
Après avoir fait vrombir quelques voitures mythiques et fait parler les lignes de la vie de ce héros du muet qu’est Charlie Chaplin, Bruno Bazile a mis le temps à revenir avec deux nouveautés en l’espace de quelques mois. Enfin, nouveauté, tout est relatif quand on sait qu’Hoëdic a occupé son auteur pendant six années, de 2013 à 2019. Et que les définitivement bien nommées Éditions du Tiroir s’en servent aujourd’hui pour inaugurer leur collection de roman graphique. Une plongée dans une jeunesse qui ne sait sur quel pied danser mais a des idoles et des rêves (parfois énigmatiques) en stock. Une bonne bande de potes aussi.

Résumé de l’éditeur : Quand un monde de candeur enfantine s’efface, que les 30 glorieuses font place à la crise, quand il faudrait mûrir, que l’insouciance du collège est remplacée par les inquiétudes du lycée, qu’il faudrait saisir les opportunités, faut-il être au rendez-vous ? Ou préférer l’univers des rêves, des lectures partagées, de l’évasion fantasmée sur une île bretonne sauvage ?

Hoëdic, kézako? Une île au large de la Bretagne au nom imprononçable. Pas d’internet à l’époque, Bubu doit faire confiance à Franck pour dire blanc ou noir, d’un jour à l’autre, et cultiver le mystère de ce lopin de terre qui fait rêver les autres mais n’appartient qu’à lui. Oh, c’est sûr, Bubu y ira un jour! En attendant, dans cette année charnière qui veut que les étudiants ne soient plus tout à fait des enfants et pas encore tout à fait des adultes, notre antihéros, à la peine avec ses sentiments, vit dans sa bulle. C’est le cas de le dire, puisqu’elle est emmenée de manière tonitruante par la Dauphine de Gil Jourdan et la délicieuse galerie de personnages créées par Maurice Tillieux.

Cet auteur haut en couleurs qui continue de vivre longtemps après sa mort prématurée, par sa bibliographie monumentalement savoureuse mais aussi par ses incarnations dans des bandes dessinées d’autres, avait d’ailleurs déjà fait l’objet d’un travail de biographie imaginaire de la part de Bruno Bazile, via des histoires courtes. Aujourd’hui, c’est dans sa propre enfance que ce Bazile détective privé enquête pour chercher les sources de sa passion, mêlées au sel et au mazout de la vie. Car, en Bretagne, ces années-là, les marées noires se succèdent. Un crève-cœur (d’autant plus que son papa travaille pour une société pétrolière) amoureux des plages et des falaises dans lesquels il projette les aventures de ces héros favoris. Avant ceux qu’il créera de toutes pièces, ou sous inspiration.

Dans ce roman graphique qui se lit page après page, chacune portant un titre, Bruno Bazile se raconte et s’invente, avec sincérité et l’authenticité d’un monde mouvant où il faut avancer pour devenir grand et responsable. Les films et les BD y aident-il? Outre son gang d’amis proches convaincus, l’entourage de Bubu et ses professeurs entendent bien l’en éloigner. Qu’importe, un casting aussi improbable que matérialisé devant nos yeux (Charles Bronson, Natacha hôtesse de l’air, Giscard d’Estaing, Gérard Lenorman, Michel Sardou, Ringo Starr, Johan Cruijff, René Dumont, Gaston et M’oiselle Jeanne) feront partie du voyage. Dans le crachin breton qui amène son lot de mauvaises nouvelles: catastrophes écologiques, deuils et meurtrissures, pénuries et augmentation de prix de matières premières, dont le papier qui sert à fabriquer le Spirou si cher au coeur de Bubu qui en réinvente les couvertures. Dans les éclaircies aussi.


C’est un beau témoignage, qui retrouve de la naïveté si bienveillante, que livre là Bruno Bazile. On sent que l’album a parfois été fait sur le côté d’autres projets, que le trait est parfois instable, mais c’est aussi ce qui fait la spontanéité de ce récit où les saynètes forment un grand tout, formateur de la personnalité et des horizons de son auteur. Avec une vraie énergie, et une confusion entre réalité et fiction très créative, dans la tempête de couleurs délavées. Mais immortelles.

Victor Legris, folle l’abeille?

Résumé de l’éditeur : Paris, juin 1889 : la foule se presse à l’Exposition Universelle… Mais une série de morts inexpliquées survient dans cette ambiance de kermesse internationale. Sans lien apparent, les victimes ne présentent aucune blessure. Intrigué par le comportement de son père adoptif et associé, le libraire Victor Legris décide d’enquêter et voit basculer toutes ses certitudes…La série des Enquêtes de Victor Legris a pour héros un libraire d’une trentaine d’années, propriétaire de la librairie L’Elzévir, sise au 18 rue des Saints…

Parallèlement à la mise en production de ce petit livre jaune (comme une certaine Dauphine, culte pour les bédéphiles), Bruno Bazile a aussi embarqué dans l’aventure Philéas, aux côtés de Jean-David Morvan (supporté par Éloïse de la Maison) et Annelise Sauvêtre, pour adapter le premier roman d’une longue série : Victor Legris de Claude Izer (les soeurs Korb, dont Liliane est décédée il y a quelques semaines). Victor Legris, c’est un libraire passionné et érudit, engagé comme chroniqueur littéraire dans le Passe-Partout, nouveau journal fondé par un ami journaliste, qui entend bien supplanter la concurrence.

Quitte à verser dans le sensationnalisme. Après tout, c’est ce qui plaît aux gens. Chance pour les affaires, le lancement de ce nouveau média dans le Paris de la fin XIXe coïncide à une série de morts spectaculaires autant que naturelles, selon la police. Des piqûres d’abeille ! Sauf que les soupçons de Victor sont éveillés quand deux personnes de son entourage direct se retrouvent sur chaque scène de décès… et de crime? Son mentor de toujours, père adoptif, Japonais qui ne s’intégrera jamais vraiment aux moeurs parisiens, et la caricaturiste-illustratrice du journal avec qui il espère bien nouer autre chose qu’une relation professionnelle. Il veut en avoir le coeur net et confondre ou protéger ses deux amis.

Si je n’avais pas franchement été convaincu par la reconstitution des décors et de la vie de Charlie Chaplin dans un précédent album, je me suis totalement laissé embarquer dans ce Paris de l’Exposition 1889 qui semble avoir encore de beaux jours de fiction (ou pas d’ailleurs). Dans cet album, qu’on pourrait s’amuser à croiser avec le travail d’Étienne Willem et de sa Fille de l’exposition universelle pour croiser les regards, les similarités et les différences, enrichir la lecture, Bruno Bazile ne prend jamais le plan de la ville en fête en entier mais nous prend la main pour nous emmener de quartier en quartier, avec les surprises qui vont avec. De bas en haut, de haut en bas, de misère en éclat, à vol d’abeille et avec de beaux panoramas et angles de vue sur la fourmilière humaine qui s’anime. Il y a là de chouettes rencontres à faire. Et Annelise Sauvêtre met tout ça en couleur avec un réalisme avec lequel tranchent d’autant plus les chocs de couleurs qui servent les scènes d’action.

Puis, force est de constater que la tentation du populisme ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier. Et la problématique des mass médias multi-canaux du XXIe siècle est ici traduite dans le microcosme parisien, avec une feuille de chou dont la ligne rédactionnelle peu scrupuleuse peut vite broyer et mouiller les plumes et crayons de qualité. Les journalistes s’imaginent tout mais la réalité ne dépasse-t-elle pas la fiction ? Quoique!

Il y a de quoi se projeter dans l’avenir, onze autres romans de cet enquêteur-libraire ont été publiés par Claude Izner. Bruno Bazile les adapterait bien, tous ou en partie. La disparue du Père-Lachaise est d’ores et déjà annoncé.

Titre : Hoëdic!
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Bruno Bazile
Genre : Autofiction, biographie, chronique sociale
Éditeur : Les Éditions du tiroir
Nbre de pages : 144
Prix : 18€
Date de sortie : le 15/04/2022
Extraits :
Série : Les enquêtes de Victor Legris
Tome : 1 – Mystère rue des Saints-Pères
D’après le roman de Claude Izner
Scénario : Jean-David Morvan
Dessin : Bruno Bazile
Couleurs : Annelise Sauvêtre
Genre : Enquête, Histoire, Romance
Éditeur : Philéas
Nbre de pages : 88
Prix : 15,90€
Date de sortie : le 04/11/2021
Extraits :
Merci pour ces intéressantes et alléchantes critiques ! Je viens de recevoir mon exemplaire (signé) de « Hoëdic ! » : réjouissant et nostalgique à la fois 👌… Je vais me tourner maintenant vers « Les Enquêtes de Victor Legris », merci de l’info😉!
Par contre, il me semble qu’à ce jour, Etienne Willem se soit arrêté (définitivement ?) au tome 3 de la « Fille de l’Exposition Universelle » pour se consacrer à sa série des « Artilleuses » et donc n’ait donc pu évoquer celle de l’année 1889 : dommage…
Bien vu, merci pour le retour. C’est corrigé. Par contre, j’ai l’impression que le tome 3 est oublié. Mais sait-on jamais 🙂
Merci de votre réactivité ! C’est en fait le tome 4 sur l’année 1889 qui n’est justement pas paru (contrairement aux expos des années 1855, 1867 et 1878) mais qui sait, en effet ?
J’en ai profité pour m’abonner à votre newsletter…