Après un livre d’or, très riche en souvenirs et en émotions, paru fin 2022 pour lancer les hostilités, Titeuf fête ses trente ans en cette fin d’été avec un nouvel album, Suivez la mèche. Immortel, jeune à jamais mais voyant évoluer la société autour de lui (pas souvent en bien), le p’tit héros peut compter sur son créateur, Zep, pour garder la touffe alerte. Dans son nouvel album, lui et ses copains sont confrontés à l’intelligence artificielle, au réchauffement climatique, à la vie d’avant ou aux nouveaux monstres. L’occasion d’évoquer avec Zep, digne représentant de la bd helvéto-franco-belge, ces trente années de BD tout public (y compris quelques stars comme Goldman ou Renaud et désormais Aldebert), lucides sans jamais donner de leçons mais en sachant refuser les projets qui lui paraissent absurdes comme une adaptation live au cinéma. Longue interview dans un hôtel bruxellois où l’auteur a fait un marathon promotionnel.

Bonjour Zep! La première chose qu’on voit d’un album BD, en général, c’est sa couverture. Sur la moitié des albums classiques de Titeuf, il y a plein de monde. Pourquoi?
Oui, j’aime bien dessiner les foules, je m’en suis rendu compte avec le temps. Comme ce sont des albums de gags, souvent, nous avons une image pour montrer tout ce qu’il va y avoir dans l’album.
Et ça se bouscule derrière Titeuf.
Parce qu’il y a toujours beaucoup de personnages. Parce que ce sont eux qui amènent les thématiques, en général. Un enfant qui vient pour parler du consentement, un autre qui est réfugié. Toute une communauté de personnages se crée et j’en garde les plus intéressants au fil des albums. Si je les gardais tous, je pense que Titeuf serait dans une classe de 60 élèves…
… et chaque album ferait 120 pages. Ce nouvel album s’intitule « Suivez la mèche ». C’est vrai que sa mèche, c’est la première chose qu’on voit de lui.
C’est une sorte d’emblème, de gimmick. J’étais assez content d’avoir trouvé ce truc pour un petit personnage qui ne s’appelait pas encore Titeuf mais qui avait cette tête-là. Pour un autre projet de bande dessinée, il y a 31 ans. Mais quand j’ai commencé à dessiner la première histoire de Titeuf, comme elle était très autobiographique, j’y avais mis mes copains d’enfance. Au moment de me dessiner, moi, j’ai préféré reprendre ce petit bonhomme qui était plus intéressant graphiquement, ultra-identifiable. Puis, c’est une des lois dans la bande dessinée: nous devons redessiner des centaines, des milliers de fois les personnages, il faut donc qu’ils soient les plus simples pour permettre au trait d’évoluer. Si c’est trop complexe, à un moment, vous vous retrouvez bloqué.

Titeuf a toujours été assez pratique. Je peux le tordre dans tous les sens. Graphiquement, il a évolué sans se transformer, il est toujours reconnaissable.
La mèche s’est imposée après d’autres recherches?
Quand on crée un personnage, on cherche beaucoup. À l’époque, je n’aimais pas du tout dessiner les cheveux, ça me semblait très fastidieux. Je trouvais toujours une astuce. D’ailleurs, mes personnages ont toujours des trucs qui symbolisent les cheveux mais qui n’en sont pas vraiment. Les filles, un peu moins, c’est plus délicat. Mais pour les autres, je les fais chauve, leur mets des bonnets ou des boulettes qui ressemblent à des espèces de boucles. Oui, j’essaie toujours de contourner le problème des cheveux.

Puis, la mèche, c’est pop et punk! Finalement, vous êtes parmi les premiers à ouvrir cette rentrée BD. Il va y avoir du monde derrière. Y’a-t-il des concurrents ou finalement on espère le succès de chacun?
Je vois et expérimente ce milieu comme collégial. Quand j’entends parler de bande dessinée, que ce soit la mienne ou celles d’autres, je suis toujours content. C’est un peu différent en Belgique, où vous avez une culture BD plus forte. Mais en Suisse ou en France, pendant tout un temps, elle fut mise de côté.
C’est un milieu assez bienveillant. Je suis lecteur et fan de BD. Tout en étant auteur, je lis les bouquins de mes collègues, de mes amis. J’aime voir ce qu’il s’y passe.
S’il ne faut citer qu’un album qui sort en même temps que le vôtre, cela pourrait être le nouveau Game Over, émanation de Kid Paddle, créé par un auteur, Midam, qui se retrouve souvent face à vous. Y compris dans des clashs graphiques mémorables sur les réseaux.
Et Kid Paddle a 30 ans, lui aussi. De temps en temps, nous aimons nous affronter, effectivement (rire)
Il y a des livres que vous attendez en cette rentrée?
J’avoue que je n’ai pas trop regardé le programme. Je vais aller traîner un peu en librairie. J’étais un peu ailleurs puisque j’étais juré au festival du film francophone d’… Angoulême. J’étais à fond dans la rentrée cinéma et j’ai zappé celle des BD!
Tiens, beaucoup de personnages du Neuvième Art sont adaptés au cinéma. Vous l’avez fait en animation mais l’occasion s’est-elle déjà présentée de faire un film live?
On me l’a souvent proposé et j’ai toujours refusé. Parce que je trouve que l’univers de Titeuf est quand même relativement réaliste, cela équivaudrait à filmer des enfants qui parlent dans une cour d’école… si ce n’est que l’acteur principal aurait une espèce d’immense perruque jaune sur la tête ce qui, tout d’un coup, casserait tout le réalisme de cet univers qui est acceptable quand il est dessiné. Ce serait assez étrange, je ne pense pas que ce soit une bonne idée mais on continue à me le proposer régulièrement.

Titeuf, en vrai, l’avez-vous déjà rencontré au coin de la rue, dans votre vie?
En trente ans, il y a eu beaucoup d’opportunités. Je me rappelle qu’il y a 15-20 ans, un magazine suisse avait organisé un concours de sosies. Je m’étais retrouvé dans une salle remplie par une centaine de Titeuf et Nadia, tous habillés comme les personnages. Naturellement, on peut se découper une mèche dans du papier et se la coller sur la tête. Là, tous avaient trouvé différentes manières de la faire. Avec leurs cheveux, en mousse, en ouate. Il y avait plein d’idées. Les Nadia n’étaient pas en reste, puisque sa coiffure à elle aussi est quand même imposante. Il y avait beaucoup de laque! C’était un moment absolument génial, nous avions fait une photo.
Sinon, j’essaie souvent d’imaginer la tête qu’aurait Titeuf, en grandissant. Parfois, je vois des gens dans la rue, qui ont 20-30 ans, et je me dis que ça pourrait être eux.

Au fil de ces trente ans, vos lecteurs se sont-ils parfois improvisés scénaristes, vous envoyant des idées?
Ça arrive mais ça reste mon plaisir d’écrire pour Titeuf. Je reste à la recherche de scénarios. Il faut dire que souvent les gens s’inventent des histoires de Titeuf… qui est le leur. Un jour, j’étais en dédicaces, les enfants étaient excités, ils se parlaient, secouaient un peu la table. À un moment, je leur demande quelle est leur histoire préférée de Titeuf. Tous commencent à me la raconter. Et un garçon commence à me raconter une histoire… que je n’avais jamais écrite. Il avait inventé sa propre histoire mais, pour lui, elle était dans mes albums.
J’aime ces moments qui me donnent l’impression que mon personnage est presque devenu vivant. Quand j’étais enfant, je savais que Lucky Luke était un personnage de BD mais j’avais envie de croire qu’il existait vraiment. Comme Gaston. Quelque part, dans un immeuble, il devait y avoir la rédaction de Spirou avec Lagaffe, Spirou, De Mesmaeker. Ils devaient bien vivre quelque part et la bande dessinée n’était que la retranscription de leurs aventures. Je trouve que quand le personnage, dans la tête des lecteurs, sort du livre pour rejoindre notre quotidien, il s’est passé quelque chose d’intéressant.
Dans deux ou trois gags, vous parlez de l’intelligence artificielle. Un outil qui monopolise beaucoup de débats, dans bien des secteurs, dont celui des créateurs d’images quelles qu’elles soient. Je pense que la première BD entièrement réalisée par des images artificielles est sortie, ça y est.
Oh oui, il y en a même plusieurs, pour la rentrée.
Je sais que votre ami Marini est en guerre.
Ah oui, lui, c’est sûr (il rit)

Et vous, ça vous menace, vous en avez peur?
Non, je n’en ai pas peur mais je crains qu’on ait ouvert la porte à quelque chose qui va nous remplacer. Dans mon cas, je fais de la bande dessinée parce que j’aime dessiner. Même si un robot en faisait à ma place, je le ferais toujours. Mais je pense que pour les jeunes artistes qui arrivent maintenant, c’est une concurrence qui n’est même pas menaçante mais déloyale. On ne peut pas se mesure à ça. Et je crois que s’énerver contre ça ne sert pas à grand-chose en fait. C’est une réalité. Ce qui est fou, c’est qu’on injecte de l’argent dans quelque chose qui va nous rendre obsolète. Ça touche l’ensemble de la société. Il y a déjà des journaux qui fonctionnent avec des rédacteurs AI, des stations de radio entièrement animées par l’AI. En Suisse, nous avons un personnage de présentatrice météo en AI, qui n’existe pas. Pour le moment, nous en sommes encore à ce stade où cette technologie est fascinante, curieuse… mais ça va avoir un impact social et économique incroyable.
En fait, ça m’intéresse d’en parler parce que je suis soucieux de mettre en scène tous les sujets dont les enfants parlent. La compréhension de Titeuf n’est pas socio-économique, il cherche juste ce qu’il peut en retirer. Est-ce qu’elle peut faire ses leçons à sa place? Puis, il en teste la limite physique. Mais ça fait partie des sujets qui vont occuper les débats de plus en plus, c’est sûr.
Vous continuez aussi de travailler le réchauffement climatique. J’aime ce ton qui n’est pas donneur de leçon mais qui amène des pistes de compréhension sur des sujets complexes.
Je n’avais surtout pas envie de faire dans l’anxiogène. Je pense que les enfants ressentent déjà beaucoup le poids pesant de ces informations sur eux. Je voulais que ce soit drôle sans évincer le sujet. C’est toujours le risque du gag, rendre le sujet léger. Il ne faut pas non plus qu’il devienne, sous cette tournure, un sujet dont on n’a plus rien à faire. Mais comme ça fait partie de leur quotidien, j’avais envie de parler de ça. Comme du bilan carbone, qu’à mon avis peu d’enfants – et même peu d’adultes – peuvent expliquer malgré le fait qu’on en entende tout le temps parler. Titeuf le comprend encore moins bien que les autres. J’aime cette incompréhension poétique et la manière dont il reconstruit l’explication du monde qu’il ne comprend pas. Puis, c’est une manière d’ouvrir la discussion.

Ça a souvent été la raison des pages plus délicate dans Titeuf au fil du temps : tout à coup, à travers un gag, on peut ouvrir une discussion familiale, entre copains. « Parce qu’on a forcément mieux compris que l’autre. » On peut rétablir chacun sa vérité. (sourire)
Il y a aussi la question des monstres sous le lit, de plus en plus nombreux et pas forcément ceux qu’on croyait enfant.
Ça, c’est une page de Titeuf qui grandit. C’est assez rare. Là, il a une vision de son enfance. Alors que, bien souvent, quand on est enfant on est enfant et c’est quand on devient adolescent qu’on a une vision sur son enfance. Lui, ça fait 30 ans qu’il est enfant, je sais qu’il a le droit de poser ce regard, presque nostalgique.
Et vous, qu’est-ce qui vous fait peur parmi tous ces monstres du quotidien?

Un peu tous ceux qui sont cités. Je trouve assez inquiétant le fait que les enfants d’aujourd’hui reçoivent une forte pression, j’ai parfois l’impression qu’ils sont déjà dans le monde de l’emploi: ils doivent être populaires, avoir des followers, qu’ils ne soient surtout pas largués par rapport à ce qu’il se passe sur les réseaux, qu’ils ne perdent pas le fil, qu’ils soient compétitifs… Ce n’est pas un vocabulaire qui appartient aux enfants mais au secteur de l’emploi dans ce qu’il a de pire. On a encore grignoté des parts d’insouciance et de liberté en pensant qu’on créait de la liberté. C’est le contraire qui s’est passé.
C’est aussi le cas dans cette confrontation de Titeuf à sa mamie et qui parlent de la vie et des jeux dehors qui se sont fort intériorisés.
Les gamins investissent beaucoup moins les jeux dehors, le monde a changé. Quand j’ai écrit ce gag, j’étais complètement dans la peau de Titeuf. C’est quand je l’ai dessiné que je me suis rendu compte que j’étais complètement dans la peau de la grand-mère. Parce que moi j’ai vécu tout ça. C’est un constat terrible, après trente ans, je ressemble plus à sa grand-mère qu’à Titeuf.
Oh, vous êtes quand même toujours aussi jeune dans votre écriture.
Ah, quand j’écris, je m’amuse comme lui. Je suis le personnage. Mais, dans les faits, je me rapproche quand même plus de l’âge de la maîtresse que de celui de mon personnage.

Sur 30 ans, j’imagine que le dessin évolue mais aussi ce qu’on peut faire, dire, ce qu’on ne peut plus dire aussi? Avez-vous senti cette marge se raccourcir?
Moi, je ne l’ai pas expérimenté en tout cas. On ne m’a jamais interdit de faire une page. J’ai toujours été, depuis le départ, le concept de Titeuf: un enfant qui essaie de comprendre le monde des adultes, le monde contemporain. Celui dans lequel il vit. Celui de 93 n’est pas le même que celui de 2013 ou 2023. Le monde change mais Titeuf reste le même, ne tire pas vraiment leçon de ce qu’il a appris mais il continue d’être curieux et perdu dans ce qui l’entoure. Ça m’a toujours semblé important de traiter de tous les sujets qui font le quotidien de l’enfance.
Quand j’ai démarré, c’était une réaction à une bande dessinée avec des personnages enfants qui vivent dans un monde qui n’est pas celui réel. C’était celui d’avant avec le papa qui travaillait et rentrait le soir à la maison, le livreur de lait, la maman qui est ménagère. J’ai connu encore un peu ce monde mais il n’existait plus quand je suis devenu jeune adulte. En 1993, j’avais envie de parler de la crise de l’emploi, des gens qui étaient dans la rue, du sida, tout ça avec une compréhension enfantine. Comment comprend-on les affiches pour le port du préservatif quand on a dix ans et qu’on se promène dans la rue. Il me semblait intéressant que cela figure dans la bande dessinée. Et je ne vais pas déroger à ça.

Pour moi, c’est tout à fait légitime que les enfants parlent entre eux et cherchent à définir le genre, le consentement, le réchauffement climatique, un pédophile… Ce sont des choses qu’ils entendent et qu’ils ont besoin de débattre. C’est même nécessaire qu’idéalement, dans chaque album, l’ensemble de la société soit représenté. Je ne veux pas qu’on en arrive au « je vais parler de tout sauf de ça. » Si, un jour, on me dit ça, j’arrêterai de faire cette BD. Ce serait injuste. Cela reviendrait à dire que les enfants ne peuvent pas parler de ça. Or ce que j’aime le plus chez Titeuf, c’est sa liberté de parler de tout. Pas forcément à des adultes, à ses parents, mais à ses copains.
Par contre, il faudra aussi que ça reste toujours Titeuf et que je ne prenne pas sa place, que ce soit l’adulte qui ait un message à faire passer sur cette question. Ça deviendrait bizarre que je profite de Titeuf pour véhiculer mes idées. Mais je n’ai pas d’avis intéressant sur tous ces sujets. Moi, j’écoute ce qu’il se passe. Si je dois parler de bande dessinée, j’aurai un avis posé parce que ça me concerne directement. Sinon, je suis plus un observateur social.
Titeuf a été traduit dans 25 langues, a voyagé beaucoup dans le monde, non sans polémique et censure gratinées.
La plus spectaculaire fut celle de Jair Bolsonaro qui avait brandi Le guide du zizi sexuel le soir du débat télévisé en disant qu’un de ses objectifs de campagne était de faire interdire ce livre au Brésil. C’était ridicule car ce livre s’était vendu très confidentiellement.
Ça a bondi depuis?
Il nous a fait une promo incroyable! Je trouve intéressants chacun de ces moments dans lesquels des gens veulent interdire quelque chose. Titeuf a beaucoup été combattu. À partir du moment où on est sorti du petit monde de la bande dessinée, que ce héros est devenu un personnage populaire plus large et que je me suis retrouvé dans des émissions comme celles de Michel Drucker, on présentait tout d’un coup Titeuf comme une BD que les enfants adorent mais qui parle de sexe. Là, des gens qui ne l’avaient jamais lu se sont levés et ont dit : « mais comment, ce n’est pas possible ». Dès que vous mettez « enfant » et « parler de sexe » dans une même phrase, ça déclenche des peurs terribles. On veut faire interdire, on veut faire condamner. Même le fait qu’il jouait avec la grammaire et le langage, qu’il fabriquait des mots qui n’existaient pas, certains trouvaient ça inadmissible. Mais c’est un débat intéressant qui pose la question : « de quoi vous souvenez-vous de votre enfance? »
Des parents me disaient: « mais aucun enfant ne parle de sexualité ». Je leur demandais s’ils avaient été enfants eux-mêmes, s’ils en avaient des vagues souvenirs. « Jamais, jamais » Je renchérissais: « peut-être vous mais, moi, oui, et tous mes amis aussi ». Pas parce qu’on est obsédés sexuels mais parce qu’on est quand même très inquiet de ce qu’il va nous arriver plus tard. À dix ans, personne n’a envie de se mettre tout nu avec quelqu’un du sexe opposé ou pas. Or la télévision, le cinéma, les médias montrent en permanence ce qui nous attend. Alors, évidemment qu’on a envie de comprendre ce qui va nous tomber dessus et s’il n’y aurait pas un moyen d’y échapper.
Il y avait la bande dessinée d’avant qui vous a poussé à créer Titeuf. Et celle d’après? Il y a des héritiers?
Je vois souvent dans des bandes dessinées de jeunes auteurs des petites choses qui viennent de chez moi. Il y a certains que je connais, que j’ai vu m’apporter leurs premiers dessins pour avoir des conseils, c’est génial. Ce qui est intéressant c’est que ces références soient mélangées à autre chose, à ce qu’est l’auteur, à ses lectures, à du manga souvent. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’auteurs qui ont grandi en lisant du manga et de la bande dessinée franco-belge – pardon helvéto-franco-belge (rires) -, c’est assez touchant.
Même si le milieu s’est précarisé, parce qu’il y a de plus en plus d’auteurs et de parutions, qu’il est de plus en plus difficile de vivre de la bande dessinée, beaucoup de gens en font et le profil de ces auteurs s’est énormément diversifié. Quand j’ai commencé, nous étions quand même tous des lecteurs de Spirou, Métal Hurlant, Fluide Glacial. Majoritairement des garçons. Aujourd’hui, à mon avis, il y a autant d’autrices que d’auteurs, sur des sujets ultra-variés, pour des publics très différents, qui aiment des choses plus expérimentales ou plus littéraires. Le roman graphique a permis de développer tout un nouveau public qui n’était pas lecteur de BD, qui n’aimait pas ce format, ne le comprenait pas, et maintenant se plonge des semaines dans un long récit. La bande dessinée va bien à ce niveau-là, est en bonne santé.

Vous parlez de Tintin, de Spirou… Vous aussi avez participé à cette aventure de magazines avec Tchô. Malheureusement, de plus en plus de magazines BD disparaissent, si ce n’est Tintin qui revient pour un one-shot célébrant les 77 ans de son journal et Métal Hurlant qui ressuscite.
C’est marrant parce que la bande dessinée est vraiment un art qui a été développé pour les magazines. Au départ, c’est un art de presse. C’est devenu des livres après. Moi, j’ai appris à faire du gag en une page, le format presse. Or, aujourd’hui, beaucoup d’auteurs apprennent à faire du strip car c’est le format téléphone. Chaque support développe la BD. La tablette aussi développe une nouvelle manière.
Et vous, comment travaillez-vous?
Je suis resté au trait traditionnel, du papier sur lequel je dessine à la main. Suivant les projets, j’utilise l’ordinateur pour la mise en couleurs. Dans le cas de Titeuf, c’est Nob (qui réalise Dad) qui les assure. Lui travaille au logiciel.
Récemment, j’ai vu un auteur pousser un coup de gueule. En substance, il disait: « Les médias parlent toujours du papa de tel ou tel héros, il n’y a qu’en BD qu’on entend ça. » Et vous, vous sentez-vous le papa de Titeuf ou c’est un terme qui vous agace?
Non, ça ne m’agace plus, je m’y suis habitué, mais c’est vrai que c’est un terme bizarre. On ne dit jamais que JK Rowling est la maman d’Harry Potter, par exemple. Je ne sais pas pourquoi on a développé ça en bande dessinée, pourquoi on s’est mis à dire que nous étions les parents de nos personnages. Je le prends pour quelque chose d’affectif, donc ça ne me dérange pas, mais effectivement je n’ai pas du tout ce rapport. Titeuf n’est pas mon fils. Je n’ai pas le même rapport avec lui qu’avec mes enfants. Cela dit, je me rappelle que Morris m’avait dit : « moi, je n’ai jamais eu d’enfants, alors Lucky Luke c’est un peu mon fils« . Donc, il y a quand même des auteurs qui ont développé cette relation.
Moi quand je dessine Titeuf, je suis dans sa peau, je n’ai pas cette bienveillance paternelle. Ça me permet de faire ce que j’ai fait. Titeuf est aussi ce qu’il est parce que c’est un personnage que j’ai créé avant d’avoir des enfants. Quand je l’ai créé, j’étais un ancien enfant et je me suis rendu compte par la suite qu’énormément – sinon tous – d’auteurs qui dessinent des personnages enfantins – pas tous, Midam, ce n’est pas le cas – l’ont fait parce qu’ils sont devenus parents et qu’ils ont eu envie de faire une BD pour leurs enfants, pour leur raconter une enfance un peu idéalisée, encourageante. Ce n’est pas du tout le cas de Titeuf. Elle est assez cruelle, son enfance. J’avais envie d’utiliser l’humour pour traverser cette période. La base est autobiographique puis elle s’est beaucoup étendue. Évidemment, j’ai beaucoup moins de souvenirs d’enfance que ce que j’ai dessiné, mon enfance a été beaucoup plus courte que celle de Titeuf. Mais, je pense que ça m’a donné une liberté de ton que je n’aurais pas eu si j’avais été papa. J’aurais probablement fait quelque chose de plus mignon, doux, édulcoré. Je n’aurais pas traité tous ces sujets.
C’est un débat que j’ai souvent eu avec des auteurs jeunesse qui n’ont pas du tout cette approche: ils ont envie de raconter une jolie histoire à leurs enfants.
La preuve que Titeuf existe bel et bien, c’est qu’il a rencontré des stars: Jean-Jacques Goldman, Bigflo et Oli, Renaud, Johnny, Henri Dès… Il est très musical!
C’est marrant, une maison de disques, je pense Sony, m’avait proposé de faire une compil’ Titeuf. Ils ont vite abandonné l’idée. Eux imaginaient un truc très générationnel: Titeuf a l’âge d’écouter de la musique urbaine, de la pop, du r’n’b. Moi, j’avais proposé la playlist que j’écoutais moi: du rock des années 70… Je suis arrivé avec et ils m’ont dit qu’ils n’allaient pas le faire. Quand on me demande ce qu’écouterait Titeuf, là, j’ai vraiment un décalage avec le personnage.
J’ai vraiment découvert Bigflo et Oli grâce à lui. Eux sont vraiment des lecteurs de BD, de Tchô. Un jour, sur Instagram, je reçois un message d’Oli, je crois. Il me disait: « Vous êtes bien Zep? On kiffe Titeuf, nous sommes en tournée à Genève, pourrait-on passer pour vous rencontrer? » J’étais au restaurant avec mes enfants et je leur ai demandé: « vous savez qui c’est… Oli? » Ils étaient excités. « Comment, papa, tu ne connais pas Oli? C’est la plus grande star du monde. » « Mais vous connaissez aussi Bigflo? Ils vont passer à la maison. » « Quoi???? Ils vont passer à la maison? » Ce fut une émeute à la maison quand ces deux gaillards sont passés. Un peu avant, j’ai quand même écouté ce qu’ils faisaient et ai réalisé qu’en effet je connaissais. J’avais entendu leurs titres plein de fois dans la chambre des enfants. Ce sont des gars super.

Et, avec Goldman, dont on parle encore beaucoup malgré sa retraite, ces dernières semaines ne faisant pas exception, vous avez encore des contacts avec lui?
Oui, toujours. Notre rencontre date d’il y a plus de vingt ans maintenant. Nous nous sommes rencontrés en 2001, autour de l’illustration de son ultime album studio, Chansons pour les pieds. J’étais allé chez lui, où il enregistrait son album. J’avais passé une semaine chez lui. Nous sommes restés amis, nous nous écrivons. Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps. Un temps, nous nous voyions régulièrement, nous allions aux concerts ensemble. Depuis, nous nous écrivons une fois par an, j’ai toujours de ces nouvelles, c’est vraiment une belle personne que j’aime beaucoup, assez exemplaire.
J’ai connu les chansons de Goldman à une époque où c’était la honte de l’écouter: c’était de la musique pour les filles. Ados, nous n’aimions pas Jean-Jacques Goldman parce que les filles avaient plein de posters de lui dans leurs chambres. Nous étions hyperjaloux. Je suis devenu fan vers mes 20 ans. Je l’ai vu en concert. J’avais la trentaine quand il m’a contacté, dans la période que j’adorais – il avait fait ce très bel album qu’est En passant. D’être là, d’assister à la création d’un album, d’observer la manière dont il crée ses chansons alors que j’étais en train de dessiner dans mon coin, c’était quelque chose.


En illustrant le livret de Renaud « Les Mômes et les Enfants d’abord ! », vous avez aussi réalisé un superbe objet. Remarquez, Nicolas Keramidas, lui, fait des sculptures.
Ah, mais lui, c’est un collectionneur mais aussi un fou furieux de Renaud. D’ailleurs, je l’ai dessiné dans une illustration. Quand il l’a vue, il est devenu fou (rires).

À la fin de cet album, il y a cette planche: « Qu’est-ce qu’on pense de moi? » Et vous, que pensez-vous de Titeuf?
Je trouve qu’il est plein de qualités. Il a les qualités de l’enfant. Il est parfois de mauvaise foi, un peu lâche, pas toujours très correct avec les autres, pas d’une gentillesse folle avec les filles. Mais il a cette qualité immense de l’enfance: la curiosité, essayer de comprendre. Pour moi, c’est la plus belle qualité. Si on peut essayer de la garder le plus longtemps dans sa vie, c’est génial.
Qu’a-t-il reçu pour son anniversaire?
Un livre d’or, c’est pas mal quand même?
Quels sont les projets pour le moment autour de Titeuf?
Il y en a toujours plein, notamment deux expositions. Sinon, pour le festival de Saint-Malo avant sans doute une tournée, nous sommes en train de monter un spectacle avec le chanteur Aldebert. Titeuf sera avec lui sur scène. Il chantera, je dessinerai.
Nous réfléchissons aussi à un projet d’émissions radio, il y a beaucoup de projet avec Donald Reignoux, le comédien qui double Titeuf. Il y a un attachement particulier. C’est son premier job. Il avait 16 ans à l’époque, sa voix était inconnue. Maintenant, il est devenu un doubleur star, il fait Spider-Man et plein d’acteurs américains. Mais il reste attaché à Titeuf.

Finalement, on peut se dire que les icônes ont la vie dure et longue. Dans votre album, on voit Super-Mario, Indiana Jones.
Puis, il y a quelque chose de particulier en BD, ça se passe d’une génération à l’autre. C’est fou la longévité d’Astérix, de Spirou, de Tintin qui a bientôt cent ans, c’est incroyable. Titeuf, ça fait 30 ans, des lecteurs étaient là au début et sont désormais des parents, viennent avec leurs enfants en dédicaces. C’est touchant.
Merci Zep.
À lire chez Glénat.