
Dans le grand hall de la Maison Dupuis à Marcinelle, sur la vitre d’un bureau, aussi immortel qu’inénarrable, Raoul Cauvin continue de régaler son petit monde. À sa table, c’est à d’autres graffitis que Camille Poulie s’adonne. L’auteur émergent n’a pas son pareil pour convoquer les matières, les arts graphiques (sculpture, gravure, graffiti, BD, livre dont vous êtes le héros, photos, collage). Son album, Bunker, le premier à être publié chez un grand éditeur, dans la collection Les Ondes Marcinelle (suivant de très près l’album d’ouverture, Merel) est ce mélange détonnant, qui frappe fort les esprits tout en brouillant les repères. La forme rejoignant le fond : des adolescents dans un coin perdu de Picardie qui se cherchent une identité, dans la voie que leur tracent les autres ou selon leur propre chemin, sur le bitume ou dans le sable, en plein air ou au creux du béton armé des petites forteresses qui peuplent le littoral. Autant de carapaces face à des appartenances tentantes mais pouvant être des pièges. Interview avec Camille Poulie.

Bonjour Camille, avant Bunker, il y a eu pas mal de réalisations en tirages limités, confidentiels, autopubliés. Bunker change la donne.
Cette BD-là, je voulais la publier chez un éditeur. J’ai suivi des cours d’arts plastiques, d’arts contemporains aux Beaux Arts de Paris. Je faisais déjà de la BD, tout petit. Après mes études, je me suis refocalisé sur la bande dessinée. J’ai en effet réalisé ces histoires qui n’étaient disponibles que dans une poignée de librairies. Il en reste des extraits sur mon site internet.
Bunker, c’est un roman graphique qui peut se lire avec l’accent, picard. Les décors, les aventures des ados que vous nous racontez, la plage et ses vestiges, nous y sommes.
C’est mon univers, c’est là que j’ai grandi. Je l’ai quitté pour m’installer à Paris mais la Picardie reste ma terre du milieu. J’avais envie de raconter une histoire sur l’adolescence, en rapport avec ce que j’avais vécu au début des années 2000. Le lieu s’imposait: la côte picarde et son littoral. J’ai alors cherché les personnages. Jessica et les autres se sont imposés, l’histoire s’est déliée. Je me suis inspiré notamment de gens que j’ai connus mais avec qui je n’avais pas forcément de relations. Des gens qui passent mais qui marquent. Au début, pourtant, Jessica était d’ailleurs un personnage secondaire. C’est en travaillant dessus que je me suis rendu compte à quel point elle était intéressante. Elle s’est imposée.

Mais alors, votre histoire a dû changer ou la sentez-vous en direct?
En effet, je la compose en temps réel. Je n’ai pas de scénario, pas de storyboard. J’avais quelques moments-charnières en tête comme je voulais vraiment un récit d’adolescents. L’histoire s’est resserrée sur une ou deux semaines. Ma trame de début, je l’ai chamboulée au bout de 20 pages. J’avais cent fins possibles. Mais ce sont les personnages qui font l’histoire, pas l’auteur. Je n’avais pas envie de jouer au marionnettiste mais de regarder faire et de suivre ces héros s’ils prenaient une voie à laquelle je n’avais pas pensé. L’histoire s’est ainsi resserrée sur une ou deux semaines.

Et dans la réalisation, ça se passe comment alors?
Juste avant de réaliser ma planche, je griffonne un petit truc puis je me lance.
Et la fin?
Elle arrive quand je sens que mes personnages se sont pris dans un axe dont ils ne vont pas sortir. En terme de sens apporté à leur vie, de thématique qui se clôt. Quand l’histoire se resserre, que les choses se précisent.

Entre-temps, il y a eu des dizaines de planches qui n’ont pas servi. Le personnage d’Antoine a eu droit à trois fins. J’ai expérimenté.
Vous avez, lisais-je fait également du dessin animé?
J’ai eu besoin de passer par le dessin parce que je sentais que je n’arriverais pas à exprimer ce que je voulais par écrit. Il y a toujours la tentation de mettre son personnage en mouvements. J’ai fait du dessin animé expérimental, dans mon coin, en y mêlant de la lithographie, pour un rendu assez barjo.
Bunker, c’est une affaire de sensations, physiques, plus que psychologiques, non?
En tant qu’auteur-homme, je ne pouvais pas savoir ce qu’il se passait dans la tête de mon personnage féminin, je n’aurais pas été juste. Je voulais juste la regarder faire, agir. Observer comment Jessica se déterminait et comment les autres la catégorisaient. L’adolescence, c’est un moment de changement, avec des portes ouvertes. On peut choisir mais, en même temps, l’identité a tellement facile de s’ancrer dans les catégories existantes et dominantes.
Il y a cette tension entre l’idée de se faire remarquer ou appartenir à la norme. Jessica veut bien appartenir à un groupe mais elle en est rejetée. Ça lui est interdit. Elle n’avait pas forcément envie d’être un héros. La plupart des protagonistes veulent se couler dans un moule. C’est possible pour Antoine, parce qu’il est un garçon. Jessica, non. Mais elle ne veut pas ressembler aux filles. Mais dans le regard des autres, si elle s’habille comme un garçon, c’est parce qu’elle est gouine. Ça s’arrête là.

C’est du vécu?
D’une certaine façon. Comme je le disais, j’ai grandi dans ce coin perdu de la Picardie, dans le Vimeu, après Abbeville, en allant vers la côte. La plupart des Français ne savent pas ce que c’est. C’est la campagne et en même temps un territoire industriel. À l’époque, tous mes congénères passaient leur vie en jogging. Mes amis et moi, nous étions à part, nous formions un groupe de métalleux. La question de la norme s’opposait forcément à nous. Mais nous ne sentions pas la différence, nous nous en fichions.
Les gens sont de toute façon ambigus. Qu’on soit ouvrier ou patron, nous ne montrons pas toujours la même facette en fonction de la manière dont se passe la journée, des personnes avec qui nous sommes… Bunker peut se voir comme un récit politique, mais sans faire de tracts.

Il y a Jessica mais il y a aussi deux autres protagonistes, Bozo et Antoine, que vous suivez.
Trois parcours différents. Jessica dont on suppose qu’elle va se libérer mais, en même temps, on ne sait pas vraiment ce qu’elle deviendra. Il n’y aura pas de tome 2. S’il y avait une suite, mon récit premier n’aurait plus le même sens. Grâce à son ami Bozo, elle prend conscience qu’on peut s’écarter du chemin imposé. Bozo, il est au-dessus de tout ça. Les questions lui passent au-dessus.
Bozo est d’ailleurs fan de de livres dont vous êtes le héros. Une dynamique qui s’impose par moments.
J’en étais fan quand j’avais 10-11 ans. À cet âge, on trouve un regain de sens dans ce genre d’expérience puis, visuellement, c’était magnifique, très ludique. J’avais une préférence pour le genre horrifique.

En effet, je me suis inspiré de ces livres que j’ai récupérés mais j’ai inventé une trame, fictive. Une aventure avec des zombies mais qui trouve des points de corrélation avec ce que vivent les personnages, la manière dont ils grandissent.

Ici, pas de pagination.
J’en avais bien mis une, par convention, mais l’éditeur a jugé qu’elle n’était pas nécessaire. C’est vrai que mon album se lit assez vite.
Là où vous déstabilisez, c’est que votre roman est ultra-graphique, en perpétuel mouvement tant vous êtes libres des formes que vous donnez aux différents passages de votre histoire. Accentuant ce qui vous importe au temps T. Le visage, les yeux, le décor. Les personnages sont mobiles dans leur représentation physique, élastiques, pas fixés.
Selon moi, cette histoire devait se vivre selon le répertoire graphique le plus large possible. Si j’avais besoin d’un visage très précis parce que l’émotion devait être subtile, j’y allais. Si le mouvement, par ailleurs, devait être ample, je pouvais me libérer de la silhouette. Si un passage impliquait un tressaillement de sourcils, un sourire, je trouvais les outils graphiques pour le montrer. Je ne voulais pas me priver. Je faisais ma tambouille à l’atelier pour trouver le bon rythme à insuffler, et l’équilibre. Pour ça, Stéphane Beaujean, le directeur éditorial de Dupuis, et mon éditeur m’ont vraiment permis d’avoir un regard d’ensemble. Ils savaient à quel endroit de ma BD, il y avait une baisse de rythme, par exemple.

Et l’idée du Bunker, qui donne son titre, comment s’est-elle imposée?
C’est un élément de décor de chez moi. Quand nous étions ados, sur cette côte picarde chargée de blockhaus, nous nous en servions lors de nos jeux. Bunker, c’était signifiant. C’est là où on se cache pour ne pas être vu, pour se protéger mais aussi pour attaquer les autres.
Ce bâtiment s’est donc aussi imposé sur la couverture quand nous avons travaillé avec l’éditeur sur les éléments à mettre en avant. J’ai beaucoup travaillé sur les couleurs, pour trouver un rendu à la manière des gravures d’Hokusai, sur bois.
C’est là notamment qu’une scène de sexe se produit.
Quand on aborde le monde des adolescents, on ne peut pas y couper. Quand j’avais cet âge, avec mes copains, c’était une question qui nous occupait régulièrement avec sa part de tabous, de gêne, de légendes et de mythes. Je me suis plutôt restreint dans Bunker, j’aurais pu faire plus cru.

Avec, là encore, un vocabulaire graphique très imagé. Comme ces 20 centimètres qui prennent la forme d’un phylactère qui s’allonge.
Il faut s’amuser avec les codes de la BD, savoir les exploiter jusqu’au bout.

Qui sont vos références, les auteurs qui vous ont donné envie de faire ce métier.
Dans le dessin, c’est Blutch. Pour moi, c’est l’un des plus grands. Quand j’étais aux Beaux Arts, c’est à lui que j’ai consacré une partie de mon mémoire. Puis, j’aime la BD engagée qui, pour le coup, n’est pas du tout Blutch. J’ai pas mal de lacunes à combler. Mais, à 25 ans, j’ai découvert Druillet, c’était mémorable. J’aime Baru qui a lui aussi raconté sa jeunesse dans un paysage post-industriel français. Puis, il y a des films, de la musique. J’ai du mal à me passer de metal!

(Il sort son attirail pour faire une dédicace)
Vous voyagez léger, non?
Oui, mas trousse est minimaliste: un pinceau-feutre, de quoi faire des volutes, et un stylo pour hachurer. Tous les enfants dessinent. C’est l’art le plus abordable. Sauf qu’arrive un moment où on te dit que soit tu dessines bien, soit tu le fais mal.
Pas de couleur dans Bunker?
Ce n’était pas trop le truc, ici. En BD, tout est signifiant. Ici, la couleur n’apportait rien.

Quelle est la suite?
Je prépare une nouvelle BD, toujours pour la collection Les ondes Marcinelle.
La nouvelle collection de Dupuis qui fait parler d’elle.
C’est incroyable en tant que jeune auteur de pouvoir l’intégrer. J’ai eu la chance d’envoyer mon projet Bunker dans le bon timing, quand la collection était pensée, en voulant porter des romans graphiques, avec une volonté de voir sur le long terme et d’accompagner les auteurs sur plusieurs années et projets. Ce, avec la puissance de frappe d’un grand éditeur comme Dupuis.
Merci Camille, et bonne continuation.
À lire aux Éditions Dupuis.