De rendez-vous manqués en retrouvailles vaille que vaille, le foudroyant Malgré Tout de Jordi Lafebre: « Dans les histoires d’amour, tout est toujours possible »

Après avoir voyagé au gré des Beaux Étés avec Zidrou, l’Espagnol Jordi Lafebre s’empare du temps et de toutes les saisons dans Malgré Tout. Un album miroir, comme sa couverture l’indique, qui invite à profiter de chaque petit moment que la vie fait éclore, de l’amour, de la générosité, de l’éclair pétillant dans les yeux passant du vif au délavé. De l’importance de rêver, d’être ensemble (à deux ou à plusieurs), de vivre intensément, voilà un bijou important, imposant sa classe et son audace.

© Jordi Lafebre chez Dargaud

Bonjour Jordi, quel merveilleux album vous nous proposez avec Malgré tout. Mais, dites-moi, n’y aurait-il pas eu un problème d’impression? Comme un manga, il commence par la fin, par le chapitre 20 !

C’est une construction spéciale, en effet. Mais, j’ai écrit ce récit dans le même sens que le lecteur le lit. Bon, cela a demandé plusieurs fois des allers-retours. Mais malgré la construction, l’ensemble devait rester léger, agréable. C’était primordial.

© Jordi Lafebre chez Dargaud

Pour la première fois, on vous retrouve en auteur complet, en tout cas.

Je l’étais déjà, dans mon coin. J’écris des romans, des morceaux de dialogue. Mais jusqu’ici l’opportunité ne s’était pas présentée de réaliser un projet tout seul. Ici, c’était le bon moment. Mon premier album en solo mais dans la continuité.

© Jordi Lafebre

Malgré tout, que beau titre, tellement dans l’air du temps.

Oui, mais le titre de ce projet a beaucoup changé, tout au long de la production qui a duré deux ans. Je ne vous dirai pas le titre du dossier de présentation. D’autres titres ont été réfléchis puis, avec mon éditrice, nous nous sommes mis d’accord sur un autre titre qui servait au dossier diffusé en interne. Et Malgré tout fut le bon. Mais oui, la vie, ce sont des surprises. Il y a eu le Covid, les problèmes de santé de ma femme qui sont un mauvais souvenir. Puis, j’ai fini cet album. Tout s’est bien passé, malgré tout. Quand même, comme l’amour qu’il y a entre Ana et Giuseppe, mais aussi avec Zeno.

© Jordi Lafebre chez Dargaud

Toute aventure livresque commence naturellement par une couverture. Comment l’avez-vous créée?

Il y a eu diverses inspirations, des croquis. Mais je voulais que la pluie, le reflet dans une flaque, une image retournée, en fassent partie. Un clin d’oeil à la lecture à rebours. Je voulais montrer la vie, qu’elle n’avait pas réussi à séparer les deux personnages. J’ai fait pas mal de croquis, mûri beaucoup de réflexions, durant des mois et des mois.

© Jordi Lafebre

Et, au final, le reflet est partout en BD, ces derniers temps. Au moins cinq albums ont eu cette idée.

C’est dingue, hein ? Mais, c’est vrai que c’est une jolie et belle image, je comprends qu’on l’utilise. Maintenant, je n’ai pas lu les autres albums. Sans être original pour la cause, elle s’est imposée à moi, parce qu’elle collait à l’inversion présente dans mon album, au réflexe même de l’histoire.

© Jordi Lafebre chez Dargaud
© Jordi Lafebre chez Dargaud

Mais, au final, par les temps qui courent, là où le futur est incertain, on peut se raccrocher à ce qu’on a vécu, au passé.

C’est vrai mais, en même, temps le passé n’est-il pas un reflet, lui aussi. Tout ne s’est pas forcément passé de la manière dont on s’en souvient. C’est plutôt par lettres, pensées, reflets de vie que je construis cette histoire. Il y a plusieurs projections. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Ana et Zeno n’ont pas été ensemble, mais ils avaient cette volonté d’être là.

Recherches © Jordi Lafebre
© Jordi Lafebre chez Dargaud

Y avez-vous mis de vous ?

Oui, il y a un peu de moi. Notamment, chez Zeno. Il se perd tout le temps, et moi aussi. En fait, j’ai projeté mes propres frustrations, mon engagement dans le travail. Puis, j’adore les voyages, comme Zeno. Je n’arrive pas à rester sur place. Ce n’est pas directement moi, mais pour m’attacher aux personnages, aussi longtemps, il fallait qu’ils possèdent des détails qui soient miens.

© Jordi Lafebre

Comment avez-vous créé physiquement les personnages ?

Je suis parti de l’archétype du charme. Il fallait que mes héros soient classes et attachants. Pour Zeno, je lui voulais un côté pirate, attractif. J’ai mélangé les clichés. Pour Ana, j’ai travaillé sur le nez, les oreilles, j’ai dû élever mon niveau de dessin et faire évoluer la projection de l’idéal de beauté.

J’ai en tout cas tout écrit avant de dessiner. Dans ma tête, j’avais des images avant même l’écriture, par contre. C’était solide avant même le charadesign. Les yeux bleus et la barbe de Zeno. Le cou très long d’Ana. Ces personnages devaient être caractérisés.

Recherches de personnages © Jordi Lafebre
Recherches de personnages © Jordi Lafebre
Recherches de personnages © Jordi Lafebre

Comment avez-vous écrit cette histoire ? Dans l’ordre ?

Je l’ai écrite comme le lecteur la lirait. Je voulais savoir ce qu’il se passerait dans sa tête. Bon, j’ai réécrit plusieurs fois le schéma mais je n’ai rien perdu de cette volonté de construire à rebours l’histoire des trois personnages.

© Jordi Lafebre

Je savais où nous irions, le point de départ et le destin, la manière dont le cercle se refermait. Mais entre les deux, il y avait quarante années de vie à explorer. Je voulais, cependant, que les informations données soient faciles, mettre le lecteur à l’aise même s’il n’a pas toutes les données, qu’il n’est pas toujours facile d’identifier le moment exact où les situations se déroulent.

© Jordi Lafebre chez Dargaud

Par contre, l’image complète de la dernière planche, je l’ai tout le temps eu en tête.

Vous avez eu besoin de relecteurs ?

Au départ, je pensais que personne ne comprendrait. Mais finalement, tout le monde comprend. C’est comme un puzzle, finalement, un jeu.

© Jordi Lafebre

Ce qui oblige tout de même le lecteur à avoir les réponses avant les questions posées dans vos pages par les personnages. L’intérêt était donc ailleurs.

Le mystère mène l’histoire de la source à la fin. C’est classique en fait. Il ne s’agissait pas tant d’expliquer le pourquoi et le comment mais de découvrir.

Votre trait n’est pas le même, il est lâché, vous tentez plus de choses que d’habitude.

Je suis parti sur un dessin convenant à une grosse pagination. La densité n’est ici pas la même que dans un album classique. Mes albums précédents étaient très denses, il fallait garder le rythme. Cette fois, je me suis posé la question de ne pas être trop lourd. Je me suis arrêté dans ma quête du détail. Ce fut pareil pour les couleurs. Si l’on parcourait quarante ans, il fallait que les détails de chaque case soient légers.

© Jordi Lafebre chez Dargaud

En réalité, je devais être moins descriptif et plus explicatif. J’avais envie de faire interagir le lecteur avec mon histoire. J’avais la volonté que tout papier qu’il soit, mon album soit la vie réelle. Il fallait que je m’arrange pour rendre l’invisible appréhendable : le son, le mouvement. Cela passe par des idées conceptuelles. Il y a aussi des détails plus littéraires.

Les couleurs nous font voyager !

J’avais la possibilité d’avoir une grosse diversité de couleurs : la pluie, le soleil, le froid, la chaleur, la forêt, le désert, la plage. En fait, je crois que cet album est un dictionnaire de toutes les possibilités de décors. Dans les histoires d’amour, tout est toujours possible. Ce sont des citations visuelles.

© Jordi Lafebre chez Dargaud

Et notamment, cette magnifique aurore.

Alors là, ce fut un effort, pas évident. J’en suis arrivé à ne pas utiliser la ligne… alors que tout passe par elle habituellement. Ça demandait un niveau technique assez poussé. J’ai fait différents essais. C’est la seule planche que j’ai reprise plusieurs fois. La couleur donnait le détail.

Dans cette histoire entre Zeno et Ana, il y a de la tromperie sans tromperie.

Oui, il y a avant tout du respect et de l’acceptation. Zeno voyage tout le temps, Ana s’engage dans le travail. Giuseppe accepte que Zeno ait une partie du corps d’Ana. Je crois qu’il faut laisser l’autre comme il est. Même si l’amour nous apprend souvent à ce que l’autre change pour vous. Moi, je crois que c’est l’inverse.

© Jordi Lafebre chez Dargaud

Le dernier mais premier chapitre, je ne l’avais pas vu venir. Vous rembobinez la cassette, mais comment avez-vous fait ?

Une fois que j’ai pris la décision de raconter la scène en marche arrière, il a tout de suite été évident que les dialogues ne pourraient pas fonctionner. Il s’agissait donc de raconter cette dernière séquence à la manière du cinéma muet. Un certain ton d’humour et des exagérations s’imposaient pour compenser les éléments dramatiques dont il est question.

Afin de bien comprendre l’expérience du lecteur, j’ai dessiné un storyboard de la séquence dans le même sens de lecture, en “marche arrière”. Je savais davantage des deux dernières cases et des deux premières. Entre les deux, je devais bien construire le rythme et les actions. Je ne travaille pas sur des storyboards très détaillés, bien au contraire, ils sont plutôt griffonnés, un peu honteux. La force de ma narration se met en place dans ma planche directement.

© Jordi Lafebre
© Jordi Lafebre

La suite alors ?

Il y aura Les Beaux Étés 6. Puis, je réfléchis. Je vais essayer de faire mon Zeno, de voir l’avenir. Je vais me laisser porter. Il y a des possibilités que je continue en tant qu’auteur solo.

Merci beaucoup Jordi pour ce magnifique album que nous ne sommes pas prêts d’oublier.

Titre : Malgré tout

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs : Jordi Lafebre

Genre : Drame, Flashback, Humour, Romance

Éditeur : Dargaud

Nbre de pages : 152

Prix : 22,50€

Date de sortie : le 25/09/2020

Extraits : 

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