Après le pentalogie Irena et les débuts de Madeleine, résistante, avant Les amis de Spirou et Jean Doisy mais aussi une histoire en compagnie de Ginette Kolinka, Jean-David Morvan ne lâche pas le bon bout de cette Histoire qui s’est déroulée, il y a 80 ans, mais a sans doute changé la face du monde à jamais et ne cesse de rappeler à nous ses démons. Au coeur de la Seconde Guerre Mondiale, avec les fidèles David Evrard et Walter, le scénariste continue de proposer des récits intimes et populaires à la fois, faisant sens et n’ayant pas besoin d’une contextualisation trop costaude et étouffante. L’alchimie perdure, allant plus loin que les bons et les méchants, parlant d’humain avant tout, dans cette évocation de Simone Lagrange, en deux temps. Sa vie, ses peines et son courage dès que la guerre commence et le coup aux émotions, reçu des décennies plus tard, lorsqu’un Klaus Barbie vieillissant apparaît à la télé lors d’un appel à témoin. La résistance continue bien au-delà de la fin d’une guerre.

Bonjour Jean-David, après Irena et Madeleine, vous revoilà avec Simone. Une autre héroïne, pour une autre évocation de la seconde guerre mondiale. Des femmes ayant réellement existé dont le prénom sert de titre à vos séries. Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple et direct?
En effet. Même si nous avons accolé le mot « résistante » dans le cas de Madeleine, nous avons opté pour la facilité.
Universelle. C’est donc le troisième destin que vous racontez en quelques années. Simone, Madeleine ne seraient pas arrivées en bande dessinée s’il n’y avait pas eu Irena?
En effet. Irena m’a permis de rencontre Madeleine Riffaud. Irena Krzyżanowska est décédée en 2008, je ne l’ai pas connue. À un moment, alors que je travaillais sur Irena, je me suis dit : espèce d’imbécile, pourquoi ne pas rencontrer des personnes qui ont vécu cette guerre et son toujours en vie. J’ai rencontré Madeleine et plus qu’une BD, c’est une amitié formidable qui est née. Madeleine m’a parlé de l’arrestation de Jean Moulin. J’ai creusé.
À partir du tome 3 d’Irena, avec David, nous avons cherché d’autres projets. Mais celui qui nous attirait le plus, c’était Simone. Le contexte était proche d’Irena. Nous nous sommes demandé si nous y allions ou pas. Ce fut oui!

Face à des événements qui pourraient dépasser l’héroïne et les autres protagonistes, vous restez toujours auprès d’eux, sans que la contextualisation ne prenne trop de place.
Bien sûr, il faut contextualiser. Mais ici, nous connaissons déjà l’ennemi, nous ne sommes pas obligés de raconter les moindres détails. Je le fais pour certains, pour ne pas perdre le jeune lecteur qui n’aurait pas les références. Puis, j’en utilise d’autres comme ressorts, pour voir comment chaque personnage réagit différemment.
Il y a là un panel de personnalités. Comme Jeanne, celle qui va se révéler en ennemie de Simone mais est avant tout son amie.

C’est une nouvelle trilogie qui se dessine. Peut-être plus, comme pour Irena?
Pour Irena, c’est vrai que le troisième tome devait être le dernier. Sauf que nous n’avions initialement pas prévu que nous nous rendrions à Varsovie et que nous tomberions sur d’autres éléments, de quoi faire 5 tomes. L’idée n’était pas pour autant de faire l’album de trop. Il fallait terminer fort. Ça semble avoir été le cas.
Dans le cas de Simone, nous sommes à Lyon. Nous connaissons l’histoire, établie sur trois tomes. Elle sera quand même déportée à Birkenau, nous devrons le raconter. Pas comme nous raconterions autre chose. Le but n’est pas d’être putassier, de rester délicat. C’est intéressant comme exercice.
Vos héroïnes ont du caractère à revendre.
Simone, dès son plus jeune âge, c’est un bloc de béton. Elle dit non quand on lui demande quelque chose qui lui semble injuste. Y compris face à Klaus Barbie, imaginez! Elle est forte.
Mais son destin va être entravé par son amie Jeanne qui, alors que son père est à l’article de la mort, rejoint Simone et sa famille. Un curé dit d’elle qu’elle va avoir besoin de beaucoup d’amour. Mais cette période favorise la haine, non?
Dès la première planche, il s’agissait de commencer par un élément fort, la trahison. Jeanne, elle va rencontrer un monsieur terrible, Charles Goetzmann, avec qui elle va semer la terreur et détruire des familles de juifs séfarades à Lyon. Ils seront tous deux exécutés pour faits de guerre en 1948. C’est exceptionnel car si la majorité des exécutions dans le cadre de l’épuration – un terme à nuancer, la réalité étant plus complexe que ce qu’on dit car il n’y a pas eu tant que ça d’exécutions – ont eu lieu en 44-45, en 1948, elles étaient beaucoup plus rares. Il fallait que les éléments incriminants soient lourds!

Plus loin que sa mort, vous continuez de convoquer Jeanne dans la vie et les choix de Simone.
Oui, parce qu’elle en a parlé dans ses livres, ses interviews. Jeanne, c’est le petit démon au-dessus de l’épaule de Tintin, la mauvaise conscience personnalisée, qui insinue le doute. Et, malgré tout, Simone prend la décision d’aller de l’avant.
Parce que résister ne s’arrête pas en 45. On peut encore résister de longues décennies, en racontant et, dans le cas de Simone, en aidant à traduire en justice son bourreau. Mais se souvenir, c’est aussi souffrir.
C’est quelque chose dont a aussi conscience Madeleine. Le plus dur dans les souvenirs, c’est de revivre les moments douloureux, de revoir mourir des amis. Quand Simone est retournée à Birkenau, elle est réellement replongée en enfer. Comme quand le visage de Klaus Barbie est apparu à la télévision. Mais qu’il soit jugé pour ses crimes, pour ce qu’il avait fait de mal, c’était un aboutissement. Comme Eichmann à un autre degré.

Klaus Barbie que Simone retrouve à la fin de l’album. Et qui inverse les rôles. Lui qui était imposant, face à la jeune vie que Simone était, redevient un gamin.
Ces nazis n’ont jamais fait leur mea culpa, ils ont botté en touche, en se trouvant des excuses. Certaines victimes ont peut-être fait ce rêve, espéré un jour qu’il y ait une prise de conscience, des excuses. Mais elles ne sont jamais venues. Je trouvais cette scène étonnante pour terminer ce premier album, et en même temps forte.
Vos collègues Vincent Dugomier et Benoît Ers racontent avec succès des Enfants de la résistance fictifs. Simone en est une réelle.
Comme plein d’autres. Être résistant, ce n’est pas forcément avoir les armes à la main, c’est faire des petites choses qui font beaucoup. À commencer, dans un climat de désinformation, par faire de la contre-information, de la réinformation. Sans téléphone portable! Pour dénoncer les fausses nouvelles. C’est être agent de liaison et c’est très dangereux.
Dans ces périodes, il n’a jamais été aussi simple de se débarrasser de quelqu’un…
… ou de récupérer un appartement qu’on convoitait par exemple. Dès que quelque chose est facile, il y a toujours des gens pour en profiter de manière dégueulasse.

Aujourd’hui, on le constate toujours plus, ne fût-ce que par rapport à la guerre qui se joue en Ukraine, on est sans cesse soumis à des fausses informations, des trucages…
Il y en a toujours eu. Mais je me suis toujours dit que ce n’était pas la peine que je fasse des BD sur la 2e guerre mondiale si je ne parlais pas d’aujourd’hui. Mais c’est aussi le cas quand j’explore la science-fiction. Si je peux éveiller quelque conscience par ce que j’écris, c’est que j’ai réussi.
Des manipulations de photos, il y en a toujours eu. Comme ces clichés sur lesquels des membres de l’entourage de Staline ont été effacés. Bien sûr, c’est mieux fait aujourd’hui mais, à l’époque, les gens y croyaient. Plus on se rend compte des mécanismes de tromperie, plus les technologies évoluent pour y arriver à nouveau. C’est constant.

Comment avez-vous imaginé les couvertures de ces trois albums?
Avec David, nous voulions une cohérence. J’aime bien garder un même esprit. Dans Simone, Klaus Barbie sera à chaque fois dessiné dans le coin gauche de la couverture, à différents âges. Faisant face à Simone.
Pour Irena, nous avions déjà voulu trouver des couvertures similaires. Les deux tomes supplémentaires ont compliqué l’affaire, il fallait trouver deux constructions semblables et différentes à la fois. Mais c’est pas mal de se challenger!
Le boucher de Lyon avec un chat dans les bras.
Oui, Klaus Barbie en avait vraiment un. Quand quelqu’un aime les chats, le montre, on n’a pas l’impression qu’il est méchant. Comme Marine Le Pen – je ne dis pas qu’elle est si méchante – qui a pris l’habitude de poser avec des chats. On rend la haine facile, certains se disent qu’ils n’ont dès lors rien à perdre à essayer ce parti.
De toute façon, quand des Zemmour, Le Pen et autres trustent l’attention, même s’ils perdent en nombre de voix, ne clivent-ils pas un peu plus le paysage et n’obligent-ils pas les autres candidats, qu’ils soient présidents sortants ou autres, à durcir leur ligne ?
Dans le taxi, à Bruxelles, on me racontait ce fait divers qui a vu un homme tuer une famille maghrébine il y a quelques années. Il était déçu que Le Pen ne passe pas au second tour d’élections qui n’avaient même pas lieu dans son pays. C’est un exemple fabuleux de ce que la haine peut apporter. Des gens se vengent de ce qu’on leur fait sur des gens qui ne leur ont rien fait. Il ne faut pas libérer la partie noire des gens. Des extrêmes sont arrivés au pouvoir en Amérique du sud avec des conséquences sociales détestables. Pourtant, c’est loin pour les Européens, alors on n’en tient pas compte.

En Amérique du Sud, Klaus Barbie, pourtant criminel de guerre, a pu se réfugier et même continuer à perpétrer des atrocités, même en travaillant pour la CIA.
Il est resté un salopard et certains pays complaisants lui ont donné le droit d’être un enc***, des gens l’y ont aidé. La fuite des nazis, c’est aussi une sale histoire. J’en parle souvent avec Madeleine. Il faut savoir qu’à la fin de la guerre, des hommes de la 2e division blindée (la division Leclerc) vont s’engager comme légionnaires et aller combattre, en Indochine, un peuple emmené par Hô Chi Minh et qui voulait… son indépendance. On retrouve dans ce Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, un héros de guerre français, le général Leclerc, des jeunes, des anciens résistants mais aussi des anciens nazis qui ont trouvé là une manière de ne pas être fusillé ou de ne pas finir dans un camp d’internement. Tous regroupés, avec la sensation de faire le bien pour leur pays, la France, mais en en écrasant d’autres qui veulent alors la liberté de leur pays.
Pendant la seconde guerre mondiale, les résistants étaient appelés terroristes par l’occupant. L’histoire s’est aussi inversée en Algérie, qui étaient vraiment les terroristes ? Les combattants algériens ou les Français ?

Dans votre album, comme toujours depuis votre collaboration avec David, il y a de la place.
Un espace dans lequel s’insinuer. Il ne faut pas que l’aspect documentaire transforme toutes les planches en pages Wikipédia. Des romans graphiques comme ça, j’en lis et ça m’emmerde. Il faut faire vivre les personnages, créer des scènes, que le lecteur puisse vibrer, réfléchir, s’amuser.
Je fais beaucoup d’efforts pour ça, quel que soit le travail que je fais d’ailleurs. Que j’adapte un roman, que je me lance dans un récit d’héroïc fantasy, je veux donner la même force à tous les projets.
Vous êtes par ailleurs un grand lecteur de BD, votre profil Facebook en atteste, vous y regroupez par centaines vos lectures quotidiennes.
Si je ne lisais pas tous ces albums, j’aurais moins de faciliter à en réaliser. Je m’intéresse à tout, des nouveautés aux classiques. Le danger quand on ne s’intéresse pas à ce qui se fait ce milieu qu’est le Neuvième Art, c’est qu’on peut avoir l’impression de réinventer le média pour finalement proposer quelque chose qui a été fait il y a 20 ans. En connaissance de cause, je peux contourner, détourner, piocher dans ce que j’ai lu.

Des coups de coeur ?
J’en lis tellement que j’oublie. Il faut aller voir sur ma page. Quand je mets en coeur sous ma publication, c’est que j’ai vraiment adoré. Mais le premier qui me revient, c’est Padovaland, de Miguel Vila chez Presque Lune.
Résumé de l’éditeur: Avec ses faux airs de parc d’attractions, Padovaland emmène le lecteur dans la province et les banlieues du nord-est de l’Italie, où le bien ne se distingue plus du mal, le coupable de la victime, où chaque relation, chaque geste, chaque personne se retrouve à agir dans une zone grise morale dénuée de sens.
Dans ce récit parfois presque clinique, nous suivons la vie d’un groupe de jeunes de vingt ans anesthésiés par l’ennui et l’alcool Spritz, les réseaux sociaux et les relations amoureuses désastreuses.
Quels sont vos projets et futures sorties ?
Il y a la suite de Madeleine, résistante, avec Dominique Bertail. Un autre projet dans la même veine, aussi, puisque j’ai rencontré Ginette Kolinka, la maman de Richard, le batteur de téléphone. Elle aussi est une survivante du camp de Birkenau. Elle aussi a 97 ans et nous travaillons sur une BD ensemble.

Puis, il y a la réalisation d’un album sur Jean Doisy, figure emblématique du Journal Spirou, rédacteur-en-chef faisant fonction et qui n’a jamais eu le titre officiel. Nous travaillons sur Simone et ce projet simultanément, avec David. Car nous sommes pris par le temps, l’album doit paraître dans le cadre des 100 ans des Éditions Dupuis, cette année. Il sera question également des Amis de Spirou, le mouvement de jeunesse créé par Doisy et lié au Journal. Nous traiterons la vie de ce pionnier de manière réaliste et, en même temps, par la fiction en nous racontant le destin de six amis, fan de Spirou et d’autres héros du journal, qui suivent à la lettre les règles du code d’honneur des ADS et rentrèrent dans la résistance. On sait qu’il y eut deux morts de cette façon.


Sinon, il y a de la s-f. Puis, j’ai repris et réécrit ce projet que j’avais dessiné à mes 14 ans et pour lequel j’avais reçu un prix du scénario: Horde. Un premier tome était sorti en 1994 aux Éditions Zenda mais était resté sans suite. Le deuxième tome n’était jamais paru. Aujourd’hui, c’est HJW (Huang Jia Wei) avec qui j’avais travaillé sur Zaya qui va dessiner cette histoire.



Il est question d’un jeu vidéo tellement immersif qu’il projette l’esprit du joueur dans le jeu. Interdit, parce que trop dangereux, il refait surface quand un personnage retrouve la console. Et le bordel recommence. Si je réécris tout, force est de constater que ce que j’avais écrit à l’époque est toujours en avance sur notre temps.




Hâte de lire tout ça, alors! Bon boulot!
Titre : Simone
Tome : 1 – Obéir c’est trahir, désobéir c’est servir.
Scénario : Jean-David Morvan
Dessin : David Evrard
Couleurs : Walter
Genre : Biographie, Drame, Histoire
Éditeur : Glénat
Nbre de pages : 68
Prix : 15,50€
Date de sortie : le 23/03/2022
Extraits :
2 commentaires