Fromental et Berthet s’emparent de Simenon, « comme un cow-boy, froid, remontant sur son cheval, toujours périphérique, justicier à sa manière »

De l’autre côté de la frontière. Comme cette Foire du Livre de Bruxelles qui nous semble déjà loin, et qui appartenait à un autre temps. Le Covid a installé ses barrières, ses contrôles, mais, par les souvenirs et l’espoir d’un retour à la normale prochaine, nous pouvons nous replonger dans ce temps d’avant, dépasser les frontières artistiques et culturelles. Comme le font Jean-Luc Fromental et Philippe Berthet dans De l’autre côté de la frontière, un bon polar, sans concession, qui prend pour héros un personnage intimement lié à Georges Simenon. Et Nogales, ville-frontière entre Mexique et USA, entre richesses et crasse misère, a tout pour le fasciner. Y compris quand des meurtres sordides y prennent place. Interview depuis le Bruxelles de mars.

© Fromental/Berthet/David chez Dargaud

Bonjour à tous les deux, comment s’est passé votre dernière séance de dédicaces (avant confinement) ?

Jean-Luc Fromental : C’était la folie, on a été obligé de nous sortir les gardes du corps. Les gens ont fait la file, douze heures au moins. Entre eux, ils se disaient « partez ». On était proche de l’agression.

Philippe Berthet : C’est bien la première fois que ça m’arrive. Mais bon, ça arrive. La plupart de ceux qui étaient dans la file étaient charmants ! Comme souvent.

Découpage de Huit heures à Berlin © Bocquet/Fromental/Aubin

Fromental/Berthet, c’est une association nouvelle, non ?

Jean-Luc: Disons que nous avions flirté dans les années 80, quelques pages de Métal Hurlant. C’est Yves Schlirf (NDLR: le directeur éditorial de Dargaud Belgique) qui a eu l’idée de nous faire collaborer. Yves, je le connaissais déjà quand il était libraire, ça remonte. Alors, quand j’en suis arrivé à travailler sur un Blake et Mortimer, Huit heures à Berlin avec José-Louis Bocquet et Antoine Aubin, Yves m’a demandé si je connaissais Berthet.

C’est fini Ligne Noir, alors ?

Philippe : Oui, nous avons abandonné cette idée de collection pour nous concentrer sur autre chose.

Jean-Luc : Je suis un fan des Pin-Up de Berthet. Ce projet est né en regardant le travail de Philippe, ses lignes de force. J’ai opté pour un vieux principe: rester dans les champs de force mais pousser les curseurs.

© Fromental/Berthet/David chez Dargaud

En convoquant un maître, Simenon… mais en le renommant.

Jean-Luc: J’ai toujours été fasciné par le séjour de Simenon à la frontière américano-mexicaine. Il y était parti avec femme, fils, maîtresse et gouvernante. Et quand il finissait d’écrire pour la journée, il passait la frontière. De quoi trancher avec l’image des écrivains franco-belges, dans sa grosse américaine à aller voir les prostituées.

© Fromental/Berthet/David chez Dargaud

Si nous ne sommes plus dans le registre de la ligne noire, elle reste, dans le décor, l’atmosphère.

Philippe : J’ai tout de suite été attiré par cette ambiance. Quelque chose de glauque, un peu pervers, tendu et bizarre. Adulte, aussi, car il retourne de quelque chose d’autre que la simple exhibition des chairs.

Jean-Luc : Philippe dessine divinement les femmes. Je voulais faire, avec lui, un livre de femmes et de bagnoles. J’aime ces auteurs dont le dessin semble a priori simple mais qui est bien plus que ça, qui procure et fait passer un fourmillement humain. On a l’impression qu’on les a déjà croisés ces personnages!

© Fromental/Berthet/David chez Dargaud

Comment est née cette ambiance au bout de votre crayon ?

Philippe : J’aime le désert de Sonora, typique et faisant rêver de grande solitude. Ce fut un grand plaisir de jouer sur les différents tableaux, des ambiances, de confronter ce mec, avec son harem, son luxe, à la misère mexicaine.

Jean-Luc : Cet endroit est d’une grande bizarrerie, rien n’y pousse, il n’y a pas de pétrole. Mais il y a des filles. C’est la planque de notre personnages qui s’y livre au cul et picole. Des années 40 à la fin des années 50, cette ville était le refuge de toute vie scandaleuse. Notamment à Hollywood et à New-York. On y trouvait John Wayne, Stewart Granger… Toute une population de gens hyper-friqués face à une population qui n’avait rien, si ce n’est les plus belles filles du monde. C’était Ibiza, un paradis artificiel. Mais il n’y avait pas encore de drogue. Par contre, des médocs… C’était la Santa Boose Valley. On y allait pour des week-end de beuverie.

D’un côté d’une rue, on était au Mexique, de l’autre c’était les États-Unis.

© Fromental/Berthet/David chez Dargaud

Les frontières ont bien changé.

Jean-Luc : Bien sûr, ça fait écho au monde d’aujourd’hui, à la complémentarité ou non des frontières. Elles n’ont pas empêché le tourisme sexuel en Haïti ou en Thaïlande, on profite encore de la misère.

Et, inlassablement, François traverse et retraverse la frontière.

Philippe: Sans être affecté. Comme un cow-boy, froid, qui remonte sur son cheval. Il est toujours périphérique, justicier à sa manière.

© Fromental/Berthet/David chez Dargaud

Le tout sur une bande-son.

Jean-Luc : Oui, Across the Borderline de Ry Cooder. En filigrane, elle dit « tu peux faire ce que tu veux, passer la frontière, on revient toujours là d’où l’on vient ». Simenon, battu en brèche, reste un grand écrivain. Là, il côtoie quelque chose de miteux tout en gardant ses attaches, c’est ce qui fait aussi la beauté de son oeuvre.

Simenon a donc indéniablement inspiré votre personnage de François Combe.

Philippe : Graphiquement, je voulais qu’il soit banal. Pas grand, ni costaud. Moyen dans tous les sens.

Jean-Luc : J’aime choisir des personnages dont l’intérêt oblige au respect. Simenon, ce n’est pas celui qui va se battre ou sortir un flingue. Il y a une leçon d’Hergé: cette manière dont les personnages peuvent être sanctuarisés, les choses bougent autour d’eux. Ici, quand Peterson, son ami, sort en flingue, François répond : « non, je m’en tiendrai au stylo ». C’est le genre de situation qui crée des contorsions, l’interdit.

© Fromental/Berthet/David chez Dargaud

Merci à tous les deux, pour ce fascinant album. 

Titre: De l’autre côté de la frontière

Récit complet

Scénario: Jean-Luc Fromental

Dessin: Philippe Berthet

Couleurs: Dominique David

Genre: Drame, Polar

Éditeur: Dargaud

Collection: Ligne noire

Nbre de pages: 62

Prix: 15,99€

Date de sortie: le 06/03/2020

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