
« Comme Jim est parti, François tourne en rond. » On pourrait paraphraser Souchon pour évoquer l’histoire de François Schuiten et Jim, le flat-coated retriever qui, pendant 13 ans, l’a accompagné partout, dans le métro comme dans les arcanes du pouvoir de demain (la fameuse Red Teamp). Puis, un jour, toujours trop tôt, Jim est mort et François a fait ce qu’il fait de mieux: dessiner. Pour lui rendre hommage, se rappeler les bons souvenirs et l’avoir encore un moment près de lui. En laissant les outils du dessin, les encres, la mémoire être libre et sans laisse. Le témoignage est intime et universel, transcendant. Rencontre avec François Schuiten, au coeur de l’actualité et quelques semaines avant qu’il reçoive le Grand Prix Rossel de la BD pour l’ensemble de sa carrière.
Bonjour François, la dernière fois que je vous rencontrais, il y avait à vos côtés Jaco Van Dormael, Thomas Gunzig, Laurent Durieux mais aussi l’ombre de Jacobs et votre chien, Jim, vous suivant partout dans les rues de Bruxelles. Jim est, depuis, parti.
E.P. Jacobs avait lui-même un chien, ce n’était pas rien. Mortimer, c’était lui avec un physique anobli. Il s’inspirait de photo qu’il faisait de lui-même. Nous, c’était l’intérêt de faire un livre qui n’était pas dans la continuité clonesque, nous sommes permis d’avoir un point de vue. Et, sachant que Jacobs avait un chien qu’il appelait Blackie, quand même, ce n’est pas rien, il était intéressant de travailler le récit sous d’autres couches. Jacobs fut une grande source d’inspiration.
(il s’interrompt pour rappeler à l’ordre son jeune compagnon) Ulysse, hé là! Belle démonstration mais maintenant, tu viens! (le nouveau protégé de François Schuiten dit bonjour à tout le monde dans le hall d’IPM)
Parlons de Jim.
Avec Jim, j’ai vécu 13 ans d’une proximité totale. Il est arrivé à un moment où j’ai changé de vie, il fut une bouée de sauvetage, un stabilisateur. J’étais pris entre Paris et Bruxelles, j’avais déménagé et il a amené une complicité. Il y avait un cordon ombilical. Vous savez, comme beaucoup de gens, à partir du moment où on adopte un chien, on renoue avec l’enfant qui portait en soi le désir d’un chien. C’est terrible, vous avez un chien en vous. Et à un moment, il a frappé à ma porte.
C’était un Flat-Coated Retriever, comme Ulysse, son successeur. Pourquoi cette race?
Je ne sais pas trop. Je suis arrivé à lui par le Golden, je crois. Ce sont les mêmes racines, des chiens très famille, très doux. Ils sont utilisés aussi à la chasse pour récupérer les proies. J’aime ce tempérament. Ils aiment l’eau et ont une personnalité forte.

C’est un chien pas si répandu que ça? Vous l’avez adopté dans un élevage, j’imagine.
Oui, chez des gens qui font bien les choses. Vous le choisissez tout petit petit, encore accroché à sa mère. Puis, vous revenez le chercher, c’est tout un processus d’adhésion.
J’ai hésité à prendre un chien de la SPA, le problème étant que je voyage beaucoup. Je devais être sûr. Ulysse, il est déjà totalement habitué au train, au métro. Dès ses 2 mois, il était avec moi, dans mon sac, dans le métro. Il est complètement à l’aise. C’est sans doute plus compliqué à mettre en place quand le chien a déjà du vécu, des petits traumatismes. Puis, c’est un monde très agressif, un métro, ce sont des bruits. Ulysse, comme Jim, cela faisait partie de leur monde.

À la mort de Jim, vous avez pris votre crayon, vos outils de dessin pour amorcer le deuil et retenir Jim.
Oui, retenir, c’est le bon mot. Il y a des dessins qui sont dans le présent insoutenable et d’autres qui travaillent dans la mémoire. Et au fil que le temps s’écoule, mes illustrations se font plus sophistiquées. Dans cet album, je trouvais intéressant de garder ce travail dans la chronologie, celle du deuil et du temps qu’il prend. C’en est une exploration.

Souvent, on propose à quelqu’un qui vit l’épreuve de perdre quelqu’un de cher de se changer les idées. Vous, au contraire, vous vous y êtes raccrochés.
J’ai eu besoin de creuser. Il y a des gens qui me racontaient qu’à la perte de leur chien ils n’avaient plus su parler. Ils n’arrivaient pas à nommer leur chien, tellement c’était pour eux difficile. On écrase et on est écrasé, alors. Avoir la chance de pouvoir dessiner, c’est pouvoir sortir de ses émotions. De les sortir et les explorer. C’était important, j’en avais besoin. Mais c’était aussi important pour tous les gens qui avaient connu ce chien. C’était une manière de le retenir et de le faire rester un peu dans le regard des gens qui l’avaient croisé.
Je n’ai plus fait que ça, jour et nuit. J’avais peur que les émotions s’enfuient, je voulais saisir ce qui est fragile, ce moment où on est traversé par les sentiments, les émotions. Je ne pouvais pas traîner. Si j’avais fait ce livre quatre mois après, je crois que ces dessins n’auraient pas eu la même vie.
Le premier soir, vous avez tenu jusqu’au milieu de la nuit.
Il fallait que je saisisse ça parce que ça me faisait du bien, évidemment, mais aussi parce que, quand vous êtes dessinateur, c’est votre respiration, votre langage. Il fallait que je le fasse là, à ce moment-là. Alors qu’habituellement je mets beaucoup de temps à concevoir un livre et je reviens continuellement sur le dessin, laborieusement. Ici, il fallait traquer cette fragilité.

En une prise, alors?
Il y a quand même eu des corrections, mais pas beaucoup. Parfois, je ne savais pas où j’allais en traçant les premiers traits. Mais je m’étais dit que je ferais un dessin par jour, quoiqu’il arrive. Même si je devais rentrer tard pour une raison X ou Y, je me mettais à ma table pour trouver une bonne idée. C’était une discipline. Et quand vous êtes fatigué, perturbé, des idées insoupçonnables vous viennent. Mais pour ça, il faut y aller, commencer, sans savoir vers où vous vous dirigez. Mais ça vient, parce qu’il y a ce chien en vous. Naturellement, il fait surgir l’idée quelque part.
J’ai aussi appris ça en travaillant avec la Red Team. Quand j’écoutais les scénaristes, j’essayais de dessiner les concepts qu’ils développaient, qui n’étaient parfois pas du tout visuels. Extrêmement abstraits, même. Mais, en commençant un dessin, sans même avoir d’idée, les choses viennent parfois. J’ai appris à faire confiance au dessin, comme s’il avait sa propre logique. Ça m’a aidé sur Jim. C’est vraiment un langage qui peut dire des choses que même le plus beau texte ne peut pas dire. Et inversement. Un très beau livre est sorti, Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour, best-seller en France. On est sur le même sujet, la perte du chien, son deuil, mais c’est tout à fait autre chose en même temps. Le dessin dit autre chose et son avantage sur un tel sujet, c’est que le chien était très beau, très élégant, son poil était magnifique. Alors, votre pinceau coule, va vers la patte. Je pouvais le dessiner sans aucune difficulté, je l’avais vraiment en moi, avec des outils différents (plume, pinceau…) pour saisir la beauté, la luisance, la souplesse, les yeux dans le poil noir. Un dessin peut donner ces choses-là, plus facilement qu’un texte.

Avez-vous encore appris des choses sur lui à sa mort, à son départ?
Oui, en le dessinant. En me disant « ça, ça raconte ça », en me disant que je devais raconter certaines choses. En fait, quand on commence ce genre de livre, c’est très difficile de s’arrêter. Il me vient encore des idées. Ce matin, je me disais: « oh tiens, j’aurais dû dessiner ça. » (il rit) On ne s’arrête pas. Quand ce désir se construit, vous avez difficile à l’interrompre. Ce n’est pas un robinet d’eau, vous ne pouvez pas fermer la vanne. J’ai continué à interagir avec ce lien. J’ai eu de la chance de l’avoir. En plus, c’est quand même lui qui m’a donné ce livre. Je ne suis et ne serais jamais allé sur ce chemin-là. C’est parce qu’il est parti que j’ai osé franchir cette porte, et travailler sur mes émotions. En général, dans nos livres, les émotions sont plus filtrées, organisées. Là, c’était sans filtre, ça m’a d’ailleurs déstabilisé, je trouvais que c’était un peu trop intime.
D’ailleurs, je me faisais la réflexion: vous montrez le chien, vous vous montrez, vous. On fait part de quelque chose dont vos invités, vos amis étaient témoins, mais aussi de choses que vous n’avez vécues qu’à deux.
Exactement. Je me suis demandé si c’était bien d’ouvrir cette porte-là? La raison pour laquelle je l’ai fait? Je voulais absolument donner ce livre à tous les gens qui avaient aimé ce chien. Je l’ai réalisé en pensant à ce moment-là, quand je l’aurais en main et le donnerais, quand Jim resterait dans le souvenir de quelques personnes. Peu de gens, en fait.

Finalement, il compte pour beaucoup.
Quand mon fils a mis ces dessins sur les réseaux – parce que moi je n’y vais jamais -. Sur Instagram, il m’a dit que quelque chose se passait, qu’il n’y avait jamais eu autant de réactions sur une publication. Jamais. Et je n’en aurais sans doute jamais plus autant. Je ne me fais pas d’illusion, c’est sans nul doute sous le coup de la disparition d’un animal. Et ça touche, à ce moment-là, tout le monde. Ce n’est pas fabriqué. Un journaliste me disait que ça avait fait écho à son propre deuil. Les lecteurs se réapproprient l’album, son sujet.
En tout cas, j’ai reçu cinq propositions d’éditeurs, dont des grands. Là encore, je n’avais jamais eu ça. Je suis dit que finalement ça faisait sens. Je n’avais pas voulu faire un livre de cette expérience mais il s’était imposé.
Jim, comment l’avez-vous baptisé?
Je ne sais plus du tout. Enfin, il y avait quand même une raison. C’était l’année où les prénoms devaient commencer par « J ». Comme cette année, « U », d’où Ulysse. Jim, ça doit venir d’Alex Raymond et de son héros, aventurier des contrées sauvages, Jungle Jim. D’ailleurs, je l’appelais parfois Jungle Jim, mon chien. Bien sûr, il y a aussi Jules et Jim et la balade de Jim.

J’imagine qu’au début il y a eu des larmes, des larmes qui se sont parfois mêlées à l’encre ?
Je ne suis pas un grand pleureur, normalement. Mais, là, vous vous rendez compte que vous êtes dans un espace un peu différent et vous ne pouvez pas vous en empêcher, c’est plus fort que vous. Après, la mémoire se transforme, le chien reste en vous, autrement. Ça n’a rien à voir avec la disparition d’un proche, c’est autre chose. Il y a toujours cette question sous-jacente: « est-ce que tu n’en fais pas un peu de trop? » Face à la dureté du mode, tu mets là tellement d’affect. C’est très compliqué de hiérarchiser la douleur et on ne peut pas la comparer. Ce qui se passe avec un animal a ses particularités ,c’est très souterrain, ça appartient à une émotion très très très très intime et que vous ne comprenez pas vraiment. Il est difficile de l’analyser. Mon père et ma mère resteront en moi toute ma vie, naturellement, ils sont là, ils reviennent, c’est une présence qui vous habite. Un animal, c’est tout à fait autre chose, je me méfie des comparaisons. Ce n’est pas parce que vous pleurez pour votre animal que vous êtes insensible aux difficultés du monde ou de proches.
Pendant ces 13 ans, Jim vous a suivi partout?
Partout.
Même lors de vos rendez-vous avec la Red Team (NDLR: En France, la Red Team Défense est un programme classifié de l’Agence de l’innovation de défense conduit avec l’État-major des armées, la Direction générale de l’armement et la Direction générale des relations internationales et de la stratégie. Ce programme vise à mettre en relation des auteurs, dessinateurs et scénaristes de science-fiction, avec des experts scientifiques et militaires pour imaginer les menaces futures visant la France ou ses intérêts)?
Oui, mais j’ai parfois dû négocier avec la DGSE! Les rencontres avec cette équipe avaient lieu dans l’un des endroits les plus sécurisés de France. Alors qu’on me refusait encore et toujours l’accès, je me suis dit que personne n’était indispensable et que je ne viendrais pas. On m’a finalement laissé entrer. Vous auriez dû voir la tête des personnes qui travaillent là. Mais, à travers un chien, on voit aussi le monde retrouver un lien alors qu’on parle de plus en plus de pertes vertigineuses et d’un monde civilisé qui a tué le monde sauvage.
Moi, je crois qu’on est en meilleure santé quand il y a un chien dans les environs. Des expériences prouvent que cet animal fait du bien aux résidents des homes. Malgré tout, on continue d’interdire la présence des chiens dans des tas d’endroits. C’est typique d’une société schizophrénique qui étale plein de bonnes volontés mais dit : « pas de chien, ici! » Je ne le comprends absolument pas. Peut-être existe-t-il des cas où les maîtres n’ont pas été responsables. Est-ce pour cela qu’on doit faire une loi pour interdire les chiens? Après tout, les irresponsables ne le sont pas seulement en compagnie de leur chien. Le rapport au monde du vivant, le chien en est l’expression mais on a encore beaucoup de travail à faire en la matière quand on se rend compte de la détérioration du monde autour nous.
Comment êtes-vous arrivé dans cette aventure Red Team? Jim en est-il devenu la mascotte?
Absolument, c’est formidable comme les chiens créent quelque chose autour d’eux qui modifie le climat. Il y a un peu de légèreté qui rentre dans la pièce.
Comment c’est arrivé? En fait, tout simplement, parce que l’armée – ça m’a vraiment troublé et je pense que c’est une histoire incroyable -, fait appel à des auteurs de science-fiction pour imaginer, l’aider à voir les dangers du futur. Quand elle vous arrive, cette proposition est irrefusable. Il se fait aussi que deux sociétés privées avaient répondu à un de ces appels à projets. Dont Paris Sciences et lettres. C’est une autre des raisons qui m’a fait accepter: il y avait là une garantie d’avoir un niveau d’exigence et accès à des scientifiques que jamais on ne pourrait avoir ailleurs.
Je me suis donc retrouvé dans une des deux équipes: deux femmes et deux hommes. Le casting était remarquable tant ces gens sont bienveillants, ouverts, sans ego démesuré. C’est un élément clé parce que si vous avez un ego trop fort, jamais vous n’accepterez de travailler sur l’idée de quelqu’un d’autre alors qu’on vous a refusé la vôtre. C’est un travail passionnant, parce qu’il vous oblige à aller dans des zones que vous ne connaissiez absolument pas. Et grâce aux scientifiques qu’on vous permet d’aborder, vous élargissez alors votre petit savoir. En vous rendant compte que vous ne connaissez pas grand-chose. Mais du fait d’être plongé comme ça au cœur de ces réflexions, j’ai considéré que j’avais beaucoup de chance. Ce modèle que l’armée a initié, créer une petite cellule faite d’auteurs, je trouve qu’on pourrait le généraliser, pourquoi pas dans la presse. Pourquoi les journaux ne se projetteraient-ils pas en 2040? Grâce à des auteurs de science-fiction, des philosophes qui se mettraient à rêver le journalisme de demain. Il ne faut pas seulement penser l’année prochaine, il faut penser 30 ans plus tard et je trouve que ce sont des espaces qui sont prospectifs mais tellement utiles. À un moment donné, l’armée a dû répondre à notre question: mais à quoi ça sert ce qu’on fait? Les responsables nous ont alors dit à quel point ces scénarios les avaient fait évoluer dans leurs décisions et leur réflexion. C’est assez étonnant.

Secret défense, j’imagine?
Évidemment. Je viens encore de recevoir un papier me disant que je risque 7 ans de prison si je dévoile certains secrets. Nous allons donc vite changer de sujet (il rit). Il y a donc des choses qui sont effectivement secret défense… et ils font vraiment en sorte que vous en ayez pleinement conscience. C’est une réelle chance et c’est une vraie preuve d’ouverture à laquelle je ne m’attendais pas du tout. La SNCB, les banques, beaucoup de domaines devraient s’autoriser ce genre d’initiative créative. Nous sommes tellement dans une société de gestion plus que de vision. Pourtant, il en faut aujourd’hui plus que jamais, de la vision. Alors, moi, je trouve qu’il faut imaginer le meilleur mais le pire est aussi nécessaire. On a parfois tendance à oublier que les deux peuvent être extrêmement dangereux. Cela dit, aujourd’hui, on voit parfois un peu trop le pire, il nous faut des gens qui nous projettent le meilleur.






Revenons à Jim, vous êtes grand, François. Mais vous dessinez Jim parfois beaucoup plus grand que vous. D’ailleurs, vous dites « il a agrandi mon monde ».
C’est qu’il a donné lieu à des rencontres imprévues. Encore, tout à l’heure, je me promène et rencontre quelqu’un. Nous parlons chiens évidemment: âge, poil, race, vie et mort. Ça me plaît beaucoup: vous rencontrez des gens que vous ne devriez pas rencontrer, c’est une communauté quelque part. Ça se passe dans la rue, quand vous vous promenez. J’ai ainsi passé 10 minutes avec une dame charmante, ses parents avaient des flat-coated. Elle a tout de suite reconnu le mien, ce qui est assez rare généralement. On me demande toujours de quelle race il est.
Au fond, vous le dessiniez souvent avant qu’il parte?
Je l’ai pas mal dessiné, plus qu’on le croit. Il apparaît dans plein de mes dessins. Dans le Blake et Mortimer, mais aussi dans d’autres endroits. J’ai dessiné à peu près tous mes chiens. Dans La frontière invisible, il y avait Oural. J’ai un plaisir fou à les placer dans ce que je dessine. Comme vous l’avez toujours à côté de vous, c’est un modèle formidable. Certains des dessins de l’album ont été créés avant même que Jim ne parte. J’en ai récupéré parce que c’était vraiment des dessins que j’avais eu du plaisir à réaliser.
Puis, à la fin, il y a des dessins de mes amis. Comme Sokal, c’est un dessin qu’il avait fait. Benoît adorait les chiens, il en a eu plusieurs. Quand nous étions en vacances ensemble, nous dessinions tous les deux, nos chiens nos enfants, nos compagnes. Ces gens qui sont avec nous, c’est un plaisir de les voir, de les dessiner, de vivre avec eux.
Il avait sa place à la table de travail avec vos collègues!
Ce dessin-là, j’en ai une photo. Il s’est vraiment mis comme ça et je me rappelle que nous nous sommes tous regardés. Nous n’avons pas pu nous empêcher de nous demander à quoi il pensait en nous regardant nous triturer la tête pour essayer de trouver des solutions à des problèmes d’humain. C’était très beau.

Vous dites aussi, à un moment, qu’on est rarement à la hauteur de la fidélité du chien.
C’est vrai, il y a quelque chose que le chien vous donne qui possède une sincérité. Il y a une profondeur et une émotion dans la confiance qu’il vous donne. L’homme et le chien, c’est une histoire qui remonte à des millénaires et j’ai l’impression que, d’une manière ou d’une autre, nous sommes les héritiers de cette très longue complicité. Il nous a aidés à garder le village, à nous défendre, à participer à la chasse. Ces animaux nous accompagnent depuis si longtemps que ça reste en fait en eux et… en nous aussi. Nous sommes dans une très longue chaîne qui remonte à la nuit des temps. Ça me plaît beaucoup, par exemple, quand je marche de retrouver ce qui est l’essence même de l’homme. Nous étions des marcheurs cueilleurs. D’ailleurs, une des meilleures choses qui peut arriver quand vous n’êtes pas bien psychologiquement, ou même que vous rencontrez des problèmes de dos ou autre, c’est de marcher. Le chien vous y aide, est heureux de marcher avec vous. Marcher à côté d’un chien, j’ai l’impression que c’est quelque chose qui nous dépasse et dont on ne saisit pas toute la richesse. Peut-être, est-ce de la philosophie de bas étage…
Mais, parfois, il est important d’essayer de gratter un petit peu, de disséquer cette relation. C’est un petit peu le sujet de mon livre. J’aurais pu aller encore plus loin, dans toutes ces imbrications. Mais, évidemment, le but était de rester dessinateur. Je ne suis ni philosophe, ni historien, il faut rester à sa place. Et, en même temps, c’est une place intéressante parce qu’il n’y a pas tellement de livres sur la relation homme-chien dans le deuil et en dessin. Il y a eu un très beau livre de Jiro Taniguchi (ndlr. Le chien Blanco). Mais aussi de Gabrielle Vincent, la créatrice d’Ernest et Célestine, Un jour un chien. Sans parole et absolument magnifique au crayon. C’est un livre qui m’a beaucoup marqué. Je me suis dit: « c’est incroyable comme rien donne tant d’émotions ».
Vous illustrez aussi ce mariage lors duquel Jim est allé faire un petit tour… dans l’étang du coin.
Je ne vous dis pas comment ma compagne m’a regardé quand je l’ai récupéré. J’avais tout de suite moins belle allure. En fait, le problème, c’est que quand ils sautent, ils ne regardent pas exactement comment ils vont pouvoir sortir. Il y a parfois des cas où il n’y a que vous, humain, qui pouvez les sortir de cette affaire. Dans ce cas-là, ça voulait dire: aller chercher le chien dans cet étang un peu vaseux. Il fallait l’en extirper et s’en mettre partout. Quand le sauvetage est fini, vous n’êtes pas tout à fait net niveau odeur.

Cette scène s’est naturellement produite au début de l’événement, j’imagine.
Oui, juste avant d’arriver. J’ai eu la mauvaise idée d’aller le promener parce que nous étions un petit peu en avance… C’est ma compagne qui m’a dit que je devrais dessiner ça parce qu’elle en avait gardé ce souvenir.
J’ai une autre anecdote. J’étais avec Valérie, l’attachée de presse de Casterman. Nous avions rendez-vous dans un restaurant. Avant d’y rentrer, je lâche 2 minutes Jim. Mais, je n’avais pas vu cette fontaine… dans laquelle il a bien entendu sauté. Il dégoulinait! Je vois encore la tête de Valérie imaginant celle du restaurateur face à ce chien aux allures de véritable serpillière. Vous êtes forcément un peu emmerdé. Le restaurateur a été vraiment sympa de nous recevoir. J’en connais qui m’ont dit non, « vous le gardez où vous voulez mais il n’entre pas ». À juste titre.
La suite alors, pour vous, j’ai l’impression qu’il y a pas mal de choses.
Oui, il y a Le retour du capitaine Nemo, qui, finalement, n’est peut-être pas si éloigné que ça de Jim. C’est un album conçu autour du Nautipoulpe.
Une sculpture que vous avez créée.
Oui, avec Pierre Matter, grand sculpteur animalier. Nous avons conçu cette oeuvre à deux pour la ville d’Amiens. Elle s’y installera, début 2025. D’ici-là, fin 2024, elle passera par Bruxelles, puisqu’elle va faire un petit voyage dont un détour devant le palais de justice pendant 3 mois.
En fait, là aussi, il y a un rapport à l’animal. Ce nautipoulpe, c’est un objet représentant un hybride, mi-machine mi-animal, entre le Nautilus du capitaine Nemo et le Kraken géant. Cette hybridité parle un peu de notre époque qui, en matière d’animal, a encore beaucoup de choses à trouver. L’animal nous apprend encore tellement de choses. On peut parler de biomorphisme mais aussi de médicaments que les singes trouvent naturellement les singes. Plus on avance, plus on se rend compte de tout ce que l’animal peut nous apporter. Je ne peux également m’empêcher de faire le lien avec l’exposition Animalia, à Train World, en ce moment.
Le retour du capitaine Nemo comme Jim, c’est tirer ce fil avec le monde du vivant, s’apercevoir que nous n’en sommes pas les maîtres. Et si un jour il s’altère du côté de ce qu’on appelle l’animal, nous serons sérieusement en danger. Parce qu’en fait, il n’y a qu’un seul monde du vivant.
Que préparez-vous avec Laurent Durieux?
Avec Laurent, nous avons une telle complicité qu’il me demande souvent de l’aider, de le conseiller comme lui-même m’aide et me conseille. Nous signons parfois des projets à deux mais d’autres fois je suis dans le background d’un de ces travaux et vice-versa. Le danger quand vous vieillissez, c’est que votre dessin se raidisse, s’appauvrisse. Il faut des gens pour vous bousculer, qui ne se contentent pas de vous complimenter et sont capables vraiment de vous dire que ce dessin, il ne vaut rien. Laurent est de ceux-là, bienveillant mais ayant des vraies qualités de dessinateur. S’il dit ça, c’est qu’il y a un vrai problème. Il a l’œil et vous pouvez avoir une totale confiance totale. J’adore qu’il vienne me dire ce qu’il pense de ma compo et parfois je fais des petits croquis pour lui donner ma vision de ce qu’il fait. Moi, j’ai tendance à un peu oublier la typo. Lui, comme il est entre autres affichiste, y pense et me le fait remarquer. C’est très gai d’avoir des amis avec qui on peut partager la passion du dessin.
Mais il y a bien quelque chose qui va sortir bientôt de notre collaboration: une sérigraphie sur la ville du Havre. À l’initiative de son maire Édouard Philippe. Ils ont lancé un festival qui s’appelle Sur les épaules des géants. Laurent et moi en avons réalisé la première affiche, notre seconde sort ces jours-ci. Ce festival entend réunir les scientifiques et mettre en avant la science. C’est une très bonne chose aujourd’hui de redonner de la visibilité à la démarche scientifique qui a quand même été un peu bousculée, ces derniers temps, dans sa crédibilité. Il y a des gens qui font des choses absolument remarquables et leur redonner visibilité et crédibilité est important.
À l’époque du Blake et Mortimer, vous disiez que ça pourrait être votre dernière BD.
Ça l’est toujours. La BD, c’est fini, oui, pour l’instant. Je n’ai pas de projet en cours. Alors ce n’est pas dit que je n’en ferai peut-être pas une dernière mais pas pour l’instant. Tout le monde me dit qu’en fait je n’ai pas arrêté. Je n’ai jamais dit que j’arrêtais de dessiner. Il y en a toujours un qui pourrait dire que ce que je fais est très proche. Oui, ça, c’est possible mais la bande dessinée c’est un effort très particulier.
Quelqu’un me disait que, grosso modo, il y avait de moins en moins de dessinateurs réalistes au sens traditionnel. C’est probable, ça prend tellement de temps, c’est un effort considérable. Les jeunes auteurs qui pratiqueraient ce dessin réaliste ne pourraient plus le faire correctement dans un contexte comme aujourd’hui. Il faudrait qu’ils atteignent 50 000 exemplaires de vente pour pouvoir faire ce métier correctement. Et ça, c’est très rare.
Le retour du Capitaine Némo, c’est une oeuvre hybride.


Merci François et bonne continuation avec Ulysse.
Jim, est à lire chez Rue de Sèvres.
Le retour du Capitaine Némo, chez Casterman.
Ces guerres qui nous attendent, 2030-2060, par la Red Team, est à lire aux Éditions Des Équateurs.
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