisser le hasard guider ses pas…

Magnifique, au point d’y implanter un bon nombre de vos histoires, tant dans le registre de la comédie dramatique (Le dîner de Noël) que dans l’aventure ou le mystère (Sherlock Holmes). Strasbourg, c’est un bon décor ?
Oui, l’atmosphère romantique de mon histoire trouve un écho dans ce décorum. Je voulais aussi rendre hommage à une ville que j’aime et qui m’a accueillie chaleureusement.
Que possède cette ville que les autres n’ont pas (ou que vous n’avez pas trouvé ailleurs) ?
Une culture artistique très profonde qui se retrouve partout… jusque dans sa cuisine, très différente du reste de la France, en raison de son histoire, de la géopolitique ; un peuple fier ; de nouveaux amis, des jolies femmes et des kilomètres et kilomètres de piste cyclable.
Avec Le dîner de Noël, le lecteur se rendra vite compte qu’une grande bâtisse à appartements, présente sur la couverture, est l’épicentre de cette histoire. Elle existe vraiment cette maison ?
Elle existe. Elle est située dans le quartier du Neudorf, 98a route du polygone. C’était la maison de l’architecte Aloys Walter, qui a réalisé plusieurs bâtiments dans cette zone au début du vingtième siècle. Je l’ai choisie car j’y ai vécu 6 ans, au deuxième étage.


En avez-vous changé l’intérieur, laissé parler votre imagination ou avez-vous reconstitué l’intérieur le plus rigoureusement possible ?
Je l’ai modifié un peu, pour des exigences purement pragmatiques de récit.
À un moment, vous faites même un plan de coupe, une vue aérienne au-dessus des différentes pièces de l’appartement d’Agnès, notre hôte de ce soir de Noël. Une telle scène, c’est compliqué à faire ? En amont, faites-vous un plan de la maison afin d’être cohérent tout au long de l’histoire ?
C’est, à mon avis, la plus remarquable de l’album. Elle n’est pas trop compliquée à faire. C’est un concept : réunir, en une seule scène, tout le monde, avec des pièces de l’appartement fonctionnant comme les cases d’une planche de BD. L’autre avantage de ce point de vue en plongée, c’est qu’il autorise la lecture de cette grande image dans tous les sens. Avant de réaliser un projet, je dessine toujours des plans pour le décor et des études pour les personnages.
Agnès a pour objectif de réunir toute sa petite famille, des hommes, des femmes, ces couples, des célibataires, certains qui viendront, d’autres pas ou peut-être pas… Il y a aussi le souvenir du paternel, Giuseppe, comme vous. Pourquoi ? Ces personnages, ou des parties d’eux, existent-ils dans la réalité ?
Dans cet album, il y a beaucoup de personnes qui ont fait partie de ma vie, à Strasbourg et ailleurs. Mais on y trouve surtout des expériences personnelles, presque tous les personnages faisant en quelque sorte partie de moi, à l’image du souvenir de Giuseppe.

Comme je le disais, les profils des acteurs réunis autour de cette bonne table sont très différents. Il faut une alchimie, non ? Que chaque personnage ait son « temps d’écran », ne pas en oublier un dans un coin. Comment mettez-vous ça en place ?
C’est la base de la création d’une histoire : créer, pour chaque personnage, une vie propre, même si certaines nuances, certains détails, ne ressortiront finalement pas dans la mise en scène. Cela les rend tous plus crédibles.
Et physiquement, vous avez fait beaucoup de recherches autour de ces personnages ? Ou jaillissent-ils très vite ?
La recherche, c’est de creuser dans mes souvenirs, mes expériences, l’observation de mes amis et amies. L’idée du récit a germé dans mon esprit depuis bien longtemps. Mais je l’ai écrit en l’espace d’un mois, le découpage compris. Sept mois ont ensuite été nécessaires pour réaliser les planches.
Puis, il y a ce fils en retard, André, qui viendra ou ne viendra pas. Omniprésent absent. Il fallait suggérer son existence, sans le dessiner… C’est un défi ?
Non, certaines fois, les choses se mettent en place toutes seules au moment de l’écriture, l’important étant que le script soit bien clair. Pour bien faire comprendre le développement de l’histoire, je l’ai construite comme ça : André est comme une broche qui tournerait sur elle-même et, depuis le centre de la broche, des fils courent, au bout desquels sont reliés les autres personnages, chargés de leur propre historie.
Au fond, de quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?
Jules, peut-être.

Un personnage qui est écrivain et n’a jamais écrit que sur les déceptions amoureuses, des livres de célibattant, désilussionné de l’amour. Pourtant, dans la famille, mais aussi dans son environnement, il y a beaucoup de femmes de caractère. Elles ont une place forte dans votre œuvre, non ? Prendriez-vous plus de plaisir à les dessiner que les hommes ?
Le plaisir de dessiner les femmes, c’est physique, spontané. Avec les hommes, le travail est plus technique. C’est pour cette raisons que dans le récit Giunchiglia (Clair de Lune éditions), il y a beaucoup d’hermaphrodite.

Cela dit, ce ne sont pas toujours des pin-up, au contraire d’autres auteurs qui avouent être prisonniers d’un type de personnage (Natacha pour Walthéry, les héroïnes de Dany), vous aimez varier les physionomies, non ? Vous inspirez-vous de modèles ?
Je crois que mes femmes de papier sont le fruit de souvenirs de femmes que j’ai connues et aimées, mais aussi de celles que je n’ai pas eues.
Vous aimez aussi les dévêtir dans des œuvres érotiques mais pas que, comme ici. Vous mettez-vous certaines limites ?
J’ai débuté comme ça, et j’adore le genre érotique. Mais il faut rester cohérent avec l’histoire qu’on a envie de raconter. Et moi, j’aime explorer tous les genres.

Enfin, pour terminer de mettre de la vie dans vos planches, il y a un chien, un chat. Vous aimez dessiner les animaux ? À quoi faut-il penser ?
Les animaux m’ont toujours fasciné, quels qu’ils soient, même s’ils sont plus difficiles à dessiner. J’ai eu un chien et un chat par le passé et, quand je peux; je les couche sur le papier.
Après quelques années de collaborations avec d’autres (Roger Seiter, Fabrice Linck…), vous êtes à nouveau scénariste. C’est important pour vous de dessiner vos propres histoires ?
C’est vital. Mon rapport avec les scénaristes de plume est parfois compliqué du fait qu’ils n’ont pas tous ni toujours une vision représentative de la scène.

Qu’est-ce qui vient en premier, le dessin ou le texte ?
L’idée, puis le texte, puis le dessin.
En tout cas, au vu des bonus en fin d’album, vous écrivez en italien. Vos albums continuent de paraître dans votre pays natal ? Les traduisez-vous vous-même ?
Je réalise mes projets d’abord en italien, pour des questions de praticité et de rapidité. Je traduis moi-même les textes, puis je les soumets à des amis pour corriger mon français, qui n’est pas encore d’un niveau satisfaisant. Cela fait longtemps que je ne publie presque plus rien en Italie.
Au fond, comment est née cette histoire de Noël ? Il y a tellement d’histoires de Noël. C’est difficile d’innover ? Quels sont les clichés à ne pas utiliser ?
Simplement de ne pas tomber dans le piège des scènes déjà vues, déjà écrites, d’éviter la rhétorique et d’utiliser les trois règles fondamentales :
1) l’attente,
2) l’intrigue,
3) la surprise.

Cette histoire, c’est une manière de surpasser l’égoïsme ambiant, non ? D’ouvrir les yeux sur le monde qui nous entoure, d’aider l’autre sans attendre en retour. Et, avec votre galerie de personnages, vous arrivez vraiment à impliquer le lecteur qui trouvera forcément quelqu’un à qui s’identifier. Vous jouez aussi beaucoup avec les apparences, c’est ce qui rend la fin si surprenante ?
La fin est surprenante par nature, quand elle arrive, on ne s’y attend pas…

Cette histoire, elle est beaucoup plus intimiste que vos précédents récits d’aventure, vous aviez envie de changer d’air, de tester autre chose ?
J’avais besoin, j’avais envie, après une phase que je qualifierais, peut-être maladroitement, de commerciale, de revenir à la création de récits plus personnels. Et, à l’avenir, je m’évertuerai à écrire mes propres histoires, comme auparavant.
Cet album est l’un des premiers de la maison d’édition Félès. Vous nous la présentez ?
Je ferai ça moins bien que sa fondatrice, Blandine Lanoux. En quelques mots, les Editions Félès sont nées de notre rencontre, à l’occasion d’un projet de communication d’entreprise. Nous publions des romans graphiques avec pour principale motivation celle de valoriser des créations d’auteurs sans tenir compte de statistiques marketing. On se base sur les émotions et les transports que provoquent en nous les étranges alchimies entre graphisme et contenu narratif.

Vous en êtes le directeur artistique, aussi. Quel est votre rôle ?
Je m’occupe de contacter et de soigner les auteurs dans leur parcours de projet, de proposer des idées lorsqu’ils rencontrent des difficultés ou des doutes. Je procède aussi aux mises en pages des albums et tout ce qui concerne le graphisme. Vu notre petite taille, avec Blandine, nous sommes amenés à toucher un peu à tous les aspects du métier, au quotidien.
C’est facile de lancer une nouvelle maison d’édition ?
Bien sûr que non. Je crois que se lancer dans la création d’entreprise est toujours un parcours du combattant, quel que soit le secteur d’activité. Mais les spécificités de l’édition de BD résident dans la part énorme du subjectif dans les choix des projets, et dans les montants importants à financer en raison des à-valoir à verser aux auteurs, et des retours des invendus en provenance des libraires. Les éditeurs prennent tous les risques.
Que pouvez-vous nous dire sur les prochains albums en préparation ?
Au programme pour 2020, figure « Ourmiah Requiem », un récit historique de Blanche Lancezeur et Mathias Gally et basé sur une histoire vraie, mettant en scène Emile Sontag, archevêque d’Ispahan, tentant de protéger des réfugiés en Perse, en 1918.
Une création expérimentale intitulée « La Case vide » explorera l’impitoyable univers de la BD au moyen de la mise en abîme de mises en abîme.
Il y aura aussi « Shunga. Peur d’aimer », un récit érotique dessiné par un jeune auteur japonais, Katsukazan.
« Réveil en pleine mer » décrira l’expérience réelle vécue par un plongeur au harpon en situation de survie en Méditerranée.
Dans la même année, nous tenterons encore de donner une suite à « HiéroglypH », un recueil de nouvelles écrites par un écrivain et adaptées par différents auteurs de la BD et aux « Petits amis » un projet jeunesse illustré par Giorgia Casetti…
Et vous, quels sont vos projets ?
Vous aurez noté que pour la saison 2020, le programme sera ultra chargé. Il restera peu de place pour les projets personnels. Mais si c’est possible, je continuerai d’écrire de nouveaux scenarii.
Si vous deviez faire un vœu pour 2020, lequel choisiriez-vous ?
Une longue vie aux Editions Félès.
Merci beaucoup Giuseppe, et de très bonnes fêtes de fin d’année.
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Giuseppe Manunta
Genre : Comédie dramatique, Vaudeville
Éditeur : Félès
Nbre de pages : 120
Prix : 21€
Date de sortie : le 18/11/2019
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