Début de cette année, au bord d’un confinement qu’il aurait certainement agrémenté à sa sauce, Boris Vian a eu cent ans. Enfin, il aurait eu, il est devenu immortel bien avant, et ce n’est pas prêt de s’arrêter tant cet artiste aux talents et facettes multiples a marquer de son sceau la littérature de nos siècles. Avec poésie mais aussi révolte, explorant des genres différents en fonction de l’identité qu’il prenait. Lui, il fut vite démasqué. Alors, Boris Vian ou Vernon Sullivan? Les deux assurément. Encore plus quand les as de la BD s’y attaquent.
Pour commencer cette sélection, trois albums issus d’une même série en quatre épisodes chez Glénat : Vernon Sullivan. Comme y’a eu Gainsbourg et Gainsbarre, y’a le Vernon Soit l’alter ego maudit, incompris et puni de Boris Vian qui, pourtant, lui permis d’offrir quatre brûlots contre un monde qui ne tourne pas rond et veut toujours faire dans la différence. Diviser pour mieux régner. Pour chacun des quatre romans adaptés avec audace graphique, c’est Jean-David Morvan le chef d’orchestre scénaristique.

J’irai cracher sur vos tombes

Résumé de l’éditeur : Lee Anderson, vingt-six ans, fils d’une métisse, quitte sa ville natale après la mort de son frère noir, lynché parce qu’il était amoureux d’une blanche. Il échoue à Buckton, petite ville du Sud des États-Unis où il devient gérant de librairie. Grand, bien bâti, payant volontiers à boire et musicien de blues émérite, Lee parvient sans mal à séduire la plupart des adolescentes du coin. Auprès d’une petite bande locale en manque d’alcool mais très portée sur le sexe, il mène une vie de débauche. Sans toutefois perdre de vue son véritable objectif : venger la mort de son frère.

Ni tout blanc ni tour noir mais des deux. Le premier camouflant le deuxième, c’est ainsi que Lee Anderson s’est infiltré dans la bonne société de Buckton, gendre idéal, leader qu’on a envie de suivre. Ce n’est pas tellement que le loup est dans la bergerie, c’est plutôt que le mouton a profité du cadeau du destin pour devenir un loup à son tour, attendant son heure, les dents aiguisées par l’esprit de vengeance. Mortelle, furieuse.


Lee est du genre à attendre son heure, à être patient et à profiter de toutes les opportunités dont lui fait bénéficier son standing en toc. Ah, si les amis qui l’adulent savaient ce qu’il y a sous cette peau blanche, sous ce sexe puissant qui fait des ravages auprès des jeunes filles à qui il ne viendrait pas à l’idée de coucher avec un Afro. C’est dans leur gène de haïr, leur éducation… mais quand le corps, dupé, exhulte… le châtiment, dont le compte-à-rebours est lancé, fera encore plus mal. Baisant et rebaisant, Lee prend-il du plaisir au sexe consenti ou au viol des belles idées racistes d’une belle-famille bientôt sur les nerfs ?


Sous une couverture ocre, en pleine fureur de vivre, Rey Macutay, Rafael Ortiz et Scietronc font de cette oeuvre bavarde, épanchant l’âme de son héros, un excellent combo entre texte et image. Les deux se rythment l’un et l’autre, comme la clarté et l’obscurité, le noir et le blanc. Audacieux, n’ayant pas froid aux yeux, les auteurs dessinent comme pour resserrer l’étau, généreux, provocateurs et acérés pour faire décoller cette histoire vilainement intelligente se dressant contre une société ignoble et refusant de jouer les déserteurs mais plutôt d’affronter au corps-à-corps l’injustice. Quitte à mentir un peu.

Les morts ont tous la même peau

Résumé de l’éditeur : Dan est un sang-mêlé. Autrement dit, un noir à peau blanche. Videur dans un bar de nuit à New York, il ne vit que pour Sheila, sa femme, et l’enfant qu’il a eu avec elle. Un enfant que la société acceptera parce que sa peau est blanche, contrairement à Dan, pour qui le secret de ses origines plane tel une épée de Damoclès. Alors qu’il s’entiche subitement d’une prostituée noire et que l’irruption de son frère, Richard, menace de tout révéler, Dan voit sa vie basculer. Lui qui, non sans remords, a tant voulu être un Blanc, ne serait-il au fond de lui-même qu’un « nègre » ?

Couverture rouge, étranglante. Poing, contre-poing. On rembobine, on prend le miroir du premier protagoniste, Lee, et on repart dans un récit noir. Et blanc. Avec son physique à la The Spirit, Dan pourrait être un héros. Il vit son existence sans faire de vague, jouant des poings quand un oiseau de nuit lui cherche des noises. Monolithique, Dan semble équilibré, aux portes d’un monde parfois vénéneux. Pourtant, il suffirait de presque rien pour que le géant vacille, que ses muscles faits pour repousser l’ennemi, l’embrassent, fassent corps avec.

L’ennemi… intime. Celui que Dan a refoulé, se mentant à lui-même pour exister dans une société qui pourrait être détestable à son égard. Car Dan est fils de Noirs, mais sa « chance » est d’être né blanc. Pas comme Richard, qui a bien choisi son moment pour surgir et, sous prétexte de lui soutirer de l’argent, entraîner son frère ennemi dans les abysses, la spirale de la violence, sans retour. Dan pensait avoir tout bien refoulé, que son secret ne remonterait jamais à la surface, il doit tout recommencer. Mais, désormais, n’importe qui peut mettre la main dessus, l’éventer. C’est sans fin.

Sous les couleurs délavées, limite sépia d’Hiroyuki Ooshima, German Erramouspe et Mauro Vargas font oeuvre commune pour donner tout l’impact qui revient à cette oeuvre choc. Bon, cette nouvelle longue course est à sens-unique, sans surprise, mais la maestria de Boris Vian lui permettait d’être viable sur un format de roman. Sur 84 planches, là encore, le charme opère, machiavélique et prenant à la gorge et aux yeux. Puis, il y a ce malaise de plus en plus tenace encore après la lecture de J’irai cracher sur vos tombes. Un malaise renforcé par le portrait d’une société crasse qui propose si l’on veut exister de faire des choix tranchés, de s’oublier, de se trahir. Quitte à en ramasser les débris, les morceaux de verre.

Elles se rendent pas compte

Résumé de l’éditeur : Ce soir, Francis Deacon enfile des collants, rehausse ses cils de mascara et souligne ses yeux de noir. Mais n’allez pas croire qu’il soit de ce bord-là ! C’est que ce soir, Gaya, son amie – et parfois amante – organise une soirée costumée. L’occasion pour elle de s’envoyer au 7e ciel à coup de piquouzes certainement pas fournies sur ordonnance. Francis, il déteste les drogués. Alors quand il découvre que sa Gaya elle a pris l’autoroute de la défonce sur conseil du futur mari (un futur mari ? Francis était pas au courant !) et que ce mari, il a pas l’air particulièrement tourné vers les charmes délicats de la féminité, il se dit qu’il y a quelque chose de l’espèce de l’anguille sous roche. Quand il sort pas pour un bal costumé, il fait pas dans la dentelle Francis. Alors en démêlant le nœud de l’affaire Gaya, il se retrouve vite avec la gueule fracassée et 10 000 dollars de dettes. Heureusement, il a son frangin Ritchie, médecin de métier. Avec lui, s’il s’agit de trancher entre le vice et le serment d’Hippocrate, il réfléchit pas. Surtout si c’est pour sortir le petit frère de la panade.

Couverture verte, folie furieuse. Elles se rendent pas compte… Elles se rendent pas compte… Faute de répéter cette phrase mystérieuse, Boris Vian en a fait le titre de son dernier opus « époque américaine ». Dernier opus qui devient l’avant-dernier dans la passe de quatre que propose Glénat. Ce polar noir est sans aucun doute le plus trash, le plus hard-boiled, le plus fou, le plus what the fuck que Sulli’Vian ait écrit. En pleine déconstruction.

En s’habillant en femme et en poussant le vice au plus loin de la confusion, Francis ne s’attendait pas à devoir jouer ce rôle plus loin que la soirée de bal masqué à laquelle il était convié. Il y en avait bien quelques-uns qui sous les artifices s’étaient amusés à changer de genre en apparence. Mais aucun n’était prêt à en assumer les conséquences. En voulant protéger sa convoitée Gaya, Francis, aussi orgueilleux soit-il, va mettre le doigt sur un engrenage criminel. Avec la faim de drogue et la soif de sang qui vont avec. Mais si notre héros fait illusion sous la peau d’une femme, c’est un bien piètre enquêteur qu’il fait. Même associé à son frère. Et ça va dégénérer, passant allègrement de l’autre côté des frontières, là où les femmes font le mal et le mâle, amorales. Les hommes n’ont pas le monopole du manque de coeur et… des ardeurs.


Sex, drugs and rock’n’roll, Boris Vian met à sa sauce et assaisonne le précepte bien connu dans cette course-contre-la-montre, ce mano-à-mano, maso-à-maso, déraisonné s’octroyant tout de même le luxe de la luxure musclée, sans limite. Aux commandes de cet album violent et gay, Patricio Angel Delpeche l’investit de toute sa puissance, le rendant brûlant comme une balle qui vient de partir, torride et extrémiste. Tout va mal finir, les actes sont inconséquents et les mafias amateures ne durent jamais longtemps. Les femmes et les hommes, chacun à leur place? Que nenni. Chacun fait fait fait c’qui lui plaît. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Elles se rendent pas compte.


Le quatrième et dernier opus sortira le 12 novembre, intitulé, là encore comme le roman original, Et on tuera tous les affreux. « « Les gens sont tous très laids… Aussi je me suis construit une rue et j’ai fabriqué des jolis passants. Chez moi, c’est un slogan : on tuera tous les affreux. » À Los Angeles, Rocky Bailey est un bellâtre, la coqueluche de ces demoiselles. Et pourtant, il se refuse obstinément à elles, désirant conserver sa virginité jusqu’à ses vingt ans. Mais un soir, il est drogué et enlevé par le docteur Schutz qui tente de le forcer à réaliser une singulière expérience : faire l’amour à une magnifique jeune fille ! Incapable de s’y résoudre, Rocky décide ensuite de mener une enquête avec son nouvel ami Andy Sigman, chauffeur de taxi, sur le diabolique docteur Schutz et ses expériences suspectes… » L’occasion de voir à quel point, dans des styles différents, Morvan est un immense scénariste, sachant aussi s’entourer de pépite, cosmopolite. Si cela vous intéresse, allez suivre la page Facebook de JD Morvan, ça vaut le coup d’oeil, il n’est jamais avare de partages de ses projets en cours. Notons encore que cette dernière histoire devrait voir le jour au cinéma sous les caméras de Mathieu Tonetti.
L’écume des jours

Résumé de l’éditeur : Colin, jeune homme, sympathique et un peu désoeuvré rencontre Chloé. Ils tombent amoureux, nagent dans le bonheur et bientôt se marient et partent en voyage, sous le regard de leurs autres amis, Chick (un chic type), Alise, Nicolas et Isis. Mais le bonheur ne dure pas. Hélas un jour, Chloé se sent mal. Le docteur Mangemanche diagnostique la maladie : un nénuphar pousse dans son poumon. Pour guérir la douce Chloé, Colin devra trouver des milliers de fleurs. Que peut l’argent face au destin ? Candidats au bonheur, les deux héros, au printemps de leur vie, sont en fait condamnés au malheur. Et leurs deux amis, Chick et Alise, aussi, parallèlement. L’idylle finit en tragédie.

Hop, on passe de Glénat à Futuropolis qui a déjà goûté à l’insaisissable Boris Vian, grâce aux frères Paul et Gaëtan Brizzi qui avaient adapté de main de maître le fichtrement incroyable L’automne à Pékin. Cette fois, les deux jumeaux vaquant entre cinéma (storyboard et réalisation de Disney comme La bande à Picsou, Astérix et la surprise de César ou le Bossu de Notre-Dame) et BD s’attaquent au mythique L’écume des jours.

Déjà adapté en BD par le même Jean-David Morvan dont nous vous parlions ci-dessus et Marion Mousse, mais aussi par Benoit Preteseille, cette fois, c’est le format d’album illustré qui a été choisi pour reprendre le texte intégral. En grand format pour donner toute l’amplitude au sens des détails et à la magie Brizzi. Les deux frérots ont réalisé ici un admirable travail pour que texte et dessin se répondent, se renforcent dans un jeu de ping-pong qui donnent un peu plus de relief aux inimitables mots de Vian.


Au cinéma, Michel Gondry, bien que fidèle, avait un peu perdu de l’âme de Vian sous l’esthétique. Ici, le pouvoir fascinant des deux frères (comment font-ils, qui fait quoi ?) fait ressentir l’âme à chaque image, petite ou pleine page; la fait déborder, transpercer. En noir et blanc ou dans le sépia, avec parfois le choix cornélien d’une seule image (le mariage, par exemple) à faire, les deux illustrateurs laissent la lumière paraître et la poésie être maîtresse. Quel régal de lire ses pages (ou même rien que ces images avant d’aborder le texte, c’est compréhensible dans le dessin) aussi embellie. Avec le temps, on parle souvent de ces sommets montagneux qui se tassent, ici ça grandit encore un peu. Magnifique et prodigieux, émouvant.

Titre: J’irai cracher sur vos tombes
D’après le roman de Vernon Sullivan (Boris Vian)
Récit complet
Scénario : Jean-David Morvan
Dessin : Rey Macutay, Rafael Ortiz et Scietronc
Couleurs : Hiroyuki Ooshima
Genre : Drame psychologique, Polar
Éditeur : Glénat
Collection : D’après Vernon Sullivan alias Boris Vian
Nbre de pages : 112
Prix : 19,50€
Date de sortie : le 11/03/2020
Extraits :
Titre: Les morts ont tous la même peau
D’après le roman de Vernon Sullivan (Boris Vian)
Récit complet
Scénario : Jean-David Morvan
Dessin : German Erramouspe et Mauro Vargas
Couleurs : Hiroyuki Ooshima
Genre : Drame psychologique, Polar
Éditeur : Glénat
Collection : D’après Vernon Sullivan alias Boris Vian
Nbre de pages : 88
Prix : 19,50€
Date de sortie : le 11/03/2020
Extraits :
Titre: Elles se rendent pas compte
D’après le roman de Vernon Sullivan (Boris Vian)
Récit complet
Scénario : Jean-David Morvan
Dessin et couleurs : Patricio Angel Delpeche
Genre : Drame psychologique, Polar
Éditeur : Glénat
Collection : D’après Vernon Sullivan alias Boris Vian
Nbre de pages : 96
Prix : 19,50€
Date de sortie : le 16/09/2020
Extraits :
Titre: L’écume des jours
Auteur : Boris Vian
Illustrations : Gaëtan et Paul Brizzi
Genre : Drame, Fantastique
Éditeur : Futuropolis
Nbre de pages : 208
Prix : 29€
Date de sortie : le 04/03/2020
Extraits :
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