Depuis ses débuts, c’est fou comme Xavier Coste choisit des oeuvres qu’il transcende et dans lesquelles il se transcende. Cette fois encore, il repousse les murs, ceux du graphisme mais aussi de la pensée dictée. Rêvant d’adapter le 1984 d’Orwell depuis longtemps, le jeune trentenaire a pu enfin s’y mettre, dans un format carré au final pop-up (dans la première édition du moins) chez Sarbacane. 227 pages d’un spectacle total, ahurissant, intime mais aussi universel et prouvant qu’il faudra rester vigilant, dans l’Histoire qu’on fait ou refait, qu’on gomme et qu’on recrée ici ou ailleurs, dans les comportements que d’aucuns essaient d’imposer pour notre bien. Mais jusqu’où?
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Résumé de l’éditeur : Dans une Angleterre uchronique issue de la Guerre Froide, Winston est un employé ordinaire. Surveillé à chaque instant par des caméras, des espions, des voisins, il travaille à la réécriture de l’Histoire. Il sent confusément que quelque chose ne va pas dans le monde tel qu’il le connaît. Qu’il doit bien exister du sens, quelque part. Un secret. C’est alors qu’il rencontre Julia…

Ascenseur vers la gloire ? Ou plutôt vers l’échafaud. Toujours est-il que sur la couverture, l’oeil rouge et obstiné de celui qui s’est proclamé Big Brother surveille ceux qui le servent: le peuple qui ne se doute pas du jeu auquel il joue, soit une grande messe illusionnée par les écrans et les discours qui y sont proférés. Bonheur et victoire, vive Big Brother. Sous surveillance, partout tout le temps, en visuel mais aussi dans les mots, pour les Londoniens, chaque jour est un éternel recommencement. Un reboot.


Alors que les guerres (que font et défont l’Oceania, l’Estania et l’Eurasia, les trois puissances laissées au monde par les guerres nucléaires) retournent leurs vestes, testant toutes les alliances, quand les alliés d’un jour sont les ennemis du lendemain, les informations doivent toujours coller au présent. En ces temps de propagande qui ne dit pas son nom, le passé contradictoire doit toujours être remodelé, effacé pour qu’aucun doute ne subsiste. « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ».

Pourtant, un jour pas comme les autres, Winston se réveille. Oh, il avait déjà en lui une révolte intérieure mais, cette fois, il a trouvé une preuve tangible que le parti lui ment, travestit la réalité pour mieux soumettre la Grande-Bretagne sous ses beaux et durs yeux. Winston est chargé de « corriger » les articles des médias, de les faire coller à l’image artificielle nourrie par Big Brother. La fin de son innocence va désormais coïncider avec sa recherche de gens qui, comme lui, ont trouvé la lumière dans toute la noirceur du régime politique en place. Et veulent agir ? Pas facile de fédérer des associés, pour qui sait renverser le Grand-Frère, dans un monde qui invite à se douter de tous. Mais il y a des surprises et une fille comme Julia, dont il se méfiait comme la peste, va devenir sa meilleure camarade. Avec elle, il va pouvoir préméditer, dans les quartiers des prolétaires, qui ne sont pas surveillés tant le pouvoir en place ne les considère pas comme une menace, le basculement. Comment faire bouger les lignes avec un peu d’amour, peut-être illégitime mais tellement en osmose. Intrahissable ?

Dans une situation de guerre omniprésente et se passant pourtant loin des regards, Orwell appuyait l’importance d’en faire pour que les gouvernements soient, paradoxalement, en paix et que ses citoyens soient dans le statu quo, que leur niveau de vie n’augmente pas. Écrivain d’une richesse inépuisable, Orwell avertissait aussi du danger de travestir les mots, de simplifier toujours plus pour mieux restreindre la pensée.

Dans des temps que certains voient comme orwelliens, à l’heure où Orwell passe dans le domaine public (d’où un tir nourri de plusieurs albums BD adaptant 1984), Xavier Coste n’en a rien simplifié, trouvant la puissance dans le texte original mêlé à des images fortes. Dans ce qui est, aujourd’hui, son plus long roman graphique, le plus noir aussi, l’auteur ne décrit pas 1984, il le vit, faisant participer la profondeur de ses traits mais aussi les couleurs parcimonieuses, tantôt contenues dans l’ombre, tantôt révoltées (comme le jaune pétant symbolisant les moments de tension et de contre-pouvoirs). Il nous absorbe dans ce monde qui fait fi des sentiments et émotions (si ce n’est la haine et la joie de voir triompher sa patrie).

Puis, c’est l’arrestation, le changement de ton et la plongée dans un enfer toujours plus cru et assassin pour la liberté et la vie insouciante. On reprocherait à beaucoup de dessinateurs, le fait que le visage de leur héros ne soit pas stable au fil des cases. Ici, c’est tout l’inverse, sous la torture, Coste stigmatise, tord et métamorphose de douleur Winston, c’en est quasiment intenable pour le lecteur. Pourtant impossible de détourner le regard, face à la puissance de l’adaptateur, de sa vision, pertinente pour faire envoyer 1984 promener en 2021. Preuve que le danger peut être là, prêt à resurgir, dans des discours médiatiques et politiques trop appuyés, dans la tyrannie des chiffres et de nouveaux mots trop relayés, quand l’infantilisation et la répression deviennent la norme et que certains présidents se déclarent en guerre face à un virus. Quand les représentants de thèses borderlines (aussi farfelues soient-elles) sont invités à se taire ou à démissionner, en dépit de la liberté d’expression, par ceux qui ne remettent jamais en questions les failles de leurs discours, dans lesquels ceux qu’ils décrient n’ont fait que se glisser. Oh notre sort confiné est à envier par rapport aux citoyens du monde d’Orwell mais reste qu’avant de gérer toute crise, nos élus devraient parfois relire 1984 pour éviter les points de non-retour.

Dans ce bal des spectres et des fantômes dictatoriaux toujours prêts à se rappeler à notre souvenir (voyez en Birmanie), Xavier Coste livre un album intemporel, une démonstration graphique de l’importance du propos d’Orwell. Alternant les images pleines pages et les petites cases nerveuses, l’action physique et celle psychologique, l’auteur nous fait oublier qu’on connaît cette oeuvre sur le bout des doigts et nous en fait encore découvrir d’autres facettes, avant un final d’une poésie incroyablement annihilatrice, d’une légèreté plombée par l’immuabilité des choses tant contrôlées.

Les acquéreurs de la première édition de cet album ont pu finir cet album sur une double-planche en pop-up, le Londres dictatorial se levant et se confondant, quelques instants avant de refermer le livre, avec notre propre monde. Grandiose et effrayant. Comme Winston a trouvé Julia, Xavier a trouvé George, sans le trahir, donnant un sens à son art, à sa liberté audacieuse et éloquente.

Titre : 1984
D’après l’oeuvre de George Orwell
Scénario, dessin et couleurs : Xavier Coste
Genre : Anticipation, Drame, Espionnage
Éditeur : Sarbacane
Nbre de pages : 226 / 240
Prix : 35 € (pour la 1re édition) / 28 €
Date de sortie : le 06/01/2021
Extraits :
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