Mathis et la forêt des possA.I.bles : à peine beau de loin mais loin d’être beau

© Benovsky/AI chez Locus Solus

Annoncée comme l’une des toutes premières bandes dessinées utilisant l’intelligence artificielle (IA), Mathis et la forêt des possibles est l’oeuvre de Jiri Benovsky. Photographe et philosophe, collaborateur scientifique à l’Université de Genève (Suisse), il est présenté comme spécialiste en métaphysique, en philosophie de l’esprit et en esthétique. Mais n’est pas illustrateur. Alors qu’il avait par le passé déjà publié différents livres et essais en rapport à ses domaines de prédilection, le voilà donc qui, à l’aide de l’IA, publie sa première BD. Dessinée par des algorithmes, donc, et revendiqué en quatrième de couverture et dans un dossier expliquant le pourquoi du comment.

© Benovsky/AI chez Locus Solus

Résumé de Mathis et la forêt des possibles par les Éditions Locus SolusMathis vit au cœur d’une mystérieuse forêt avec ses parents. En leur absence, il se met en tête de nettoyer la cage aux lucioles… jusqu’à l’accident ! Il les laisse toutes s’échapper ! La colère l’envahit et subitement, il se retrouve dédoublé. 2 Mathis au lieu d’un ! Lequel est le vrai ? Comment sortir de ce pétrin ? Le voilà perdu dans la Forêt des Possibles, croisant des êtres sympathiques, ou moins… La Démone Salamandre parviendra-t-elle à l’aider ?

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© Benovsky/AI chez Locus Solus

Loin de moi, toute tentative de pacte avec le diable. L’intelligence artificielle quand elle se mêle de produire (pas créer) des contenus artistiques, je trouve qu’elle devrait s’abstenir. Mais comme il n’y a que les imbéciles qui pourraient changer d’avis, pourquoi ne pas s’en faire un, sans a priori, avec cette incursion dans la forêt et le monde de Jiri Benovsky? D’autant plus qu’en 2023, il est illusoire d’être anti-IA alors que nous l’utilisons tous de manière préméditée ou inconsciemment. Ne fût ce que quand notre GSM nous propose de corriger ou de terminer un mot. Quand on surfe sur les réseaux et que les posts proposés sont (parfois mal) taillés pour nos envies. Quand, plus largement, Internet capte nos habitudes de consommations. Et que moi, en tant que journaliste, j’aimerais trouver un logiciel fiable qui retranscrive mes interviews et me fasse gagner du temps. C’est fonctionnel.

Ici, l’intelligence artificielle entre donc dans la danse pour divertir le public, mettre des images sous les yeux et dans la tête. Formater ou ouvrir les horizons? C’est dans une fantasy pas imperméable aux problèmes de notre monde, dans une forêt qui brûle, que Jiri Benovsky nous invite à faire la connaissance de Mathis. Ou plutôt des Mathis. À la suite d’une gaffe, commise en l’absence de ses parents, un phénomène étrange a eu lieu: Mathis s’est dédoublé. Deux petits bonshommes pareils. Lequel est le bon? Même ses compagnons animaliers de toujours, Loïc l’espèce d’écureuil et Richard le genre d’araignée, ne savent plus faire la différence. Catastrophe, et si le Mathis double prenait la place de l’original? La colère et les sentiments contraires qui ont mené à cette dissociation ont laissé place.

© Benovsky/AI chez Locus Solus

La seule solution pour le jeune garçon (enfin un des deux) est donc de s’aventurer dans la forêt, brûlante et sombre, recelant quelques merveilles mais aussi des petites horreurs. L’idée, si ce n’est repousser ses limites et apprendre à mieux se connaître à l’intérieur? Trouver l’entité capable de tout ramener à la normale. La Démone Salamandre, encore faut-il la dénicher… et s’y frotter. Car elle est intimidante, elle peut faire peur. Puis, il y a Monsieur Olivier, des fraises avec des yeux et des oreilles, Patrick un escargot au long cou mais aussi le Vieux Lenny.

Tout un monde à découvrir, donc, fruit de la manière dont Jiri Benovsky a contrôlé et affiné son alliée artificielle pour les besoins de son histoire initiatique. Force est de constater que les thèmes amenés sont intéressants, entre besoin de se transcender tout en pouvant compter sur l’amitié, prise de conscience que le temps qui passe et les épreuves nous changent. En bien, en mal, pour avancer dans la vie en tout cas. Sans forcément se couper de l’enfance.

© Benovsky/AI chez Locus Solus

Jiri Benovsky a choisi de dédoubler son héros pour y arriver, pour vulgariser la théorie du perdurantisme. C’est bien imaginé, sur papier, l’image est forte, étonnamment (à ma connaissance) peu exploitée et a matière à susciter l’imaginaire. Pourtant, la « hype » du départ est très vite étouffée dans l’oeuf par un cheminement assez plat, attendu et sans rebondissements. On va d’étape en étape, en obéissant aux experts, et tout rentrera dans l’ordre. C’est sans saveur. Et malgré le crapahutage dans les bois, on a l’impression d’une aventure immobile, cosmétique, sans personnalité.

© Benovsky/AI chez Locus Solus

Mais, parfois, quand un scénario pêche, l’illustration peut transcender le tout et en faire une expérience malgré tout agréable, non? Malheureusement, le coeur n’y est pas. C’est un peu beau de loin, mais loin d’être beau. Ne fût-ce que quand on s’approche de la couverture, on voit le voile sur l’illustration, quelque chose de trouble, d’inexact, de pixelisé. Ce qui sera une constante dans cet album qui a tendance, malgré la lumière dont il prétend tenir, à proposer de grosses masses obscures, mal négociées. Comme l’album progresse au fil d’images pleines pages, les défauts nous explosent à la figure.

Du déjà-vu et un style graphique qui ne sait sur quelle patte folle danser

À la figure de Mathis aussi. Car, avant même son dédoublement, il change de page en page, quitte à être méconnaissable, dans les yeux, les oreilles, le nez… Et quand son « jumeau » apparaît, on peut encore plus jouer au jeu des sept erreurs. Cette instabilité est clairement dérangeante. D’autant plus que si les personnages sont difformes (la jambe du papa qui ressemble à un bâton bien raide, par exemple), le décor en souffre aussi et rien ne tient la route. Aussi car le style graphique semble ne pas savoir sur quel pied danser, 2D, stop-motion… Sans jamais être tourné vers l’action. Tout est figé.

© Benovsky/AI chez Locus Solus

Puis, il y a là des références qui s’imposent. On pense aux monstres de Stan Manoukian, aux axolots, au jeune héros du film Spiderwick (Freddie Highmore) et on a clairement du mal à sortir cet album de l’imposture. Il n’y a ni supplément d’âme ni supplément d’art, et la bonne idée initiale de Jiri Benovsky est tuée par le traitement graphique choisi. La démarche est sincère, naïve et peut-être inconséquente mais, en tout cas, artificielle, pas de doute, ça se sent. C’est toc, ce n’est pas vrai.

À lire chez Locus Solus/Presses Universitaires de Rennes.

3 commentaires

  1. De loin, les images montrées dans l’article sont flatteuses, mais font plus collage d’images que planches de BD. Dessiner une BD, c’est plus qu’assembler une succession d’images et de textes, c’est concevoir toute un système narratif, qui donne envie au lecteur de tourner les pages et de s’immerger dans le récit. Bref, c’est tout un art. Et c’est rassurant de voir que c’est quelque chose dont l’IA n’est pas encore capable de faire…

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