

Joyeux Noël! Sottise. Ou sornettes. Chez les Muppets, les Looney Tunes, les zombies de Marvel ou Mickey, en comédie musicale (avec Will Ferrell et Ryan Reynolds, ça vient de sortir), de son cru victorien à des versions plus modernes, A Christmas Carol (Un chant de Noël), le court roman de Charles Dickens, a traversé les temps, les formats et les arts, été accommodé à toutes les sauces. Au crépuscule de cette année 2022, voilà deux nouvelles adaptations fournies par le Neuvième Art (pas le dernier à mettre en case l’imaginaire de l’auteur anglais). Laquelle choisir et qu’apportent-elles? Suivez le guide dans les rues de ce Londres enneigé, froid mais chaleureux tant tout le monde se réjouit de célébrer Noël et de souhaiter pareil à autrui. Tous sauf Scrooge!

Résumé de l’adaptation par Maxe L’Hermenier et Thomas Labourot chez Jungle : Ebenezer Scrooge est un homme avare, égoïste, aigri par la vie. Il déteste la fête de Noël et tout ce qu’elle représente. Un soir de réveillon, alors qu’il a été affreusement désagréable comme à son habitude, le fantôme de son ancien associé, Marley, le met en garde : S’il ne change pas rapidement de comportement, il errera lui aussi avec le poids de ses fautes pour l’éternité… Trois esprits, trois Noëls, trois chances de devenir meilleur.

Dans l’adaptation que font L’Hermenier et Labourot, résolument tout public avec une attention pour le jeune public (notamment avec le dossier pédagogique et quiz qui a l’habitude de compléter les albums de la collection Pépites), les auteurs ne révisent ni ne modernisent le mythe, la fable philosophique. Nous sommes bien mis face à l’exécrable Ebenezer Scrooge, qui dit « sottise quand on lui souhaite un joyeux Noël, et sur le fait accompli : il est irrécupérable aux yeux de la société, mais son neveu continuera de l’inviter à sa table et son employé viendra le lendemain de veille s’acquitter de sa tâche malgré le salaire de misère, l’ingratitude de son boulot et l’irascibilité de son maître. Un vieux con. Qu’ils ne désespèrent pas changer. Mais à l’impossible, nul n’est tenu.


Justement, des fantômes, c’est possible? Trois d’entre eux vont tenter de donner un coup de pouce aux mortels qui croient encore en Scrooge, malgré tout ce qu’il fait pour les dégoûter. Explorant, on connait la chanson, le passé, le présent et le futur proche et peut-être irrémédiable. Ici, on garde donc le texte de base, sans twist et avec le risque de la redite par rapport aux nombreuses autres adaptations au fil des décennies de ce conte d’outre-tombe. Voilà donc un album, un brin scolaire, à réserver en premier lieu à ceux qui sont vierges de toute référence concernant ce haut lieu de la littérature anglaise. Mais, car il y a un mais, le tout est enlevé, envoûté par Thomas Labourot. Qui dans les jeux de lumière (incroyablement captée) et la dynamique des personnages crée une oeuvre de contraste, entre chaleur et froidure. Avec de grandes cases qui font exploser tout le charme de ce dessin et ses couleurs, du combat entre le bien et cette forme de mal qu’est l’égoïsme, et de plus petites cases qui attisent la tension. Les partis pris sont osés, audacieux, mais payants et nous transportent dans ce drôle de réveillon de toutes les surprises.

Une méchante de Noël
Résumé de l’adaptation de José Luis Munuera chez Dargaud : Londres, 1843. Tous les habitants, les mieux lotis comme les plus démunis, s’apprêtent à fêter Noël. Tous, à l’exception de Scrooge. Aux yeux de cette riche commerçante, insensible au malheur des autres comme à l’atmosphère de liesse qui baigne la cité, seuls le travail et l’argent ont de l’importance. On la dit radine, égoïste et mesquine. Elle préfère considérer qu’elle a l’esprit pratique. Et tandis que les festivités illuminent la ville et le coeur de ses habitants, Scrooge rumine sa misanthropie… Une nuit, des esprits viennent lui rendre visite. Ils l’emmènent avec eux, à la rencontre de la jeune fille qu’elle était, quelques années plus tôt, lorsque la cupidité n’avait pas encore rongé son coeur. Mais aussi à la découverte de celle qu’elle aurait pu devenir si elle avait choisi la voie de la bonté…

De son côté, dans un album avec jaquette et format qui lui offrent déjà un beau cachet (comme Bartleby, l’année dernière), José Luis Munuera ose le changement. Évidemment, l’époque et l’hiver sont les mêmes, comme le lieu, capitale de la perfide Albion. Et la neige qui métamorphose tout. Sauf peut-être la dénommée Scrooge. La? Vous vous trompez, me direz vous, il y a une faute de frappe. Scrooge est un homme! Non, pas du tout.

Fidèle à son amour des personnages féminins, de Nävis à Iséa (l’héroïne des Coeurs de ferraille) en passant par Zandra et Lady Z (dans Zorglub) mais aussi la ribambelle de personnages présents dans Les Campbell, l’Espagnol n’a pas son pareil pour leur donner forces, courage, honneur, sensibilité, finesse, intelligence ou machiavélisme (parfois) que les hommes n’atteignent pas. Ce qui rend son cocktail détonnant et riche bien plus loin que la beauté esthétique et graphique des potiches, il y a chez Munuera de vraies personnalités, des tempéraments, résolument pas interchangeables.

Et voilà donc Scrooge rajeuni mais toujours prompt à faire fuser un « sornettes » bien senti à chaque fois qu’on lui opposera la magie de Noël. Rajeuni, investissant le sexe que notre société a décrété comme faible (et dont elle a tristement bien du mal à revenir) mais toujours autant – si pas plus encore – près de ses sous et de sa morale égoïste : il n’y a que le travail qui mérite salaire. Ouste, les mendiants, les malades… Elizabeth Scrooge est seule, c’est comme ça qu’elle vit et qu’elle a fondé son empire insubmersible et inassiégeable. Avec pignon sur rue. Mais ne croyez pas que la rue aura pignon. Elizabeth n’en démord pas.


Et quand les fantômes surgissent, aussi inquiétants et convaincants soient-ils pour le commun des mortels, Elizabeth leur résiste. Un seul argument n’aura grâce à ses yeux et ce n’est pas la tombe qu’on lui promet très prochaine. Elizabeth mourra comme elle a vécu, peut-être haïe mais droite dans ses bottes, celles qu’elle a chaussées pour piétiner le patriarcat qui voulait une tout autre condition pour elle. Scrooge ne voulait pas être Cendrillon. Et si elle est méchante, peut-être est-elle aussi incomprise. Et cela change toute la donne du conte tel qu’il est raconté par Munuera. La logorrhée des ectoplasmes ne bouge pas d’un iota mais la réaction de Scrooge (qui n’est pas le seul personnage à être devenu femme au passage) contrecarre les attentes et renvoie les invités surprise de ce réveillon à leurs propres démons, au poids de la religion (c’est quand même de là que vient la fête du 25 décembre), d’un dieu moins bon que mâle dominant et de tous les préceptes ci et là qui ont aidé la société à être constituée de pauvres et de riches, de bons et de méchants.

Il ne sera pas dit qu’Elizabeth sera faite prophète! Qu’elle soit une femme ne change rien (même si le choix ne fut pas évident et que Munnuera a d’abord imaginé ne pas changer cet aspect du récit), puisqu’il est ici avant tout question d’humanité et d’inhumanité.
José Luis Munuera livre un album sublime, habité (aussi dans la manière dont, comme toujours, les couleurs de Sedyas, brumeuses, oniriques, fantastiques, répondent au dessin), qui dépasse la naïveté et la gentillesse de la fable de 1822 pour rendre charismatique ce petit bout de femme en pyjama qui résiste aux lois de l’univers, de la mort, des jugements des autres. Il y a un gros bonus sur la psychologie du personnage, qui sort de la caricature, devient complexe et compréhensible. La manière dont l’auteur gère ses cases, sa lumière et ses couleurs, ses personnages à l’avant-plan et l’immersion d’apparitions qui vont le chahuter, est somptueuse en tout point. Impressionnant.

La version L’Hermenier/Labourot est à lire chez Jungle & la version Munuera chez Dargaud.