Et si, sans le savoir, Sir Arthur Conan Doyle avait créé avec Sherlock Holmes un personnage de BD en puissance. À l’heure où le personnage tombé dans le domaine public n’en finit plus de venir et revenir au gré d’oeuvres adaptées à différents arts et médias, Cyril Liéron et Benoit Dahan emmènent l’as de Baker Street dans une enquête inédite. Spectaculaire et innovant, terriblement magnétique, diabolique et créatif. De quoi confirmer tout le talent de Benoit Dahan après le Psycho-Investigateur et affirmer celui de Cyril Liéron, connu comme coloriste jusqu’ici, en tant que scénariste. Dans une oeuvre cogitée et cogitante. Rien d’élémentaire, mon cher Watson. Traversant la fumée et le fog, suivant le fil rouge, nous avons longuement échangé avec les deux auteurs qui n’en sont qu’à leur premier coup d’archet. Presque un making-of. Amusez-vous bien les enfants !

Bonjour à tous les deux. C’est la première fois que vous collaborez, en maîtres. Mais comment vous êtes-vous rencontrés ?
Cyril : Nous nous sommes rencontré sur les bancs du Lycée Paul Bert, à Paris, en section économie (B à l’époque) ce qui était un choix assez peu judicieux pour nous deux.
Benoit dessinait déjà, beaucoup, pour ne pas dire tout le temps.
De quand date votre première rencontre avec le personnage de Sherlock Holmes ? Dans quelles circonstances, et par quelle œuvre ?
Cyril : Ma toute première rencontre avec Sherlock Holmes s’est faite avec un film diffusé dans le cadre de l’émission « La dernière séance » d’Eddy Mitchell. Je devais avoir 11/12 ans. Il s’agissait de l’adaptation du « Chien des Baskerville » avec pour acteurs principaux Peter Cushing et Christopher Lee. Je me souviens très bien que ce film m’a fasciné (comme beaucoup de films de la Hammer…) Ensuite, je me suis procuré quelques nouvelles de cette collection des livres à 10 francs.
Benoit : Comme Cyril, mais pas exactement dans le même ordre. Avant le « Chien des Baskerville » avec Peter Cushing, j’ai d’abord vu « Le Secret de la Pyramide » (1985, titre original « Young Sherlock Holmes »). J’avais 10 ans, et c’est vraiment ce film qui m’a fait réaliser l’aspect fascinant de Sherlock Holmes.
Ce fut tout de suite le coup de foudre ? Qu’est-ce qui fait qu’on adopte ce personnage, qu’on en fait un fétiche ?
Cyril : Pour être honnête, ce fut surtout un coup de foudre pour les acteurs que j’ai mentionnés et pour les films vaguement horrifiques de la HAMMER. Mon attrait véritable pour Sherlock Holmes n’est venu que bien plus tard, vers 18-20 ans, en comprenant la richesse du personnage et sa complexité.
Benoit : Au premier contact quand j’étais enfant, tout simplement son intellect, qui paraît pouvoir tout résoudre. Ça tient presque du super-héros. Quand j’ai grandi, toute la complexité de Holmes, son aspect anti-héros drogué, son indépendance et sa désobéissance parfois face à l’ordre établi… Tout cela rend ce personnage séduisant et fascinant, justement parce qu’il n’est pas comme les autres héros.

Vous vous êtes vite rendu compte que ce personnage vous fascinait tous les deux ?
Cyril : C’est un ensemble qui m’a fasciné. À savoir Sherlock lui-même, mais aussi et peut-être tout autant, l’époque Victorienne. C’est une ère de bouleversements, de transition, et de foi inébranlable dans l’avenir. Mais c’est encore le temps des voitures à cheval, où les longs voyages se font en train ou par bateau. Le temps est donc un élément essentiel qui détermine un rythme de vie. Si vous ajouter à ça le fameux fog Londonien, il y a tous les éléments pour nourrir l’imagination.
Benoit : Comme Cyril, oui, c’est un ensemble qui crée une ambiance et un cadre incroyable. Nous faisions des jeux de rôles Cyril et moi, avec mon frère et d’autres amis comme Erwan Courbier, et en créant des scénarios d’enquête, l’intérêt des aventure de Sherlock Holmes s’est montré évident comme source d’inspiration. Très tôt, nous avons eu envie d’en faire un projet BD ensemble, mais ce n’était au début qu’un rêve un peu vague.

Comment expliquez-vous qu’il soit devenu immortel, là où même Conan Doyle a essayé de le tuer ?
Cyril : L’œuvre de Conan Doyle ne se limite pas du tout à Sherlock Holmes. Il est aussi, et c’est remarquable, l’auteur du « Monde Perdu » avec le truculent professeur Challenger et de certains romans de chevalerie. Or, Sherlock Holmes faisait de l’ombre à ses autres romans.
L’écriture de Conan Doyle était étonnamment moderne pourtant car, outre un vocabulaire assez daté, le style n’est toujours pas « vieillot » aujourd’hui. Je pense que Sherlock est un prémisse aux super-héros qui naîtront 40 ans plus tard. Il a une intelligence hors normes, maîtrise l’art de la boxe et de la canne, et possède presque une force physique surnaturelle : Il est capable de redresser un tisonnier tordu à mains nues… j’ai essayé d’en tordre un avec un résultat des plus piteux…
De plus, ce n’est pas le personnage parfait. Il se drogue et il est dépressif. Il peut même être assez désagréable, parfois. Donc, le lecteur peut s’identifier, pour une part, au héros. Enfin, on ne peut nier la qualité de ses nombreuses aventures. Je comprends que les lecteurs de l’époque aient hurlé au scandale lorsque Conan Doyle a voulu faire disparaître son héros.

Quelles sont ses aventures que vous avez préférées ? Et celles que vous avez le moins aimées ?
Cyril : J’ai une préférence pour les histoires qui prennent leur temps. J’aime particulièrement « Le Chien des Baskerville », « Une étude en rouge » (même le passage chez les mormons, c’était extrêmement culotté de faire cette cassure dans l’histoire) mais aussi les « Hêtres rouges », « La ligue des Rouquins ».
J’aime moins les nouvelles qui se finissent de façon abrupte, sans que Sherlock Holmes y soit pour quelque chose, comme « Les 5 pépins d’orange ».
Benoit : Il y en a tellement ! À part le « Chien des Baskerville », je citerai entre autres « Le Signe des Quatre », et parmi les nouvelles courtes, « Flamme d’Argent », « L’Ecole du Prieuré », « Le Problème du Pont de Thor »…
Comme Cyril, celles où Sherlock Holmes n’a pas d’impact réel sur l’issue de l’histoire sont celles qui m’intéressent le moins. Aussi, le personnage de Moriarty est selon moi sur-évalué par les lecteurs, mais surtout plus récemment par les spectateurs des séries TV. Conan Doyle a créé ce personnage pour tuer Sherlock, pas avant, et n’a donc pas pris la peine de le développer beaucoup. Donc, dans l’œuvre d’origine, il n’a pas une importance si grande que ce qu’on imagine. « Le Problème Final », où Holmes meurt, est une des histoires qui m’intéressent le moins, si ce n’est pour l’aspect «historique » de la mort de Holmes bien sûr ! Cependant dans « la Vallée de la Peur », où Moriarty évolue dans l’ombre, Doyle a tout de même étoffé un peu le personnage.

Naturellement, ce personnage s’est prêté à beaucoup d’autres adaptations, dans tous les domaines. Lesquelles retenez-vous ? Pourquoi ? Et celles à oublier ?
Cyril : Je suis loin de les avoie toutes vues ou lues. Même si je n’ai pas tout regardé, j’aime beaucoup la série des années 80/90 avec Jeremy Brett.
Pour la version actuelle, « Sherlock » est une grande réussite selon moi dans son adaptation des héros à notre époque moderne (ce qui me faisait très peur avant de l’avoir vue). En revanche, je trouve les épisodes inégaux, voire mauvais (j’ai trouvé cette version du « Chien des Baskerville » complètement ratée)
Ce que je n’aime pas, c’est quand on ne respecte pas la psychologie des personnages. Les anglais ont une expression pour cela : « Out of character ». À quoi bon choisir un personnage si c’est pour modifier ce qui a fait sa richesse ?
Je citerai donc les films de Guy Ritchie, car même si le premier film a un très bon scénario et d’excellentes trouvailles, je trouve que Robert Downey Jr campe un « mauvais » Sherlock Holmes.
Pareil pour la série « Elementary » qui est intéressante mais qui va trop loin dans les changements (encore que je ne sois pas opposé à l’idée d’un Watson au féminin).
Benoit : Il y en énormément, oui. Personnellement, je préfère lorsque l’on reste proche de l’œuvre d’origine. Donc la série avec Jeremy Brett, oui, et « Le Secret de la Pyramide » (même si la rencontre Holmes-Watson encore adolescents est inventée pour le film). Le premier des deux Guy Ritchie s’éloigne trop des personnages mais j’aime beaucoup le scénario. Pour la série Sherlock de la BBC, je pense un peu comme Cyril : une réussite pour l’adaptation dans le présent et le caractère des personnages, mais des scénarios inégaux, dont certains sont très bons mais d’autres me semblent gratuitement surchargés. J’aimerais savoir combien de personnes ont sincèrement compris en un seul « visionnage » l’épisode du mariage de Watson…
On en a fait tout et n’importe quoi, parfois, non ?
Cyril : Oui, mais c’est normal. À partir du moment où un grand succès est là, il aura toujours droit à ses pastiches et parodies. Certains sont réussis, d’autres non. Il n’y a qu’à voir la folie des films et séries de vampires suite au succès de Anne Rice.
Benoit : C’est clair. Rassurons-nous en nous disant qu’au moins le mythe perdure, et le personnage ne tombe jamais dans les oubliettes. C’est déjà très bien !

D’ailleurs, Sherlock, c’est qui ? Quelle est sa base, que faut-il respecter pour lui être fidèle, ne pas le trahir ?
Cyril : Je me répéterai un peu car pour moi, Sherlock Holmes est le prémisse des super-héros. Sa base est hors normes, avec des capacités surnaturelles tout en ayant des faiblesses très concrètes : la dépression et la toxicomanie. Ça en fait un personnage assez crédible. Au point qu’un nombre non négligeable de britanniques pensent que Sherlock Holmes est un personnage historique !
Pour lui être fidèle, je crois qu’il faut surtout aimer l’œuvre originale. Il ne faut donc pas lui faire faire des choses qu’il ne ferait pas dans les romans et nouvelles (comme avoir des relations amoureuses, par exemple).
Benoit : 100% d’accord. Le fait de le faire passer pour atteint du syndrome d’Asperger dans la série Sherlock de la BBC (si je ne me trompe pas) est très intéressant je trouve… Cependant, quand on lit l’œuvre originale, Holmes est parfois chaleureux et fait aussi preuve d’humour et de compassion qui ne collent pas complètement à ce diagnostic, il me semble.

Au fond, n’importe qui peut reprendre ce personnage depuis qu’il est tombé dans le domaine public ?
Cyril : Je crois que oui. Sans cela, nous n’aurions pu faire cette adaptation, nous non plus.
Benoit : Techniquement c’est même faisable avant qu’un personnage tombe dans le domaine public, mais cela est très coûteux pour l’éditeur. C’est le cas par exemple pour l’œuvre d’Agatha Christie. Une grande satisfaction pour nous serait que de nouveaux lecteurs aient envie de lire l’œuvre originale de Doyle après avoir lu notre BD !
Le mettre en scène, c’était un rêve pour vous deux ? Inaccessible jusque-là ? Comment le projet s’est-il monté ?
Cyril : Nous adorons ce personnage et une fois encore, l’ère Victorienne. Alors oui, c’était un peu une sorte de rêve. Mais il fallait que l’on y apporte quelque chose de plus, qui justifie précisément que l’on « s’accapare » Sherlock Holmes. Ceci, tout en respectant scrupuleusement le canon.
C’est Benoit qui est à l’origine du projet et du concept. Il m’a parlé, en 2013 (déjà), de retranscrire graphiquement ce qui pouvait se passer dans la tête de ce détective hors du commun. Il faut bien l’avouer, Conan Doyle peut-être un peu vague parfois quant à la façon dont Holmes est parvenu à certaine conclusion. Son concept m’a tout de suite séduit mais je craignais que les éditeurs ne le refuse en raison de la production déjà importante autour de Sherlock Holmes. Il a su me convaincre.

Benoit : On en rêvait depuis des années, c’est vrai. De ce projet, et aussi de travailler ensemble entre amis de longue date. Oui, nous voulions montrer les « coulisses » du cerveau de Holmes, ce que Watson ne peut décrire dans les romans. À partir d’un moment, nous nous sommes dit que notre projet était suffisamment différent des BDs existantes sur ce personnage pour justifier qu’on développe et propose ce projet aux éditeurs.
Directement avec Ankama ?
Cyril : Non. Une fois le synopsis détaillé, écrit et 6 pages dessinées (pour justement présenter le concept), Benoit a démarché une quinzaine d’éditeurs.
En revanche, Ankama, par l’intermédiaire de leurs éditrices, Elise Storme et Margot Negroni, a réellement porté le projet. Sans elles, le projet aurait peut-être vu le jour, mais pas de cette façon. Je me souviens de notre première rencontre chez Ankama, et de notre stupéfaction devant leur connaissance parfaite du projet qu’elles avaient décortiqué dans les moindres détails et des quelques remarques scénaristiques (forts justes) sur des aspects que nous avons, pour le coup, modifiés.
Je crois sincèrement que c’est un projet que nous portons tous ensemble.
Avec un challenge, pour vous, Cyril, à notre connaissance, c’est votre premier album en tant que scénariste. Alors qu’on vous connaît depuis longtemps en tant que coloriste. Comment avez-vous envisagé ce défi ? Ça fait longtemps que vous écrivez ?
Cyril : Avant tout, je précise que Benoit est aussi à l’écriture du scénario. En même temps, Benoit m’avait demandé mon avis sur sa série précédente co-écrite avec Erwan Courbier : Psycho-Investigateur. J’ai pu y faire quelques suggestions dont ils ont parfois tenu compte.
Mais l’envie d’écrire une histoire est présente chez moi depuis longtemps. Nous avions pour habitude, Erwan, Benoit et moi de faire des parties de jeux de rôle et nous préférions pratiquement toujours écrire nos propres histoires. Je crois formellement que cela a été très formateur pour l’imaginaire de chacun d’entre nous (à eux de confirmer).

J’ai aussi, dans mon tiroir, un projet de roman. Je ne sais s’il verra le jour. Mais je m’étais essayé à l’écriture pour justement tester si mes écrits étaient fluides, cohérents, intéressants. Benoit l’avait lu et m’a encouragé à poursuivre.
Tout ça pour dire que je ne l’ai pas vécu comme un défi, mais comme l’accomplissement d’une envie.
Benoit : Je confirme qu’Erwan et moi, en écrivant « Psycho-Investigateur » étions ravis d’avoir Cyril comme regard extérieur, autant sur le scénario que le dessin, d’ailleurs !
D’autant que L’affaire du ticket scandaleux est une histoire originale. C’était l’idée dès le départ ? Ne pas faire une adaptation d’un grand classique de Conan Doyle mais créer du neuf ? C’est facile ? Il faut faire abstraction ? Et revenir à l’essentiel ?
Cyril : Lors de l’élaboration du projet, nous avons tout de suite opté pour une histoire originale. Il y a eu beaucoup d’adaptations, déjà. Donc, nous voulions une histoire de notre cru tout en rendant hommage à Conan Doyle sans trahir ce que lui aurait pu faire.

La difficulté réside surtout dans le dosage des indices apportés tout au long de l’enquête. Est-ce suffisant ? Le lecteur va-t-il comprendre ? N’est-ce pas trop alambiqué ? En gros, est-ce que ça fonctionne ?
Benoit : Aussi, ce qui est d’autant plus excitant c’est de créer une enquête de notre cru, mais qui colle au mieux à l’esprit et au style de Conan Doyle, et en bonus, qui s’inscrive parfaitement dans la continuité « officielle » des aventures de Holmes.
Faut-il tester l’histoire, vérifier que tout se tienne ? Ça peut vite devenir un casse-tête ?
Cyril : Erwan tient ici le rôle que je tenais sur psycho-investigateur. À savoir que c’est notre premier lecteur test 😀 . Je sais que s’il formule une objection, elle sera toujours justifiée et honnête. Benoit consulte aussi un autre ami, Rodrigo, qui lui donne son avis également, mais plus sur l’aspect graphique, car c’est un graphiste de talent ; c’est lui, Distillateur Graphik, qui a réalisé le teaser vidéo dont nous sommes très contents.
Si nous demandions l’avis de plus de personnes, là, ça deviendrait un casse-tête interminable.
Benoit : Et pour quelques détails « Holmésiens » pointus, j’ai demandé conseil à Thierry Saint-Joanis de la Société Sherlock Holmes de France (SSHF), que je remercie à nouveau.
Vous êtes-vous demandé parfois si Benoit pourrait dessiner telle ou telle idée… ou pas, puisqu’il peut tout dessiner ? :
Cyril : Alors c’est simple, à part quelques exceptions, je me fais l’effort de ne rien imaginer de graphique. La raison est simple : Benoit déborde de créativité et je ne peux pas être dans sa tête. Je suis en mesure d’imaginer des choses, mais elles seront forcément différentes de ce que Benoit imagine de son côté.
En revanche, il m’arrive d’intervenir en tant que « régulateur ». Il peut y avoir des choses que j’estime être « de trop » mais c’est assez rare.
Benoit : Oui, j’aime bien proposer plein d’idées visuelles pour ne pas écarter directement d’éventuelles trouvailles, tout en sachant qu’on ne gardera pas tout car ce serait surchargé. Cyril me dit lorsqu’il y a risque de surcharge. Mais, mieux que ça, il propose parfois de très bonnes idées graphiques aussi !

Une histoire en deux tomes, pourquoi pas un gros one-shot ?
Cyril : Nous avions conçu l’histoire comme un One-shot pour ne pas frustrer le lecteur avec une attente qui peut être longue. Dessiner un album, c’est un gros travail. Le choix de faire deux tomes est venu de Ankama. Nous y avons souscrit.
Benoit : C’est une décision de l’éditeur, mais disons-le aussi plus économiquement viable pour eux comme pour nous. Ceci dit, il est question de faire une autre enquête après ce diptyque, et si possible nous opterons alors pour le one-shot, peut-être de 62 pages.
Comment les éléments se sont-ils assemblés dans cette histoire ? Quelle était l’idée originelle ?
Cyril : Avec de longues séances de réflexion et de travail commun. Pour une fois, je vais me vanter, j’ai trouvé la trame principale de l’histoire (qui a beaucoup plu à Benoit) et nous avons ensuite tout fait pour l’articuler de façon cohérente et fluide. C’est vraiment la partie la plus complexe du point de vue du scénario. Il y a aussi un travail de recherche, sur tout un tas de domaines.
Je ne peux pas dévoiler l’idée de base sans révéler un élément important du tome deux. Vous comprendrez donc que je sois discret. (il rit)

Dans la tête de Sherlock Holmes, c’est un concept tout trouvé pour explorer le « super-pouvoir » de ce détective mémorable, sa capacité à réfléchir plus vite que son ombre, à observer… Ça s’est imposé ou vous avez dû creuser pour trouver ce concept ?
Cyril : Le mérite du concept revient grandement à Benoit, je le laisserai donc parler.
Benoit : Certaines représentations de ces « pouvoirs » avaient été faites dans la série « Sherlock » de la BBC, et aussi dans les films de Guy Ritchie. Mais il me semblait que la narration BD pouvait aller bien plus loin que ça ! La première idée qui m’est apparue et qui allait dans ce sens, c’est l’utilisation permanente du fil de l’enquête, souvent mentionné par Conan Doyle. Ce qui apporte un élément logique autant que ludique. Puis en réfléchissant à l’emploi des mots exacts par Conan Doyle, la représentation de l’intérieur du cerveau de Holmes comme une mansarde, un grenier m’est apparue. De plus ça donnait un résultat à l’esthétique plus ancienne, plus victorienne, qu’un « palais mental » qui est un terme de mentalisme moderne, absent de l’œuvre originale.
Ce fil rouge, c’est aussi un aspect très didactique, vous tenez la main au lecteur, non ?
Benoit : Le fil rouge n’est pas fait pour ça au départ, mais plutôt pour illustrer le cheminement extrêmement logique et structuré du cerveau de Holmes. Mais on tient beaucoup moins la main du lecteur qu’il n’y paraît, car on réserve tout de même des surprises pour le lecteur qui, malgré tout, ne peut pas TOUT voir venir.

Pas de trop, cela dit, on sent bien qu’à tout moment, vous pouvez l’induire en erreur. Et Sherlock aussi.
Benoit : Oui, tout à fait. Car Sherlock, comme dans certaines nouvelles de Doyle, se trompe parfois.
Avec un aspect vieux journal, grimoire, jauni. Vous teniez à avoir cet aspect ?
Benoit : Tout à fait. Le but est l’immersion la plus totale possible pour le lecteur dans une ambiance, une époque.
Pourtant, pour beaucoup, l’aspect cérébral serait irreprésentable, indescriptible en BD. C’était sans compter vous, Benoit Dahan. Mais comment faites-vous pour avoir un dessin si sensoriel, intuitif, avec des curiosités à tous les coins ?
Benoit : Je suis loin d’être le seul à m’y être essayé. Je pense à Fred avec Philémon, mais surtout à une de mes idoles absolues, David B ! Il a représenté les méandres du cerveau, mais est également maître pour représenter visuellement tout aspect ou sentiment abstrait, grâce à la symbolique et les références culturelles du monde entier.

Pour la partie « détails fourmillant », oui c’est un petit plaisir de gosse ! On l’a tous eu, je pense, en se plongeant dans des livres pour enfants avec plein de détails dans les décors. Pour moi c’était dans les livres de Richard Scarry, ou aussi dans la BD « Bec en Fer » de J-L Pesch, puis plus tard dans le travail de Bernie Wrightson, et pour les mises en pages complexes, Chris Ware par exemple.

C’est le digne successeur du Psycho-Investigateur, non ? C’était un laboratoire, pour vous ?
Benoit : « Psycho-Investigateur » était bien plus qu’un laboratoire, car ça reste une très grande satisfaction de créer entièrement des personnages et un univers qui nous appartiennent complètement, contrairement à Sherlock Holmes. Pour cette raison, ce sont deux plaisirs de création différents, mais tous deux aussi grands.

Mais c’est vrai que l’expérimentation a monté sans cesse au fil des aventures du « Psycho Investigateur »… En cela, oui, fatalement l’œuvre qui vient après (notre Sherlock, donc) bénéficie grandement de la recherche faite avant. « Dans la Tête de Sherlock Holmes » aurait été moins bon, c’est sûr, avant le passage par « Psycho Investigateur ».
J’aurais pu, pour le style de dessin des personnages, rester similaire, mais après plusieurs essais, on a trouvé avec Cyril qu’on se différenciait encore plus de la production existante des BDs de Sherlock en optant pour des personnages plus « cartoon ». Ce qui m’amuse beaucoup, et fait le pont et la synthèse avec mes premières années d’illustrations de presse et jeunesse où je faisais un peu ce type de visages.

Dans votre style, nous ne sommes pas loin de l’OUBAPO, d’accord ?
Benoit : Pour le jeu avec le support, oui tout à fait, j’ai toujours beaucoup admiré l’OuBaPo. Je ne prétends pas du tout avoir inventé quelque chose de complètement nouveau. Ce qui l’est peut-être plus, c’est d’employer de tels procédés pour de la BD d’enquête ou d’aventure, et donc un peu de les « vulgariser » (ce terme est laid !) pour que tout le monde en profite. Car c’est une sorte de tabou étrange (et agaçant) dans le monde de la BD : soit on fait des récits intimistes intellectuels (rien de péjoratif car j’aime aussi ce type de BD !) avec un jeu sur la narration, soit on fait de la BD d’aventure/enquête. Les deux ne se rencontres quasiment jamais.
Outre le scénario, il y a donc la manière de mettre en image ? Comment avez-vous procédé ? Cyril donnait-il des idées ? Parce qu’il en faut pour rendre chaque page différente des autres.
Benoit : C’est principalement moi, mais parfois Cyril a des idées visuelles très bonnes aussi ! Seule une collaboration entre amis proches, dénuée de vexation et d’amour-propre mal placé, peut permettre un projet où la forme colle autant au fond, et inversement. Combien de scénaristes établis accepteraient de modifier l’ordre des dialogues (et même parfois modifier les mots eux-mêmes) pour permettre une idée visuelle forte qui magnifie le tout, pour le bien commun de l’ambiance générale ?
Et la fumée omniprésente?
Benoit : Elle l’est pour deux raisons. D’abord pour l’univers que tout le monde assimile à Holmes : le fog Londonien et la fumée de sa pipe (parfois la cigarette). Mais aussi parce qu’avec un tel graphisme inspiré des gravures d’époque et incluant une architecture fouillée, les fumées aident à « casser » toutes ces lignes droites ou trop disciplinées. Elles apportent un aspect vaporeux et onirique. En dernier, j’ajouterai que quand on pense « XIXe siècle » on pense vite à Jules Verne et au genre Steampunk, donc je pense qu’inconsciemment, même sans machines, la vapeur et les fumées se sont frayé un chemin.
Vous êtes aussi un peu iconoclaste, vous osez tout : mettre des numéros, surligner du texte de dialogue… Mais j’imagine que tout cela est savamment dosé ?
Benoit : Cela aide à la compréhension et à l’ordre de lecture parfois, tout en ajoutant un cachet « dessin technique victorien » volontairement un peu désuet. Cela me vient aussi des années passées à dessiner des jeux pour Science & Vie Junior et Science & Vie Découvertes, et tout simplement à mon amour des jeux de société.
Puis, surplombant le tout, il y a la mise en page, la composition : une véritable succession de puzzles, gracieux et léger, dessinant des visages, des schémas, des bâtiments… C’est important, non, face à une enquête qui, par conséquent, est très volubile.
Benoit : La mise en page sert l’histoire, elle est faite sur-mesure. Elle permet aussi de surprendre le lecteur, pour qu’il ne s’ennuie jamais. Elle colle bien aussi à la truculence de l’esprit survolté de Sherlock Holmes. Et enfin, à l’esthétique Victorienne en s’inspirant des designs graphiques et architecturaux de l’époque.

Et, justement, là où le casse-tête de beaucoup de dessinateurs face à des scènes de discussion, dans des pièces cloisonnées, est de cadrer différemment, de varier l’emplacement de la caméra au sein des cases; j’ai l’impression que vous considérez plus la case comme une pièce (du puzzle) d’un ensemble. Et faire bouger la planche, en changer la forme est plus efficace ?
Benoit : Ce n’est pas faux, c’est à peu près ça. Ça ne m’empêche pas de varier les angles de vue aussi, mais c’est vrai que je n’en rajoute pas trop de ce côté là lorsque la mise en page est déjà tarabiscotée.
Cela dit, les cases sont très réfléchies aussi ? Y’a-t-il néanmoins des idées que vous laissez tomber ?
Benoit : C’est vrai que les exigences d’une idée de mise en page proscrivent parfois certains cadrages ou angles de vue, mais d’une manière générale quand il faut faire un choix, personnellement, ça me va bien de privilégier la mise en page… Et puis, régulièrement, je tiens à avoir de grandes cases avec de grands décors, quelle que soit la mise en page. Car il ne faut pas oublier que l’immersion ne peut pas marcher si on ne soigne pas les décors, surtout dans un contexte historique.

Finalement, à l’heure où des applications se développent pour donner un effet 3D aux albums, vous n’avez besoin de rien de tout ça.
Benoit : Je ne suis pas très intéressé par ces technologies nouvelles par rapport au livre. Ou alors il faut VRAIMENT que ça fasse partie intégrante dès le départ du projet, et que ça apporte réellement quelque chose. Dans ce monde de technologie qui m’apparaît souvent frivole, ça me plaît bien de faire remarquer qu’on n’a pas encore fait le tour de ce qui peut être original dans un support plus classique. Et la batterie du livre n’est jamais vidée.
Tant qu’à parler de puzzle, vous en faites aussi entre les planches, comme quand en page 24, vous nous faites retourner en page 21 pour reconstituer un portrait-robot. Mais, mais, mais, c’est génial ! Cela dit, j’imagine que c’est très étudié. C’est très ludique, et cela met le lecteur dans la peau de Sherlock Holmes, à la chasse aux indices, à contre-courant du sens de lecture et pourtant assez naturellement…
Benoit : C’est typiquement un des procédés que j’avais testé sur « Psycho Investigateur, L’Héritage de l’Homme-Siècle », mais cette fois avec plusieurs pages d’écart. On a d’autres idées sympa comme ça encore en stock, dont certaines très bonnes venant de Cyril !
Mais finalement, comment faites-vous ? Réfléchissez-vous beaucoup ou procédez-vous à l’instinct ? Ou les deux ?
Benoit : C’est forcément très calculé en amont et ça demande beaucoup de temps de réflexion et de tests, avec le cerveau qui fume. Ça me plait beaucoup, et en même temps, quand j’arrive au moment de l’encrage d’une double-page, c’est une grande relaxation de ne plus réfléchir et de juste se concentrer sur le fait de rendre l’image la plus belle possible. Cette alternance est nécessaire pour mes nerfs.
Vous n’hésitez en tout cas pas à découper le mouvement, comme dans cette poursuite d’une calèche. Ou à démultiplier Sherlock.
Benoit : J’aime bien ça aussi, oui, mais beaucoup de dessinateurs le font. Notamment (encore une fois) David B.
Comment travaillez-vous ? Avec quels outils ? Que trouve-t-on dans votre atelier ? Il y a de la musique ?
Benoit : Criterium et mine bleue pour les crayonnés, encrage aux feutres Pigma Micron et Faber Castell comme beaucoup d’autres. Puis, je scanne mes planches et je fais mes couleurs sur ordinateur en prenant soin de garder un aspect très naturel, dans cet album façon aquarelle, avec parfois un côté « lithographie mal imprimée ». Le fond de papier jauni est scanné et intégré sur un calque photoshop.
C’est un luxe de proposer une variation sur un univers sans devoir tout reprendre à zéro. Quel gain de temps de ne pas devoir présenter tous les personnages, l’époque, l’ambiance, non ?
Benoit : C’est très vrai ! Ça permet de rentrer vite dans l’enquête. Ça parle instantanément aux lecteurs, mais il ne faut pas décevoir ces archétypes qu’ils ont en tête, justement.
Cette histoire, elle ne pouvait naître qu’en BD ?
Benoit : Oui, car si l’on essayait d’adapter ça en film avec des acteurs ça ressemblerait sans doute trop à d’autres films et séries connues. Par contre, « Dans la Tête de Sherlock Holmes » en dessin animé, ça ce serait quelque chose de nouveau, il me semble ! Quoi qu’il en soit, pour moi, la BD est l’art de narration visuelle suprême, inégalé par les autres, car aucun autre ne laisse une si grande marge d’interprétation et d’imagination au lecteur : le lecteur imagine les voix des personnages (qui dans sa tête jouent toujours bien !), raccorde les ellipses entre chaque cases et les mouvements d’une case à l’autre lui-même, et a le luxe de lire à son propre rythme, même dans une scène d’action. Je pourrais sans doute trouver d’autres louanges à faire à cet art narratif suprême…
Vous faites des albums comme on élabore des inventions, j’ai l’impression. Et votre art convient très bien aux enquêtes, non ?
Benoit : Dit comme ça, ça semble un peu prétentieux ! Comme j’ai dit, c’est plus le fait de combiner divers procédés rarement associés ensemble plutôt que de l’invention pure… D’ailleurs qui peut vraiment prétendre à l’invention pure ?
Les enquêtes, c’est une passion personnelle, oui, mais je ne ferai pas forcément que ça. J’ai aussi très envie de faire du fantastique / SF qui fait réfléchir, notamment. C’est vrai qu’avec des procédés un peu ludiques où l’on découvre des choses, l’enquête s’impose en premier.
Autre belle invention, la couverture ? Il y a eu plusieurs essais ? Lesquels ? Vous réutilisez l’idée de relier du Psycho-Investigateur. Votre péché mignon ?

Benoit : Pas d’autre essai, non. Nos éditrices super-motivées ont rapidement accroché à l’idée de la découpe que j’avais accompagnée d’une petite esquisse. Quand en plus on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas besoin de faire fabriquer en Chine mais simplement à Tournai (chez Lesaffre) pour un prix qui restait raisonnable, plus aucune question ne s’est posée. Même si c’est presque devenu une petite « marque de fabrique », je ne ferai pas une découpe pour n’importe quel projet BD. Dans « Psycho Investigateur » comme dans notre Sherlock, il est question de rentrer dans la tête d’un personnage, ou de personnages. Donc la découpe en couverture collait très bien dans les deux cas, et nous paraissait toute justifiée. Du point de vue de l’impact en librairies, ça aide aussi à se faire remarquer dans un océan de surproduction.
Vous dessinez aussi des super-héros, des dragons, et beaucoup de vos projets (avec Erwan Courbier) n’ont pas trouvé preneur… Trop ambitieux, original ?
Benoit : Pour être honnête, certains de nos projets non-publiés avaient de sérieux défauts, souvent de dessin et de narration visuelle, au début… Mais ce qui revenait le plus était le fait que ça ne cadrait pas dans les catégories existantes de genres ou de collections, et les éditeurs craignaient que ça déroute le public. On a littéralement entendu la phrase « trop original », oui, même si ça paraît incroyable comme argument. Heureusement, quelques éditeurs et éditrices comme Olivier Petit chez Petit à Petit, ou Elise Storme et Margot Negroni chez Ankama, ont compris que l’originalité n’était pas un inconvénient mais une force. Pour peu qu’elle soit tout simplement proposée au public! Je suis persuadé qu’une très grande quantité de gens aiment ce qui est original. Bien plus grande que ce que pensent les éditeurs rendus trop frileux par l’obligation de résultats imposée par leurs actionnaires.

Deux albums sont donc prévus pour ce Sherlock Holmes, mais ne pourrait-il pas y en avoir plus ?
Cyril : Si ! Les idées sont en germe. Mais ce la dépendra du « succès » de la série.
Benoit : J’écris ceci bien plus tard que Cyril, et avec 4 tirages en 3 mois, nous avons maintenant la confirmation du très bon démarrage de la série ! (Joie !) Donc c’est confirmé, nos éditrices de choc nous ont dit de réfléchir à une autre enquête (peut-être un one-shot ?) après cette première Affaire du Ticket Scandaleux qui est effectivement un diptyque.
Qu’est-ce qui nous attend dans le deuxième tome ?
Cyril : La conclusion et le final de cette histoire, c’est promis. J’espère grandement, qu’une fois lue, les lecteurs se diront que c’était une chouette enquête et qu’elle méritait d’être racontée.
Benoit : Une surprise qui au-delà de l’enquête fera, nous l’espérons, réfléchir le lecteur après la fermeture du livre. Le tout sans trahir la pensée de Conan Doyle.

On remarquera qu’en tout cas, votre éditeur a bien fait les choses. Avec une belle promo.
Benoit : Nous ne pourrons jamais être assez reconnaissants pour cela, on a eu une chance inouïe. C’est grâce à nos éditrices qui ont mis le paquet sur la promo que le démarrage est si bon.
Avez-vous d’autres projets ?
Benoit : Je pense que Sherlock va nous occuper un bon moment, au minimum 2-3 ans, donc j’essaye de ne pas trop réfléchir aux autres projets. Même s’il y en a toujours dans la sacoche, dont potentiellement un projet steampunk inspiré d’HG Wells, avec Erwan Courbier. On verra ! L’avenir nous guidera, mais dans tous les cas j’en serai content.
Le psycho-investigateur connaîtra-t-il d’autres aventures ?
Benoit : Erwan et moi avons des idées pour cela, on pourrait encore continuer bien loin. Mais pour les raisons ci-dessus, si ça se fait ce ne sera pas pour tout de suite.
Merci à tous les deux et vivement la suite ! En attendant, fin du mois, la galerie Art Maniak accueillera votre travail pour une grande exposition.
Série : Dans la tête de Sherlock Holmes
Tome : 1/2 – L’affaire du ticket scandaleux
D’après l’univers créé par Arthur Conan Doyle
Scénario : Benoît Dahan et Cyril Liéron
Dessin et couleurs : Benoît Dahan
Genre : Enquête, Mystère
Éditeur : Ankama
Nbre de pages : 48
Prix : 14,90€
Date de sortie : le 24/05/2019
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