
Tiens, voilà un livre à envoyer au Kremlin. Mais quel livre! Renouant avec la Chine qui le passionne depuis si longtemps, Thierry Robin nous raconte la guerre en prêchant la paix, par le regard aiguisé de ses victimes collatérales, faune et flore, soudées, elles, face à l’adversité. Du haut de la muraille de Hai Long Tun.

« Le livre que vous tenez en main est une première. Il fait de moi le premier auteur à avoir produit un livre de bande dessinée directement pour le marché chinois. C’est ma grande fierté. Il s’est fait avec beaucoup de plaisir, des événements inattendus, et quelques difficultés. » Thierry Robin
Résumé de l’éditeur : La gigantesque armée de l’empereur Ming assiège la forteresse du roi Yang. Toute la population du royaume a trouvé refuge derrière les hautes murailles de la ville et les soldats royaux sont prêts à lutter jusqu’à la mort pour défendre la cité et ses occupants. Mais le courage ne suffit pas toujours…

C’est un projet qui eut plusieurs vies et plusieurs rebondissements que Thierry Robin nous propose aujourd’hui en français, en noir et blanc ou en couleurs. Hai Long Tun (soit « le château du dragon des mers »), petite cité interdite reculée dans la province de Guizhou, a été classée il y a quelques années par l’Unesco. De quoi donner envie aux autorités du coin de populariser ce lieu pour les Chinois comme pour les étrangers. On le sait, en Europe, la BD est loin d’être la dernière des manières pour y contribuer. En Chine, où le Neuvième Art est vu comme une lecture pour enfants, c’était nettement moins évident. Pourtant le défi fou fut lancé par Guizhou Publishing Group, par l’intermédiaire de Beijing Total Vision, à Thierry Robin. Un amoureux de la Chine qui avait longtemps rongé son frein avant de pouvoir s’y rendre, lors de l’ouverture des frontières et qui y avait jusque-là séjourné en touriste mais avec des idées dans la tête. L’une des plus belles donna lieu à Rouge de Chine, tétralogie aventureuse baignée de réel et d’imaginaire, affranchie des clichés perpétués jusque-là.

Qui, 25 ans plus tard, devait arriver sur la table de l’éditeur en question et ouvrir à Robin les portes d’un marché inédit. Pour lui et la BD en général. Cela devait passer par des réunions, des négociations avec des représentants du parti communiste, une installation durant quatre ans dans l’empire du milieu et des repérages. Sur base des quelques éléments attestés, il y eut une version classique du scénario puis une autre beaucoup plus ambitieuse et décalée. Réellement, Thierry Robin a su convertir cette commande en travail très personnel et universel, à la puissance poétique et pacifique salvatrice. Après quoi, au moment de revenir au marché francophone, le projet a aussi connu des turpitudes, devant paraître chez feu Les Éditions du Long Bec avant de renouer avec Dargaud. Sacrée histoire pour une oeuvre phare.

Sur la couverture, se dessinent… non… se découpent des silhouettes bien humaines, en tenues de combat, noir linceul, sur écran rouge. Tout juste voit-on un oiseau insignifiant au loin. Insignifiant et pourtant: c’est bien de lui que Thierry Robin se rapproche. On tourne la couverture, le noir en finit de décorer le blanc jusqu’à deux yeux jaunes, perçants dans l’obscurité: un corbeau décharné sera notre guide au-dessus de la poussière, de la colère, de la guerre, de la folie amère. La colonne d’exilés cherchant une forteresse de repli, de survie, se déroule sous les yeux de notre témoin qui se pensait à l’abri du monde. Un long rouleau qui passe du printemps à l’hiver.


Certes, on le savait imprévisible, mais il était inconcevable que l’empereur siffle la fin de la récréation, de la souveraineté du roi Yang. Dans le bastion, les portes s’ouvrent sur la foule de déracinés en sachant déjà qu’elles devront se refermer sur les retardataires qui devront trouver un autre salut. En attendant, les courageux soldats s’apprêtent et se renforcent avec tous les volontaires, de gré ou de force, en âge de tenir une arme, qui pénètrent la muraille. Les nobles et têtes de classes, eux, essayent tant bien que mal de vivre de luxe, comme avant. Ça n’en fait pas moins un David contre Goliath qui se joue. Mais au gâchis de vies, de forces et d’amour sur l’autel de la convoitise et de la folie des grandeurs, personne ne gagnera. Même s’il y a de l’ingéniosité, de la bravoure, un sens fou du dévouement de soi et de son existence pour satisfaire un puissant.

La guerre est délétère. Et si Thierry Robin se met lui aussi en tenue de combat pour rendre parfaitement, avec hargne et chorégraphie sans accroc, l’âpreté de l’affrontement, il a voulu ce livre intense pour prendre de la hauteur sur la guerre qui se joue. Plume noir, c’est le corbeau. Pierre rouge, c’est la montagne sur laquelle la source pure a laissé la place, pour un temps plus ou moins long, à des rivières de sang. Entre le roc et le volatile, la conversation s’engage. S’ils ne peuvent en rien influencer le destin saboté des Hommes, plutôt en subir les pulsions suicidaires, les deux entités ambassadrices du mondes du vivant, face à celui de la mort, peuvent s’entraider pour s’adapter, analyser la destruction et s’en relever. Les deux n’étaient pas fait pour s’entendre, mais s’entraider n’était pas hors de portée. La montagne ayant son ressenti, le corbeau ayant les yeux pour voir et décrire ce qui arrive.

Dans ce bref instant à l’échelle de la terre et des millénaires, où tout peut pourtant s’effondrer, se fissurer par la volonté d’une seule espèce (et encore, au temps de Chine, on ne parlait pas de nucléaire), la réflexion amenée par l’auteur est simple et puissante à la fois. Une vraie bouffée d’oxygène dans un monde définitivement brutal. Dans la réflexion, les mots, les changements d’angles de vue, la toile d’araignée où se tissent les destins des alliés comme des ennemis et le spectacle proposé, Thierry Robin réussit un grand album, enlevé, miraculeux même si la terre doit être brûlée. Les couleurs de Pan Zhiming, Miller-ienne par endroits, s’accordent avec ce récit sans répit, mais avec de l’espoir.

Maintenant, et depuis quatre ans, l’artiste avance sur un autre projet destiné à la Chine (marché toujours inexistant), chez l’éditeur FT Culture, puis à la francophonie (via Delcourt): l’adaptation de Ball Lightning (L’attraction de la foudre), un roman de sf de Liu Cixin. Un roman graphique qui ira bien au-delà des 200 pages.
Titre : Pierre rouge plume noire
Récit complet
Scénario et dessin : Thierry Robin
Couleurs : Pan Zhiming
Genre : Drame, Guerre, Histoire, Philosophique
Éditeur : Dargaud
Éditeur VO : Guizhou Publishing Group
Nbre de pages : 128
Prix : 22,50€
Date de sortie : le 04/02/2022
Extraits :