Alexis Dormal et Dominique Roques, Pico Bogue et Ana Ana, en famille au CBBD: « Pico, c’est un pansement »

Pour passer les saisons les plus froides de manière chaleureuse, jusqu’au 31 mai, le centre belge de la bande dessinée fait la part belle à Pico Bogue et Ana Ana, et à leurs créateurs Dominique Roques et Alexis Dormal, dans une superbe et familiale grande exposition temporaire. Interview.

© Daniel Fouss/CBBD

Bonjour à tous les deux. Comment est née cette formidable aventure en famille sur le papier comme en coulisses qu’est l’univers de Pico Bogue ?

Alexis : Je pense que vous nous avez découverts avec l’Étymologie avec Pico Bogue. Si ces recueils sont arrivés plus tard, c’est par là que maman a commencé à écrire ce qui donnerait naissance à ces personnages. Il y a un peu plus d’une dizaine d’années.

Dominique : C’est la petite dernière et, pourtant, c’est l’origine, le tout début. C’est très compliqué d’arriver à faire en sorte que l’humour soit à la fois explicite et subtil. Mais la langue française le permet. Nous voulions éviter d’être ou trop didactique ou totalement humoristique. Mais le sens et l’origine des mots ne nous ont jamais quittés. Dans la série-mère, nous utilisions déjà l’étymologie comme arme pour arriver à nos fins.

© Dormal

Comment avez-vous composé l’affiche ?

Alexis : Je me suis bien sûr posé la question, comment faire une affiche qui puisse résumer ce que nous mettions dans nos albums. Et je suis tombé sur la couverture du tome 2. Proposée au CBBD, elle a séduit Mélanie Andrieu. Quant au titre, En famille, il sonnait comme une évidence. Au-delà de l’affiche, je crois que nous avons tous les âges en nous, comme des poupées russes. Mon dessin se sculpte sur un état d’esprit, de l’humour. C’est dur avec une image, sans prendre en compte le texte, de faire comprendre quelque chose à tous les publics. Snoopy, Calvin & Hobbes, on ne se pose pas de question  quand on voit leurs couvertures, elles s’adressent à nous, qui qu’on soit, peu importe notre âge. Je voulais que cette affiche ait ce côté espiègle, impertinent. Qu’il y ait de l’aventure.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Comment est né ce projet d’exposition ?

Alexis: Mélanie Andrieu est elle-même libraire, à la base. Elle avait aimé Pico. Et elle est venue vers nous avec ce projet. Nous étions très touchés, c’est le genre de proposition à laquelle on ne peut pas répondre négativement. La préparation de cette exposition, ce fut du plaisir à tous les moments. Nous n’avons pas fait les choses au hasard, nous nous sommes demandé comme présenter notre travail, comment nous raconter. La façon de construire cette exposition devait être raccord avec tout ce qu’évoque Pico, ce qui lui est cher. Avec, en premier lieu, l’importance de la discussion.

Cela passe par toute sorte de choses.

Dominique : C’est vrai. La vie, la mort, comment vivre ensemble. La question des préjugés, aussi. Nous ne nous sommes pas appesantis sur notre nombril même si c’est ce qu’on se dit, ce qu’on observe. Ça a un côté autobiographique.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Alexis : Nous voulions donner envie au lecteur de s’impliquer, de faire réagir Pico.

Je me souviens d’une histoire de Dingo dans laquelle il était interviewé par un faux journaliste devant les caméras. Avec une voix off. Ça me donnait envie d’étoffer cette interview, d’inventer. C’est important dans ce métier de s’amuser dans ce qu’on fait.

Vous, à la base, vous avez pourtant fait des études de cinéma.

Alexis : Oui, à l’IAD. Mais je dessinais depuis tout petit. À la fin de mon cursus, j’ai voulu reprendre le dessin. Maman avait écrit quelques petites choses. Je me suis pris au jeu. Nous avons fait le premier tome, et avons continué au-delà de ce que nous voulions présenter à un éditeur dans un premier temps.

Dominique: C’est sorti très vite. En amont de ce projet, j’étais tellement admirative des enfants qui avaient quelque chose à dire : Calvin, le Petit Nicolas, Mafalda. Je voulais me prendre pour une petite fille. Bon, je n’avais pas de fille mais mon second fils a servi de base à Ana Ana. Puis, je suis devenue une toute jeune grand-mère.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Qu’est-ce qui nourrit votre inspiration ?

Dominique: Toute la vie, la radio, la télé, les paroles qui bruissent autour de nous. Avec tout ce qu’il se passe il y a matière. La COP 25. Ça donne matière à des idées noires. Les enfants, pourtant, ne sont pas hypocrites, ils n’ont rien à perdre. Les choses sont noires ou blanches, peu importent les couleurs, les enfants sont capables de mettre les pieds ans le plat.

Comment est-il arrivé graphiquement.

Alexis : J’ai dessiné, redessiné, re-redessiné. Jusqu’au moment où, dans ma poubelle, maman a trouvé Pico, il trônait au-dessus de mes brouillons. Elle m’a dit : « Mais, il est marrant celui-là. »

Dominique : Pico, il a les cheveux raides, comme une bogue de châtaigne, un feu de bois. C’est un garçon qui se fiche de son apparence.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Alexis : C’est ma revanche sur la vie. Moi qui, gamin, étais complexe et timide, c’est jubilatoire d’animer ce type de personnage.

C’est terrible de commencer un univers. Cela s’apparente à de la sculpture, dans le choix des mots, la structure, l’idée, l’état d’esprit… C’est pareil pour le dessin, il importe de se créer un alphabet, quelque chose de graphique mais aussi de littéraire. Si c’est réaliste, dans mon premier album, j’hésitais encore à tracer les cases. J’ai refait trente fois certaines planches. Le premier tome, j’ai dû le faire dix fois. Quand on croit qu’on a une recette, les suivants prouvent qu’il n’y a pas de règles. Et si on reprend une situation, ce n’est pas pour autant que la chute va être pareille.

Dominique: Cette série part de nous-mêmes, c’est une sorte d’autothérapie.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Avec une alchimie.

Alexis : Comme au théâtre, au cinéma, sur une partition, le dessin ne doit pas étouffer le texte, il doit faire sens, le servir sur un plateau. Juste apporter l’essence de l’humour. Parce que le trait peut parfois casser le rythme, distraire, casser le rythme. C’est aussi pour ça que j’aime les plans-séquences, quand on plante le décor, qu’il ne varie quasiment pas sur toute la planche et qu’on s’intéresse au plus près des personnages, de leur comportement. Tout se développe en un coup d’oeil. Et s’il y a un contre-champ, il faut qu’il amène du sens.

Je trouve que, parfois, la bande dessinée est trop cinématographique, avec des plongées-contre-plongées. Un plan-séquence, c’est du temps. Et le temps, on croit que l’auteur ne le maîtrise pas. Je n’en suis pas sûr. En fonction de son choix, si c’est une seule case ou une planche explosion, il y a une emprise sur le temps. Graphiquement, tout interagit.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Dominique : Nous agissons selon l’esprit d’escalier. Dans la vie normale, après un moment avec des amis ou en famille, c’est toujours dans l’escalier, quand on quitte, qu’on se rend compte qu’on a oublié de dire quelque chose, qu’il est trop tard. Pico, Ana Ana nous permettent de sortir la bonne phrase au bon moment. Dans la vie, si seulement, on avait plus de temps.

Alexis : De mon côté, je rends les visages, les bouches de la manière la plus expressive possible.

Dominique : Cette série, c’est le lieu du melting-pot de tout ce qu’on peut vivre, observer dans une famille. Nous avons décidé de nous faire du bien, de travailler sur nos bobos. Pico, c’est un pansement.

© Dormal

Alexis : C’est beaucoup plus difficile de se mettre à la place de quelqu’un d’étranger.

Et le format court ?

Alexis : C’est celui dans lequel je me sens le mieux. Pour le moment, j’aurais l’impression que je me noierais dans une histoire longue. Je veille à la lisibilité ainsi qu’à la compréhensibilité de ce que je signe.

Il y a donc aussi Ana Ana qui a rejoint Pico chez Dargaud. Dans un tout autre format.

Alexis : Oui, c’est un format qui se détache de Pico, le but n’est pas de faire dans la copie. Je suis embêté, par contre, au vu du format très livre jeunesse, certains lecteurs pensent qu’Ana Ana ne s’adresse pas à eux. Mais c’est moins une question d’âge qu’une question d’état d’esprit. Nous n’abordons pas l’univers de la même façon. Avec Ana, il est plus questions de moments de vie alors que Pico s’adonne à la pensée et aux mots.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Aussi, pour éviter une confusion trop forte, j’ai opté pour le crayon aquarelle. J’adore les aquarellistes, ceux qui font des illustrations jeunesse, notamment. Les États-Unis en regorgent : Hopper, Winslow Hommer…

Ana Ana, c’est quelque part entre l’illustration et la BD.

Alexis : Dargaud m’a proposé d’intégrer sa petite collection jeunesse. Je trouvais amusant de faire sous forme de BD plutôt qu’un long texte. Ici, il y a des petites cases et des phylactères.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Une troisième « série » est née, l’Étymologie. C‘est dans un recueil de fiches explicatives (qui sont autant de gags) que naît ce deuxième spin-off.

Alexis : Le format a été proposé par Dargaud, plus épais et en plusieurs volumes. Les gens s’imaginent que ce sont des dictionnaires, qu’ils vont être face à toutes les lettres de l’alphabet. Mais non, ce n’est pas notre objectif, nous ferons un troisième tome et un quatrième, peut-être, mais pas plus.

Dominique: La dynamique de ces albums, ce sont des mots qui renvoient à d’autres, des curiosités.

Cela demande de la rigueur, non ?

Dominique : Ah, mais depuis le début, nous sommes exigeants. Il n’y a pas de compromis. Aussi vrai que nous sommes un duo mère-fils, nous devons être en accord sur ce que nous réalisons. On s’échange du travail en cours de route.

© Dormal

Alexis : Il y a un premier jet sur lequel se base un crayonné. Ensuite, nous réécrivons, je recrayonne. Peu importent les différentes formes et les différents formats, nous sommes portés par l’envie de rester dans la justesse.

Vous qui habitez en France, ça vous fait quoi d’être accueilli d’une telle manière au centre belge de la bande dessinée ?

Alexis : Je suis assez content d’être ici. En plus, avec tout ce qu’il se passe à Paris, les grèves, etc. C’est l’occasion de revenir aux sources. Pico Bogue est né non loin de La Hulpe, au rez-de-chaussée de la maison familiale.

© Roques/Dormal chez Dargaud

Cela dit, même quand je suis en France, avec maman, nous ne sommes jamais loin. Il y a Facetime. On s’envoie des photos et des mails. Nous ne regardons pas les planches en même temps… et encore. Côte à côte. Mais c’est un plaisir de nous revoir, en vrai.

Et vous Dominique, comment avez-vous commencé à écrire ?

Dominique : Je n’avais pas à l’esprit de faire des grandes histoires. Mais j’écrivais des lettres à Alexis. J’aime la grande Histoire, fleuve. La vie n’est d’ailleurs faite que d’éclats. Quand on dit que la vie est un long fleuve tranquille, c’est de l’ironie.

J’ai fini par arriver à la BD, en moi-même, c’était peut-être un souhait égoïste. Mais j’aime tellement le dessin d’Alexis, nous ne pouvions que faire quelque chose ensemble.

Moi, je n’ai jamais été bonne en math. Arrivée à la fin de ma carrière de prof, je me suis demandé ce que je voudrais faire maintenant. Les mots, les synonymes, pourquoi ne pas les illustrer ? Je prenais le Larousse, un mot m’entraînait vers un autre. La vie donne du sens à chaque mot, aux sketches. Les mots ont de la valeur, pour la famille, en fonction des instants.

Une chose est sûre, pour en faire quelque chose, il faut du sens. Il y a d’illustres prédécesseurs : Mafalda, Calvin, etc. ce sont des petits philosophes. Pico, Ana Ana, ça permet à quelqu’un de mon âge de faire l’enfant tout en ayant prise avec mon expérience de vie, ma réflexion nourrie par les autres qui l’ont construite, ceux qu’on fréquente, les gens érudits qu’on écoute.

Comment met-on tout ça en scène, Alexis ? Avoir étudié le cinéma, ça aide ?

Alexis : J’ai appris la mise en scène avec le temps. Le cinéma, ce n’est pas que du découpage. Le rythme fait rire. Dans Tex Avery, un quart de seconde supplémentaire pouvait déforcer une scène. Face à un livre, il y a le silence, la quiétude de la lecture. Le film, on se le crée dans sa tête, on transpose ses codes, le déroulement du destin des personnages. La BD, c’est un plaisir de contemplation, comme face à un tableau, mais on ne peut pas nier les réminiscences du cinéma. Mais il n’y a que l’illusion du mouvement. La BD se fait au-delà du cinéma, il n’y a pas besoin de crédit au CNC, elle permet de faire des films sans contrainte. Enfin, si, par après, dépendantes du public, des libraires, des imprimeurs…

J’ai évolué vers ce format sans la moindre frustration. Je n’avais ni la force ni l’envie de continuer dans le cinéma.  J’avais besoin de tranquillité, de silence. C’est un vrai plaisir de tricoter l’univers de Pico.

© Roques/Dormal chez Dargaud

C’est donc loin d’être fini ?

Alexis : Tellement de choses peuvent s’adapter à Pico, tant que nous restons nous-mêmes. Mais il y a plein de choses que nous n’avons pas testées : le carnet de bord, la voix off, des choses surréalistes. Nous avons encore plein de choses en tête. La limite, c’est de ne pas faire de Pico un adulte. Nous n’avons pas envie qu’il vieillisse.

Et l’exposition alors ?

Alexis : Encore une fois, nous sommes ravis. L’actualité sera chargée. Deux albums d’Ana Ana par an, un Pico Bogue pour septembre. Puis, nous préparons une exposition à Paris en automne, avec une grande surface d’exposition. Je vais essayer de faire des originaux, d’explorer l’univers d’une autre manière.

© Dormal

Des coups de coeur récent ?

Alexis : Des livres, clairement, illustrés ou non. Du Primo Levi, notamment. Puis, des livres de peinture, il n’y a rien de tel pour se donner envie. J’ai un grand plaisir à parcourir les oeuvres de peintres figuratifs. Je regarde ce qu’ils font de près, la façon dont il pose l’aquarelle sur le papier. J’ai des envies d’aquarelle. C’est une technique qui n’a pas d’âge et qui ne rime avec aucune contrainte de travail si ce n’est le temps.

Merci à tous les deux pour ce réconfort et cette légèreté. Rappelons que votre exposition au CBBD est visible jusqu’au 31 mai.

© Daniel Fouss/CBBD

Série : L’Etymologie avec Pico Bogue

Tome : II

Scénario : Dominique Roques et Alexis Dormal

Dessin et couleurs : Alexis Dormal

Genre : Chronique sociale, Dictionnaire, Jeunesse

Éditeur : Dargaud

Nbre de pages : 156

Prix : 14,99€

Date de sortie : le 27/09/2019

Extraits : 

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