
Ils se sont trouvés, ils ne se lâchent plus. Après Été et Fluide, Joseph Safieddine et Thomas Cadène continuent leur parcours en commun (tout en oeuvrant ailleurs) et l’exploration des relations humaines, dans le sexe et le reste. En compagnie d’un nouveau dessinateur, Pierre Thyss, qui a l’opportunité de faire exploser tout son talent. Avec À pleines mains, voilà le trio qui plonge dans le quotidien d’un puceau trentenaire. Le temps passant ne lui donne pas confiance en son avenir, sentimental notamment, que du contraire. Sauf qu’un jour une idée lumineuse arrive et pourrait bien faire date. Avec un grand X au calendrier.

Résumé de l’éditeur : Du haut de sa jeune trentaine, Pablo a tout du parfait loser. Il vit une histoire d’amour parfaite avec Gudrun, mais le hic, c’est qu’elle n’est qu’un fantasme, qui se vit « à pleines mains ». Côté business, ça ne va pas fort non plus, son sex-shop fait faillite et il est obligé de rentrer chez ses parents. Pour lui faire plaisir son père a réinstallé sa chambre d’adolescent. Et là surprise ! Sa chambre est comme un voyage dans le temps et recrée les conditions de ses fantasmes adolescents. Il a trouvé ce qu’il va faire : sauver les gens qui rêvent de retrouver de tels lieux et renouer avec leurs rêves les plus inavouables. Il va les leur fabriquer. Avec son pote Émile…

Un vierge au pays des sex-toys en tous genres et de toutes tailles, au final, n’est-ce pas l’argument le plus vendeur ? Pas de chance pour Pablo, son avenir au milieu des ténias et des poupées gonflables est plus que limité. Son magasin fait banqueroute et le voilà obligé, à l’âge où des potes divorcent pour la première fois, de revenir chez ses parents, avec sa moustache qui ne veut pas pousser et son look d’éternel adolescent. Ses secrets aussi: il n’a jamais été le noble et pur libraire que s’imaginent ses parents qui, eux, entretiennent le mythe de leur gamin: ils lui ont reconstitué sa chambre.

Une chambre comme un cocon, une caverne aux merveilles, où Pablo peut abandonner ses craintes, sa peur du futur, et retrouver l’extase, l’intensité de ses premiers émois. Aux côtés de sa petite amie imaginaire, la guerrière Gudrun. Ce n’est pas la réalité, mais puisque celle-ci ne lui fait pas de cadeau… Cela dit, son imagination peut lui jouer des tours, se substituer au réel, et lui susurrer que rien ne sera jamais aussi parfait que dans les bras de son ersatz des Xena et autres Red Sonja. Pelisse, par dessus tout. Peut-on passer à côté de sa vie, emprisonné par un fantasme?

Toujours est-il que, même s’il y a des jours de je t’aime moi non plus, Pablo n’est pas près de se lasser de Gudrun. Et dans le vestige de son adolescence, un plaisir solitaire lui offre une vision de ce que pourrait être un projet démentiel et révolutionnaire : offrir aux clients, en couple ou en solo, le décor d’une rencontre qui ne reviendra plus, d’une relation manquée, d’un fantasme jamais assouvi ou encore la possibilité de réconcilier une relation craquelée. Tout est possible : clé sur porte, Paulo et son nouvel associé, le fidèle Émile, se plie en quatre pour créer le cadre et l’ambiance (dans le parfum, le goût laissé sur les lèvres ou en dessous de la ceinture, les bruits…) d’un moment plus ou moins fugitif.

Avec un pitch qui rappelle La belle époque, le film sorti fin 2019 de Nicolas Bedos avec Daniel Auteuil, Fanny Ardant, Pierre Arditi, Guillaume Canet ou encore Doria Tillier; Joseph Safieddine et Thomas Cadène s’aventurent dans une autre voie, siglée d’un X bien plus avouable et accessible que ce qu’on aurait pu penser. À pleines mains, sous un jeu de mot qui peut être aussi subtil que graveleux, génère bien quelques scènes incandescentes, entre poésie et fantaisie hilarante, d’une puissance extravagante à la hauteur d’un esprit humain, qui peut s’avouer tordu.


Ce n’est pas salace, ce sont les choses de la vie, qui laissent faire la spontanéité une fois que le monde du spectacle installe son huis-clos. Plus loin que les ébats, cet album amène le débat, questionne sur la possibilité de reprendre le contrôle de sa vie, plus loin que celui de sa bite. Sur l’amitié, aussi, dans ce qu’elle peut permettre en son nom, ou le Rubicon à ne pas franchir sous peine de la mettre à mal. Il y a aussi les secrets de famille. Sans oublier des rêves et des désirs, sont-ils des ordres ou font-ils désordre, faut-il céder à la grandiloquence ou juste à la simplicité. Il n’y a pas que le cul et les écus dans la vie.

Pierre Thyss, que j’avais découvert en noir et blanc, dans un docu-bd sur les traducteurs afghans dans l’enlisement de la guerre, mais qui met sa patte dopée dans le monde de l’animation, se révèle à pleine puissance dans un genre qui lui va comme un gant. À cheval (ou plutôt à licorne) entre réalité et fantaisie. S’il est beaucoup, intégralement, question de relations humaines dans un quotidien pouvant oppresser, où chacun fait ce qu’il peut et a besoin d’oasis où se retrouver, en offrant au dessinateur un décor modulable (d’une île paradisiaque à une salle de sport qui pue la testostérone), les scénarios lui donne l’occasion de mettre en couleur une formidable carte de visite pop et détonante. Électrisant.

Titre : À pleines mains
Récit complet
Scénario : Thomas Cadène et Joseph Saffiedine
Dessin et couleurs : Pierre Thyss
Genre : Chronique sociale, Érotisme, Humour
Éditeur : Dargaud
Nbre de pages : 160
Prix : 19,99€
Date de sortie : le 11/02/2022
Extraits :