Se sublimer dans l’adversité. Que serions-nous, que seraient nos vies, s’il n’y avait pas des pierres sur lesquelles butter, des échardes ou des embûches, et l’un ou l’autre meilleur ennemi au monde. Pour se forcer à se dépasser, se transcender, trouver les ressources inestimables et insoupçonnables, à donner le meilleur de nous. Et si le meilleur naissait du pire, de l’inépuisable haine ? Dessiner, c’est un métier, c’est un combat aussi, contre la planche à dessin. Qui de mieux pour mettre en images (et les dépasser) les grands duels qui jalonnent les destins exceptionnels. Tel Frank Miller avec Xerxès ou Jean-Marc Rochette avec Le Loup.


Xerxès, un peu moins balaise

Résumé de l’éditeur : « Nous sommes en 490 avant J.C. Poséidon est mal luné. Il le fait savoir à quelques visiteurs indésirables. Un petit groupe de Perses. Une centaine d’hommes, pas plus. Venus sonder nos défenses… Ou peut-être assassiner notre chef. » Ainsi débute la célèbre bataille de Marathon, première victoire des Grecs sur l’armée Perse. Et première pierre du nouveau récit de Frank Miller, qui revient sur cette période historique après son ouvrage 300, en reprenant les moments marquants des guerres menées par le Roi des rois, Darius, dont l’empire s’étendait, durant plus de deux siècles, de l’Asie Centrale au golfe persique et à la mer Égée, et ses successeurs, Xerxès en particulier, face à la Grèce.
C’est dans un format à l’italienne, latin serions-nous tentés de dire pour coller à l’aura mythologique qui colle à ce récit, que Frank Miller nous revient. Dans une suite logique mais aussi inespérée que singulière de son chef-d’oeuvre 300. Avec un nom qui écorche la bouche en le disant : Xerxès. Cinq chapitres pour explorer un peu plus de 160 ans ( de 499 av. J.-C. à 330 av. J.-C.) de guerre fratricide et sanglante, dépassant les hommes et les morts pour accoucher d’un vainqueur éreinté. Une succession de batailles qui ne pouvait que nourrir l’imagination et le génie graphique d’un Frank Miller en feu.

Xerxès, c’est moins de la BD qu’une succession d’images fortes, fantasmées et musclées, par un Frank Miller qui maîtrise son découpage pour que tout soit toujours différent de page en page. Menant la danse par des cartouches plus que des phylactères (présents mais pas tant que ça), l’auteur prolifique n’y va pas par quatre chemins sur les sentiers de la guerre et de la violence divine (ou peut-être y’a-t-il un diable qui tire les ficelles de ce conflit entre peuples qui se ressemblent finalement pas mal ?). C’est cinglant, tétanisant, et la symbolique de ce titan nous éclate à la figure. Le texte, par contre nous perd parfois un peu, du prix d’ellipses surprenantes et de bond dans le temps.
Mais si cette oeuvre n’était que violence, sans fin, sans fond, elle n’aurait aucun sens. L’auteur (qui manque parfois d’un peu d’application sur des dessins qui manquent de finition et semblent expédiés) puise donc dans la psychologie des personnages, leurs résonnements, leurs ressentis pour nourrir ce récit de destruction mais aussi de naissance. Plus rien ne sera comme avant. Et si Xerxès est finalement très peu présent physiquement dans ce récit, il reste par l’esprit, comme une entité antique dont il est bien difficile de faire abstraction. Et Darius s’en rendra compte au prix de ce voyage graphique qui a la c(l)asse d’un empire.

Le Loup : la main à la patte, le couteau aux crocs

Résumé de l’éditeur : Comme dans Ailefroide, l’action se déroule au cœur du Massif des Écrins, dans la vallée du Vénéon. Un grand loup blanc et un berger vont s’affronter passionnément, jusqu’à leurs dernières limites, avant de pactiser et de trouver le moyen de cohabiter. Rochette célèbre une nouvelle fois la haute montagne, sa beauté, sa violence ; l’engagement et l’humilité qu’il faut pour y survivre. Il tente aussi, par la fiction, de trouver une porte de sortie au conflit irréductible de deux points de vue, justes l’un et l’autre : les bergers qui veulent protéger la vie de leurs bêtes, les parcs qui tentent de sauver des espèces en voie d’extinction.

« Le Loup, ouh, le loup, est revenu aux Écrins, soit par l’aval, soit par l’amont, le loup est revenu aux Écrins ». Ceci n’est pas une suite, mais un prolongement. Après le formidable Ailefroide (pour lequel nous l’avions interviewé), Jean-Marc Rochette continue son ode à la montagne. Que la montagne est belle… mais pas que. Qu’elle est dangereuse, fatale même.

Dans Le Loup, l’auteur laisse les piolets et cordages à la remise et en vient très rapidement aux mains, sans artifice, sans autres outils que le courage ou le désespoir, face aux éléments naturels qui se déchaînent ou choisissent de vous aider. Toujours est-il que le loup est revenu. Toutes dents dehors, l’estomac dans les talons et des moutons à profusion. Ceux de Gaspard, un berger qui gagne sa vie à la sueur de son front, au plus près de ses bêtes et qui voit comme un affront et un manque-à-gagner le retour du prédateur. Un soir, avec son fidèle compagnon à quatre pattes, Max, un border collie sans peur et sans reproche, notre berger se met hors-la-loi et tue la source de ses soucis: la louve. Laissant un louveteau orphelin mais se disant que son heure viendra. Gaspard ne croit pas si bien dire.

Jean-Marc Rochette donne littéralement corps à ce récit, sous les couleurs à tomber d’Isabelle Merlet. Gaspard, c’est lui, ce sont ses traits. Dans une autre vie, peut-être ? Dans cette centaine de planches qui se lisent d’une traite, notre auteur dégage toute la bestialité de son art. C’est presque un storyboard de luxe, buriné et puissant, tout terrain et bientôt hors-saison. On sent dans ces pages toute la connaissance qu’a Rochette pour cette montagne qu’il fréquente depuis si longtemps, qui l’a marqué à vie.

Faisant le vide – quitte à nous prendre à gorge et aux larmes – autour de l’homme (mais est-ce vraiment son héros ?), le confrontant au loup, avec la montagne enneigée comme juge de paix, Rochette livre une traque à double-sens, durant laquelle chaque ennemi tente de piéger l’autre et se rapproche un peu plus de sa défaillance. Il n’y aura pas de cadeau. Ces deux-là sont faits pour se détruire. Mais n’arrivent-ils finalement pas à se construire ? Je parie qu’à la naissance du monde, la haine est apparue avant l’amour. Mais les deux ne sont-ils finalement pas faits pour se mêler ?

Du Loup et du Berger, ce n’est pas du La Fontaine, la montagne et les conditions météorologiques auront bientôt tout effacé, Rochette en a gardé l’essence et l’esprit, la combativité et ce que les avalanches ont ramené de ce duel mythique. Magnifique. Il déjoue nos attentes et ce qu’on supposait être la fin depuis un bon paquet de pages et de cases pour nous surprendre de plus belle. Sa montagne, il la connaît sur le bout de ses doigts gercés. C’est sans doute pour ça qu’on la (res)sent si fort. Il est redoutable.
Récit complet
Scénario et dessin : Frank Miller
Couleurs : Alex Sinclair
Genre : Histoire, Heroïc Fantasy, Guerre
Éditeur : Futuropolis
Éditeur VO : Dark Horse Comics
Nbre de pages : 120
Prix : 20€
Date de sortie : le 08/05/2019
Extraits :
Récit complet
Scénario et dessin : Jean-Marc Rochette
Couleurs : Isabelle Merlet
Genre : Aventure, Drame
Éditeur : Casterman
Nbre de pages : 112
Prix : 18€
Date de sortie : le 15/05/2019
Extraits :
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