
Il y a quelques mois, il y avait du neuf sous le Soleil et pas du bon. Les Éditions du même nom, section du groupe Delcourt, ont laissé de manière inattendue tomber deux de ses fastes et brillantes collections : Noctambule et Métamorphose. Direction le cimetière? Des projets étaient en cours, notamment un leporello de Benjamin Lacombe qui avait fait part, à l’époque, de sa frustration. Finalement, les deux éditrices à la tête de ces deux collections, Clothilde Vu et Barbara Canepa, ont fait se répéter l’histoire pour assurer la continuité de leurs fabuleux projets.
Si Mourad Boudjellal avait permis à Noctambule comme Métamorphose de voir le jour au sein de Soleil (qu’il revendrait quelques années plus tard à Delcourt) il y a quinze ans, c’est encore lui qui embarque la fine équipe pour son retour aux affaires avec les Éditions Oxymore. Première incursion dans ce nouveau monde éditorial en terrain pourtant connu avec Les royaumes muets de Séverine Gauthier et Jérémie Almanza et Le roi ensommeillé de Myriam Dahman et Clément Lefèvre. Des albums qui font basculer nos mondes ailleurs. Pour être meilleurs?
Les Royaumes muets, et pourtant tant de choses à dire

Résumé des Royaumes muets par les Éditions Oxymore : Perséphone a rencontré la mort l’année de ses douze ans, un jeudi, à 23h52. C’était le jour de la veillée funèbre de son voisin, Victor Columbaria. Elle ne fera vraiment sa connaissance qu’après sa mort lorsqu’elle se retrouvera nez-à-nez avec son fantôme, quelque peu désemparé. Charles et Théophile, collecteurs de soupirs, ont deux jours de retard… Il y a une vie après la mort et le dernier soupir est le prix pour y accéder. S’il n’est pas collecté, le défunt sera condamné à l’errance… Aussi, Perséphone n’hésite pas à franchir la porte du monde d’après la mort pour partir à la recherche du dernier soupir de Victor… Mais pourquoi peut-elle voir les morts ? Et pourra-t-elle revenir dans le monde des vivants ?…


Bienvenue dans l’univers de la Faucheuse, Séverine Gauthier et Jérémie Almanza ont nommé La Mort. Pas d’esbroufe, pas de déguisement, rien n’est aussi sombre dans la vie que ce qu’il se passe après. Apparemment. Au-delà des veillées funéraires et des larmes au cimetière ou au crématorium… enfin juste après la mort en fait. Car les deux auteurs font la lumière (comme sur la couverture qui ouvre une porte allume la lumière sur le monde des ténèbres, sorte de mise en abyme pour moi qui termine la journée à la lampe frontale dans ma chambre noire) sur une étape peu connue. La récolte du dernier soupir. Il ne faut pas traîner, quand vous en êtes les collecteurs (deux par deux) car ça se dissipe vite ces choses-là… Mais on n’est pas à l’abri d’une erreur non pas judiciaire mais mortuaire. Et là, la vie après la mort prend tout son sel.

Pas de chance pour Victor, Charles et Théophile qui lui sont assignés, ne sont pas des foudres de guerre. Ils sont arrivés en retard. Re-pas de chance, pour Perséphone, cette fois, comme ils sont maladroits, les deux représentants du Royaume des morts l’emportent de l’autre côté. De là où on ne revient pas… Enfin, il y a une infime possibilité… à saisir, car Perséphone est trop jeune pour mourir. Là, le temps qu’il lui reste presse. Heureusement, elle peut compter sur les deux foireux qui l’ont envoyé là et le fantôme damné de Victor.


Rythmé par des strophes de poèmes de géants comme Apollinaire, Hugo, Ronsard et Gautier, ce récit réussit à déjouer les déjà-vu (Coco, pour ne cite qu’une oeuvre voyageant entre les mondes) et à ne pas faire appel aux croyances qui nous rassurent sur le grand vide auquel mènera notre dernier souffle. Dans les pas d’une enfant débrouillarde et ayant la trempe de ne pas se laisser faire même face à Hécate, Séverine Gauthier (les deux magnifiques tomes de L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur) et Jérémie Almanza (la trilogie Eco, Coeur de pierre) nous invitent dans un monde aussi dantesque et curieux que fascinant et réconfortant.

Parce que l’entraide est de mise et qu’il y a là un supplément de vie et de lumière inattendu. Ils sont éloquents, plein de charme et de fantaisie, ces royaumes muets. L’escapade est belle, paradoxalement vivifiante, avec des personnages croustillants. Dans cet exercice de style qui consiste à rester lisible et visible dans le monde noir de noir, Jérémie Almanza fait des miracles. Il bâtit une ville-monstre luxueuse, fourmillant de détails et n’oubliant pas forcément les petits rituels du quotidien des mortels. Il y a moyen de faire du lèche-vitrine et de s’installer au bar.



L’équilibre est parfait, jamais on n’a le cafard et la mort n’est pas une fin en soi. Sans pour autant qu’il y ait un vrai final feel-good… mais réaliste. Car on ne peut pas sauver toutes les âmes, mais on peut s’arranger.

Le roi ensommeillé, le marchand de glace est passé


Résumé du Roi ensommeillé par les Éditions Oxymore : D’aussi loin que la jeune Ena s’en souvienne, le monde a toujours été sous l’emprise d’un éternel hiver… Tous ses habitants ont fini par s’endormir, et parmi eux, sa grand-mère. Selon une légende ancienne, Faskat, le roi de la forêt, qui a eu trois filles, aurait vu son cœur devenir froid comme de la glace et aurait jeté ce sort sur le monde… Et si seule une fleur détenait le pouvoir de briser cette malédiction ? Peut-être que l’une des filles de Faskat, celle que l’on appelle la grande ourse, la magicienne de la forêt, pourrait lui venir en aide ? Ainsi commence la quête d’Ena…


Du noir au blanc, le manteau blanc. Myriam Dahman et Clément Lefèvre nous entraînent au milieu des contes et des légendes (qui se métamorphosent au fil des temps et donnent lieu à plusieurs versions), dans le grand froid éternel, en compagnie d’une héroïne qui n’écoute que son courage. Qui lui tient chaud au coeur dans ce monde de dormeurs. Les humains se sont engourdis depuis que l’hiver en toutes saisons s’est infiltré partout. Le chagrin du roi, là-bas dans son château, n’a rien pardonné aux humains qui lui ont pris sa fille. Enfer et damnation de glace.


Mais il y a donc Ena qui jusqu’ici trouvait le remède pour réveiller sa grand-mère mais elle en est tombée à court. Avant la fin de l’histoire qui lui permettrait peut-être d’y voir plus clair.

Au royaume des Ourses (des peaux d’Ourses), Ena commence un voyage initiatique, poussée par de drôles de petites bêtes, des spectres tout noir, et à la rencontre d’anthropomorphes jusque-là insoupçonnés et faisant écho pourquoi pas à quelques contes majeurs de la culture populaire. Le conte, la légende qui l’a bercée et fait comprendre la dangerosité du monde extérieur, Ena va devoir le confondre, en trouver les indices dans sa réalité.

Le rapport entre le texte transcendant et initiatique de Myriam Dahman et la candeur et le spectaculaire du trait de Clément Lefèvre est magique. Les deux étaient faits pour se rencontrer et faire aimer, passionnément, leur histoire. Oh, elle ne propose pas de grand rebondissement, de difficultés et de chemins à rebrousser, elle est simple. Il n’y a même pas, au-delà des apparences, de méchants. Mais on a parfois besoin de penser simple pour changer la face du monde, induire les thèmes importants comme la transmission filiale et le respect de la nature, pour laisser parler son coeur. Et le coeur du Roi ensommeillé, tellement éprouvé mais aussi émouvant. Une cause pas forcément perdue pour peu qu’on lui donne ce qu’il faut de chaleur et d’espoir.

À lire aux Éditions Oxymore.