
D’album en album, Nicolas Delestret mûrit tout en continuant de s’intéresser aux souvenirs, aux moments dont on ne sait pas tout de suite qu’ils vont être marquants, du reste de la vie et même après. Dans Le dernier quai, sous la pluie torrentielle qui s’abat sur la couverture, dont on se demande ce qu’elle peut bien avoir à voir avec le début de cette aventure fantastique, l’auteur est en état de grâce tout au long de huis clos de près de 160 pages. Bienvenue à l’hôtel, particulier, du dernier quai où Émile va vous soigner aux petits oignons et faire tout, vraiment tout, pour vous aider dans cette perte de repères et ce noir à broyer que peut être la mort.
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Résumé du Dernier quai par les éditions Grand Angle : Prêt pour l’ultime voyage ? Vérifiez d’abord que tous vos souvenirs sont en règle… Les clients de cet hôtel ont un point commun : ils viennent tous de mourir. Dans un rituel immuable, Émile, en hôte bienveillant, les accueille et les guide pour qu’ils puissent faire un point sur leur vie et trouver une forme de résilience. Quant à ceux qui ne parviennent pas à faire la paix avec eux-mêmes, ils connaissent un sort peu enviable. Tout est réglé comme une horloge à l’hôtel du dernier quai. Pourtant un grain de sable va enrayer les engrenages. Cette fois, les nouveaux pensionnaires n’ont aucun souvenir de leur ancienne vie. Dès lors, comment les aider ?

Un réveil qui sonne, le rythme du boulot-dodo (pas le train, Émile est déjà à quai) qui prend sa place, un noeud-pap’ qui se noue, les gants blancs et le veston classe enfilé, le café passé, les croissants présentés… voilà l’histoire peut commencer. À travers une étendue d’eau jusqu’à perte d’horizon et de raison, le train arrive à destination, le terminus, le dernier quai. Le bout du bout de la vie, avec ses énigmes et deux solutions: trouver la clé qui libère votre âme ou se perde irrémédiablement entre ces falaises, cet océan, cette forêt mystérieuse et cet hôtel meublé avec le strict minimum et quelques objets planqués permettant aux frais défunts de se souvenir, de se morfondre ou se pardonner, dans un temps délimité.

En quelques images, avec force, Nicolas Delestret nous fait croire à son univers, nous y plonge, nous imbibe de son mystère et de ses règles. Il faut dire que comme dans un jeu de société, il y a d’abord un tour pour du beurre, présentant le monde qui nous entoure et tous ses possibles, avec quelques personnages tous azimuts qui nous montrent comment gagner ou perdre. Il y a de la joie et de l’effroi. Puis la vraie partie commence, en temps réel, avec trois nouveaux arrivants complexes, arrivés avant le train, et qui laissent Émile complètement démuni. Lui qui s’est promis de ne plus laisser personne se perdre et être dévoré par sa part sombre, il va bien avoir du mal à raisonner Mathias, cette espèce de mix entre Dutronc et Renaud; Bégonia, métis aux personnalités multiples et à la désinvolture désarmante, et Hitomi, qui s’est tout de suite planquée dans sa chambre et semble revêtir une apparence inhumaine. Émile est pris entre trois feux.

De la lumière vers l’obscurité, en espérant que le soleil reviendra, ici-bas et au-delà, Nicolas Delestret réalise un magnifique album, bien pensé et finement exécuté, divertissant, marrant et émouvant. Car s’il maîtrise bien ce décor inédit et finalement sensé, l’auteur complet laisse place à l’inattendu, à un twist inattendu (même si, à la relecture, les indices nous sautent aux yeux, disséminés de manière maligne dans le jeu des apparences) qui change complètement la face de cette histoire, et menace tout ce monde post-mortem. Entre investigation et escape game, Nicolas Delestret habite ces âmes damnées, leur rend la puissance de leur humanité, forcément imparfaite et avec le poids de ses erreurs dans les bagages. Couleurs et dessin cohabitent de manière audacieuse et confondante, avec quelques sacrées séquences qui valent le détour, notamment quand les forces du mal se déchaînent. Bluffant.

À lire chez Grand Angle.







