Jamais 2: le monde s’éboule, Bruno Duhamel coupe le courant et étouffe l’étincelle extrémiste: « C’est compliqué de passer après un album qui a touché, il faut savoir être irrespectueux »

Promo © Duhamel

Après un premier épisode délicieux, on ne s’attendait pas à ce qu’elle revienne, Madeleine. Mais la sympathique nonagénaire déjoue tous les pronostics, bon pied bon oeil, du haut de sa falaise normande qui s’effrite alors que sa maison perchée tient bon! Enfin, bon oeil… elle n’y voit toujours goutte. Ça tombe bien, tous les autres personnages emblématiques de Troumesnil (et l’une ou l’autre nouvelle tête) seront logés à la même enseigne. Crac, Bruno Duhamel a coupé le courant et les technologies pendant que l’orage zèbre le ciel. Il y a péril en la demeure et des vies à sauver, mais les héros ne se bousculent pas au portillon. Certains creuseraient même déjà les tombes pour peu qu’ils s’assurent le pouvoir parmi les vivants. Hé oui, Jamais, c’est une comédie qui garde au-dessus des lignes de flottaison l’Histoire d’hier et d’aujourd’hui, des enjeux et des réflexions sociétaux. Interview avec Bruno Duhamel. 

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4e de couverture © Duhamel

Résumé des Éditions Grand Angle pour le tome 2 de Jamais : Troumesnil, Côte d’Albâtre, Normandie. La maison de Madeleine est au bord du gouffre. Le maire aussi. Depuis qu’il a tenté de déloger la doyenne, sa carrière est un enfer. Les médias se sont emparés de l’histoire, Madeleine est devenue une icône, la falaise un lieu de pèlerinage. Les touristes affluent au mépris des règles de sécurité, et l’opposition est bien décidée à en profiter. Lorsqu’un drame fait une première victime, l’avenir de Troumesnil bascule. Mais il reste un vestige du passé… Madeleine a 91 ans cette année.

Parodie Promo © Duhamel

Bonjour Bruno, mine de rien, cela faisait dix ans que vous n’aviez pas donné suite à une de vos oeuvres. Vous le faites ici avec le tome 2 de Jamais, tout en veillant à ce que cela tienne en une histoire complète.

J’ai complètement abandonné ce concept, je ne veux plus réaliser des histoires à suivre sur plusieurs albums, je ne fais plus assez confiance au marché pour ça. Je veux me concentrer sur des intrigues qui ne laisseront pas le lecteur sur une attente.

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C’est ainsi que Madeleine revient à la charge. C’est vrai qu’elle avait su charmer le public à la parution de sa première aventure.

… Et elle m’avait charmé moi, avant même le public. C’est un personnage qui vient de l’intime, qui convoque mes deux grands-mères, la région de mon enfance. L’idée, c’était ça: redessiner cette région, sa lumière, ses personnages agréables quoique politiquement incorrects mais qui pardonnent tout. Faire une suite, c’était impossible, me disait le directeur de collection. Jusqu’à ce que celle-ci s’impose à moi.

© Duhamel chez Grand Angle

En deux temps, car vous aviez avancé sur le crayonné d’une version qui ne vous a finalement pas convaincu, c’est ça?

Oui, mon premier scénario accepté, je me suis lancé dans le crayonné. En réalité, c’est l’étape qui me sert à la fois de découpage et de crayonné, pas très propre mais que je reprends par transparence. Sauf qu’à la trente-deuxième planche, je me suis rendu compte que le récit perdait son énergie. Il ne s’agissait pas de faire un tome 2 pour un tome 2, j’ai donc laissé tomber cette version. Il faut dire que c’est compliqué de passer après un album qui a touché, on a alors trop de respect pour ce qu’on a fait. Il faut savoir être irrespectueux, ne pas se poser de questions, garder la Bible et partir dans une autre direction. Au final, la version finale a peu avoir avec la première.

Les couvertures du 1 et du 2 coïncident, comme le yin et le yang, dans un jeu de reflets.

Cette fois, je voulais prendre la défense du maire que j’avais assez bien malmené dans le premier épisode. Nous avons vu à quel point il pouvait être maladroit quand il appréhendait le danger… mais quand il est en face, il ne s’en sort pas trop mal.

© Duhamel chez Grand Angle

Madeleine, elle, est prise à son propre piège: elle qui ne voulait pas quitter sa maison, la voilà prise au piège, dans l’impossibilité d’en sortir.

Votre premier tome allait de haut en bas, comme la falaise qui s’effondre. Cette fois, vous remonter, de la plage à la maison de Madeleine.

C’est vrai, cette fois, nous nous occupons du sous-terrain, une manière de fouiller l’histoire de la Normandie et notamment l’opération Jubilee, peu connue du grand public mais dont j’avais entendu parler durant toute mon enfance. C’est la première tentative alliée de débarquement durant la Seconde guerre mondiale. Qui échoua. Mon grand-père fut d’ailleurs parmi les hommes libérés par les nazis… en récompense du calme qu’avait su garder la population dieppoise durant ces événements. L’occupant ignorait que cette consigne avait été donnée par… la Résistance française.

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Cette fois, Madeleine laisse la place aux autres et devient même un second rôle, non?

Madeleine, c’est quand même un personnage compliqué à gérer. Moi, j’avais envie de faire la part belle à d’autres personnages, notamment ce lieutenant des pompiers… qui passe de second rôle dans le premier tome à premier rôle dans ce second. C’est sans doute le personnage le plus actif pendant que le maire est piégé dans un bunker et que Madeleine cloîtrée dans sa maison. Mais c’est tout de même elle qui reste la gardienne des clés, qui a l’explication même si elle est prise dans un huis clos avec son animal infernal.

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Puis, vous invitez le lecteur à pénétrer dans l’univers de Madeleine, qui est malvoyante, vous coupez la lumière à un moment, les personnages doivent avancer à l’aveuglette.

Madeleine n’est plus seule dans l’obscurité totale. Ce n’est pas pour autant qu’elle est Luke Skywalker, nous n’en sommes pas là, c’est plutôt maître Yoda. Dessiner le noir, ce n’est pas si facile. Il a fallu que je triche. En réalité, dans un bunker comme celui dans lequel nos héros se retrouvent, il n’y a pas un grain de lumière. Et ce n’est pas facile de vendre à un éditeur un album dont le tiers se passe dans l’obscurité totale.

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Ou alors, on fait des cases complètement noires dont jaillissent seulement les phylactères!

Ça m’aurait fait gagner du temps, c’est sûr. Mais je ne suis pas Larcenet, je n’aurais de toute façon pas réussi à raconter l’histoire uniquement par des dialogues. Il fallait que l’action puisse se passer. Comme les nuits américaines.

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De quoi envisager autrement votre manière de travailler?

Oui, c’était intéressant de réaliser ce tome 2 différemment du premier. J’ai repris les pinceaux, travaillé comme en sculpture, avec des volumes. Là où j’avais dessiné le tome 1 de façon ligne claire avec des couleurs réalisées de manière informatique; ici, j’ai pu diluer, foncer les couleurs petit à petit, toujours avec l’aide du numérique. Je ne suis pas encore assez expérimenté que pour me lancer dans la couleur directe mais j’y travaille. Ça m’a fait du bien de retrouver le papier, l’encre, la matière, là où Fausses pistes avait été complètement réalisé de manière numérique, pendant le confinement.

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L’accident m’avait manqué. Il y a eu des taches dans tous les sens. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas autant amusé à refaire plusieurs cases.

Dans ce nouvel album, deux nouveaux rôles, tout de même, parmi les figures connues.

Oui, il y a la petite Emma qui s’impose en vraie outsider et par qui l’histoire commence. S’il y a un tome 3, c’est sûr, elle restera. Madeleine, c’était le nom de ma première grand-mère. Emma, celui de ma deuxième. Je n’aime pas trop élargir la masse de personnages. J’aime ce côté Don Camillo, et je ne voulais pas partir dans une aventure en opposition totale à la précédente.

© Duhamel chez Grand Angle

Et notamment avec ce lieutenant des pompiers.

Il fait tampon, c’est lui qui fait preuve le plus de recul émotionnel, qui permet la discussion. Il aurait pu perdre totalement son sang froid, comme d’autres personnages. Après tout, c’est peut-être lui qui a le plus à perdre, qui est une victime potentielle du racisme ambiant.

Et rampant. C’est ainsi que vous amenez Dublanc, ce personnage politisé à l’extrême, qui se sert de la situation pour inverser le rapport de force à son avantage, et manipuler la foule. Frontal sur le terrain.

Comme peut l’être une partie du paysage politique français. En règle générale, je me fixe toujours cette limite: ne pas être manichéen. Force est de constater que celui-ci est un vrai salaud. Parce qu’il incarne mes vrais ennemis.

© Duhamel chez Grand Angle
© Duhamel chez Grand Angle

Comment compose-t-on graphiquement un tel personnage qui ne peut s’empêcher d’être marrant?

Ma première version n’avait aucun humour. Il était trop lourd par rapport au reste. Il m’a fallu trouver quelque chose et c’est le strabisme qui l’a rendu comique.

Vous bannissez aussi les nouvelles technologies, les téléphones ne fonctionnent plus, la domotique est en panne, pour nous plonger dans un survival à l’ancienne.

Oui, en réutilisant même des armes qui n’ont plus rien à faire dans le monde moderne. Après tout, on découvre bien, ces derniers mois, comme l’armement soviétique trouve une seconde vie.

© Duhamel chez Grand Angle

Quant à la maison connectée de Madeleine, elle disjoncte. Au fond, quel est votre rapport aux nouvelles technologies?

J’en suis au stade où je m’y intéresse pour ne pas devenir trop vite un vieux con. Je fais l’effort.

Plus loin que les deux couvertures de Jamais, celles de vos précédents albums chez Grand Angle trouvent toujours le moyen de laisser de l’espace, du vide, de contourner une vaste étendue dans laquelle le lecteur peut plonger.

Souvent, dans beaucoup de couvertures d’albums, le maître-mot est d’en raconter le plus possible. Moi, je trouve qu’il faut laisser au maximum l’imagination du lecteur prendre le contrôle, s’inventer sa propre histoire avant de découvrir celle qu’on lui a préparée. À une époque, j’ai eu peur du vide. Depuis Abel, je laisse de la place au lecteur, je lui fais confiance.

Il y a peu, vous avez aussi consacré un court récit à Cédric Herrou, pour Images Doc.

Je voulais me reposer cet été quand on m’a demandé d’intervenir en tant que dessinateur, uniquement. Cédric Herrou, c’est un personnage intéressant, c’était bien de pouvoir en parler de manière saine et détendue, en se recentrant sur cette simple réalité: aider quelqu’un. Ce n’est pas politique. Quand cet agriculteur se met à aider des migrants à traverser la frontière, il fait ce qu’on est censé faire en tant qu’humain. C’est après, que ça a pris une dimension politique.

Cédric Herrou © Duhamel
Cédric Herrou © Duhamel

La suite, sinon, c’est deux Soeurs, c’est ça?

L’occasion de retrouver Isabelle Sivan, avec qui j’avais signé Le Voyage d’Abel chez un petit éditeur avant une réédition chez Grand Angle, quand je commençais ma transition vers des histoires complètes en un album. Nous raconterons, cette fois, celle de deux soeurs qui ne peuvent pas se sentir mais vivent ensemble.

© Sivan/Duhamel

Et Jamais 2 sans 3 ?

Si je trouve une histoire convaincante, pourquoi pas?

Oh, oui, pourquoi pas ! Merci pour ces merveilleux théâtres d’humanité et d’humour, ces territoires de questionnements en s’amusant. 

Les deux albums de Jamais sont à lire aux Éditions Grand Angle.

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