
Avec Stigma, 736 pages, c’est un beau premier bébé que Quentin Rigaud au grand public. Un OVNI pandémique et nourrit d’amitié qui met pied à terre et dans les rayons après une longue odyssée de fantasy et de science-fiction, étalée sur quelques années-lumière ou plus sombres en fonction de l’espoir ou des découragements soulevés par ce projet colossal. On y voit l’évolution d’un auteur qui a de la suite dans les idées et une créativité débordante. Sans s’ôter le droit d’improviser et d’oser les gueules et les corps fracassés pour n’épargner aucun de ses protagonistes. Interview-découverte, attachez vos ceintures et ouvrez bien vos yeux.

Bonjour Quentin, pour votre premier album, vous nous offrez rien de moins que 736 pages… C’était prévu comme ça dès le départ?
Non, ce n’était même pas prévu pour une sortie en album. J’ai commencé l’histoire de Stigma alors que j’étais étudiant en master 2 en option bande dessinée à Angoulême. Je réalisais des planches en parallèle de mes études, l’après-midi ou le soir. L’objectif était de publier en ligne un petit chapitre par mois, en noir et blanc. J’avais prévu trente chapitres, soit 6 tomes de cinq chapitres. J’en ai sorti trois tomes de 100-120 planches chacun, autoédité et imprimé sur un site. Nous les écoulions sur le petit stand de notre collectif d’étudiants, Superflux Rayon Magique, dans l’espace Nouveau Monde du festival d’Angoulême.

Avec succès?
Oh, il s’agissait de petits tirages, 150 exemplaires pour le premier. Mais le potentiel était là et j’ai commencé à démarcher des éditeurs. L’un d’eux était intéressé, Vincent (Petit), chez Casterman, mais l’équipe n’a pas suivi. Éprouvé par les refus, manquant de temps et de motivation, j’ai mis Stigma sur pause, me suis consacré à d’autres projets, dont un que j’ai soumis aux éditeurs. Sans plus de succès.


Mais Vincent n’avait pas lâché Stigma et plutôt que de le sortir en série, il a imaginé tout rassembler en un seul volume. En tout, il m’aura fallu six ans, pause incluse. Cette série est une sorte d’accident. Si je voulais arriver à ces trente chapitres, je n’imaginais pas vraiment la faire publier.

Stigma, d’où vient ce nom?
Au début, je ne savais pas comment quel nom lui donner. Ma copine a trouvé Stigma, un nom que nous pensions unique. Nous l’avons imaginé sans forcément penser aux stigmates physiques mais plutôt à un concept botanique. Le stigmate, c’est ce qui est à la base du pistil d’une fleur. C’est l’occasion de déjà induire qu’il n’y a pas une thématique unique dans cette histoire, mais plusieurs.

Le problème avec ce nom, Stigma, c’est qu’un jour une jeune étudiante, Sûria, m’a contacté pour me dire qu’elle lisait ma BD et qu’elle aussi publiait sur internet une BD du nom de Stigma. Elle avait commencé avant moi. Deux ans plus tard, quand j’ai signé le contrat d’édition, elle m’a appelé pour me dire qu’elle avait fait de même. Nos albums sortiraient en 2022, à quelques mois d’intervalle. Nous avons trouvé un arrangement, j’ai mis un sous-titre « Odyssée sporale ». Le Stigma de Sûria sortira chez Komics Initiative en fin d’année.

Ici, nous nous retrouvons dans une histoire de science-fiction, votre domaine de prédilection?
Non, je ne suis pas du tout client de science-fiction. Mais plonger dans ce genre d’univers me semblait être une bonne idée: je n’avais pas d’a priori. Bien sûr, les lecteurs compareront peut-être, mais moi pas. Je suis plus baigné de fantasy.

Quelle a été l’envie de départ de votre épopée?
Le design de mon héroïne. En réalisant son croquis sur une feuille, elle est née et j’ai eu envie de raconter une histoire avec ce personnage. J’aimais bien les histoires d’épidémie mais j’en avais peu lu qui suivait l’histoire d’un patient zéro sain. Qui ne meurt pas alors qu’il met en danger les autres. Au fur et à mesure, des choses que je prévoyais au début ont changé, des personnages se sont ajoutés, plein de petits moments se sont enchevêtrés.



Avec une part d’improvisation, alors?
Complètement. Je n’ai jamais écrit d’histoire en entier. Je jette juste les grandes lignes, je garde les moments-clés en tête. Quand je commence le storyboard, les dialogues et les textes viennent. Je garde une dynamique de feuilleton.
Épidémie, le mot est dit! La pandémie que nous connaissons depuis deux ans vous a-t-elle aiguillé?
Elle n’est pas vraiment intervenue. J’ai peut-être eu peur de m’être trompé dans les sensations, les termes. Mais j’avais perçu beaucoup plus vite si certaines choses sonnaient faux.

Votre héroïne n’a pas de bras.
En effet. Je voulais une histoire qui mette en scène cette héroïne anormale, bizarre, étrange. Comme d’autres protagonistes. Il ne s’agit pas de banaliser mais de normaliser ! Je ne voulais pas que la fonction marque le personnage, mais que le personnage soit lui-même marquant. Certains parmi mes proches souffrent d’un handicap, mais Stigma n’est assurément pas une histoire sur le handicap. Tous mes personnages sont un peu cassés, physiquement ou moralement. Mais, au fond, ne sommes-nous tous pas un peu cassés?


On trouve également un sacré bestiaire pour porter vos récits, des personnages très différents, des robots, différentes ethnies…
Je me suis amusé, ai fait appel à des formes variées. Je voulais un monde sans électricité donc je ne voulais pas que mon robot ressemble à un robot. Puis, il y a un contraste entre mon héroïne qui n’a plus de bras et ses compagnons qui en ont quatre. J’ai réalisé la mise en scène de mes cases en fonction des designs des personnages, de leur personnalité. J’avais envie que chacun se détache, qu’il n’y ait pas de redites. Et, par-dessus tout, qu’ils soient vivants. J’ai reçu un coup de main de camarades pour mettre en place Senso et Atta.

Dans les noms des villes, il y a quelque chose de breton, non?
Et même les villes sont bâties sur des motifs bretons. J’ai passé beaucoup de temps en Bretagne, chez mes grands-parents. Dans les toilettes, mon grand-père installait le calendrier des bigoudènes. Les motifs que j’y voyais me plaisaient beaucoup. Et, dans Stigma, j’ai eu envie de retrouver les motifs. Non seulement, les noms des villes s’en sont inspirés mais leurs formes également.

Pendant que les noms de vos personnages ressemblent à des interjections, par exemple.
Les noms des personnages, c’est du freestyle. Je me suis amusé avec la phonétique, le troncage d’une lettre. On trouve Temara, Clod mais aussi un second personnage qui porte le même nom que l’héroïne Frona. Ça me plaisait et ça faisait sens.

Et pour favoriser la complicité, en arrière-plan, ça joue beaucoup à des jeux de société.
C’est vrai je suis un joueur. Dans ces moments latents en arrière-plan, on aperçoit des jeux qu’on connaît bien: Pic Pirate, SOS Ouistiti, etc. Ce sont des petites histoires dans l’histoire, qui ne parasitent pas la principale – on les remarquera ou pas – mais l’enrichissent. Je ne suis pas pour les caméos.


Votre héroïne n’a donc pas de bras, des membres manquants qu’elle compense par la technologie.
Dès mon croquis, Frona était comme ça, avec une partie supérieure de son corps faible, un tronc coupé tôt par une ceinture, avec de grosses jambes pour pallier au handicap. Et quand elle se sert de son bras lumineux, il est tellement énorme qu’il déséquilibre l’ensemble du corps.
J’imagine que votre trait a évolué au fil des années.
Oui, quand j’étais à Saint-Luc, j’ai réalisé différents essais graphiques. Je me suis rendu compte que je n’étais pas heureux dans le semi-réalisme. Aujourd’hui, je travaille en traditionnel pour l’encrage, avec un feutre-pinceau pour les bulles, les visages, etc. Jusque quand je dois travailler sur l’arrière-plan, les détails…

Le feutre-pinceau, c’est un outil avec lequel je suis bien. J’ai mis du temps à l’apprivoiser. Je suis d’ailleurs revenu sur mes premières planches, en ai redessiné les visages.
Si on doit voir une évolution marquée, elle doit être entre le quinzième et le seizième chapitre. Entre ces deux-là, il s’est passé un an et demi. J’ai encore des lacunes mais je pense que, dans mes compositions, je suis devenu plus efficace.

Les couleurs sont donc numériques?
Oui, ça permet d’avancer plus vite. Et dans la mesure où j’essayais de produire 20 à 24 planches par mois, du crayonné à la couleur, ça aidait. Puis, j’adore le traditionnel, mais ça laisse moins de place à l’erreur. Au feutre, j’aime l’erreur dans le trait. Mais la couleur les pardonne moins.

Puis, il y a cette incursion dans les abysses, stupéfiante. On a l’impression de voir dans le noir, que les couleurs brillent.
Je me suis attaqué à ce chapitre, le plus gros de l’album avec 40 pages, après ma pause d’un an et demi. La séquence était storyboardée et je rêvais de la dessiner, c’était mon bébé! Et, forcément, j’avais envie qu’elle soit fidèle à ce que j’avais dans ma tête. Au début, il était impossible d’y voir clair. On peut découvrir cette version initiale sur le site internet : les couleurs étaient acides, je n’amenais pas de lumière, le lecteur se retrouvait dans les mêmes conditions que l’héroïne. Pour l’album, l’éditeur m’a demandé de retravailler ces couleurs pour que la lecture soit plus agréable. Je me suis alors aidé de la page, de gouttières roses, pour un contraste qui fonctionnait mieux.




J’ai presque eu l’impression que, plus encore que le dessin, vous dessiniez pour les couleurs.
L’objectif, c’était d’avoir des couleurs typées par chapitre, de ne pas me servir deux fois de la même palette. Pour surprendre le lecteur sans forcément qu’il s’en aperçoive. C’est pourquoi, par exemple, la peau des personnages varie en fonction de l’ambiance. Il y a aussi cette dynamique de progression, on s’habitue.
Dans cette aventure, j’ai reçu l’aide de Camilla Navas qui a planché avec moi sur le design du premier chapitre. En plus d’Atta et Senso, elle m’a donné un coup de main pour l’extérieur du Letora, le vaisseau de Frona. Kathrine Avraam, elle, a réalisé la colorisation des quinze premières couvertures. avec le code couleur qui allait habiller le chapitre. Elle a donné les premières ambiances de ce récit. Quand j’ai repris Stigma en main, j’ai pris le relais. Nous n’étions plus étudiants et je ne pouvais pas lui demander de continuer à travailler gratuitement.

De même, d’autres auteurs se sont immiscés sur votre territoire pour négocier les flashbacks.
Oui, on en est friand ou pas, mais ce procédé permet une rupture graphique. Alors, j’ai fait appel à trois amis: Côme Marchandeau qui est éditeur jeunesse chez Delcourt, Laurine Lesaint qui est autrice et tatoueuse et Jeanne Balas qui travaille dans l’illustration jeunesse. J’ai crayonné le storyboard et je les ai laissés libres d’y mettre leur patte. Ils m’ont proposé de redessiner par-dessus. Mais non, j’aimais beaucoup ce qu’ils avaient fait.
Mine de rien, il y a beaucoup de personnages féminins dans cette histoire. Tout en ayant une dimension asexuée. On découvre le genre de certains des dizaines de pages après leur introduction.
C’est vrai, quand je crée un personnage, je ne réfléchis pas à son genre. Ce n’est pas lui qui le caractérise, il se définit de lui-même. D’ailleurs, la majorité des protagonistes n’ont pas de cil, pas de lèvres, un grand front. Je voulais imposer ces personnages dans leur diversité, de manière à ce que tout le monde puisse s’y reconnaître.


Et il y a matière à les approfondir. Des spin-off ou des prequels pourraient-ils voir le jour.
C’est l’idée, avec deux chapitres bonus. Le premier est paru le jour de la sortie de Stigma. Ces 24 pages ne sont pas incroyables dans leur narration mais je me suis fait plaisir dans le dessin, avec des couleurs différentes. Il s’agit d’expliquer la genèse d’Empera la géante et de sa meilleure amie Blim.
Outre ces deux chapitres, je ne pense pas qu’il y en aura d’autres, de ma propre volonté. C’est quand même deux mois de travail gratuit.


Dans le même univers, il y a cependant Les enfants du Limon dont j’ai dessiné le premier chapitre qui n’a pas convaincu Casterman. Ou en tout cas, il est trop tôt pour embrayer dessus comme Stigma vient seulement de sortir. Ce serait une suite sans vraiment en être une, dix ans après la fin de l’aventure, avec de nouveaux personnages. Ce serait plus court, avec 200 – 240 pages. J’ai donc mis le projet sur pause.




D’autres projets, alors?
Oui, un projet de fantasy sans que ça en soit vraiment. Comme ce que Stigma est à la sf. Ce sera plus mature dans le dessin et l’histoire, avec de la légèreté aussi. J’espère en faire plusieurs volumes. En tout cas, après Stigma, je file dessus.
Dans Stigma, vous ne balayez pas l’idée que la solution pour que nos univers vivent mieux pourrait être la disparition de l’Homme.
C’est peut-être fataliste mais ce n’est pas une histoire qui se veut morale. Même la fin, finalement, se veut être un mensonge. Je ne voulais pas suivre les thématiques de bout en bout. Oui, je parle d’écologie, ce qui sera encore à l’oeuvre dans mon nouveau projet, mais je ne me sentais pas les épaules, à l’époque où j’ai commencé Stigma, pour induire une discussion profonde sur ce sujet. Je me sens encore bébé sur ce plan.

Finalement, on ne trouve pas non plus de bons ou de méchants.
Je voulais éviter d’être trop prévisible, de connaître et donner les grandes lignes trop à l’avance. Chaque personnage a ses objectifs qui peuvent les faire se rencontrer, se confronter. Mais ça va plus loin que détruire le monde ou le sauver. Les mensonges d’état, ce n’est jamais souhaitable. Alors, je voulais mesurer l’impact d’un mensonge sur plusieurs années.

Sur l’ultime page de Stigma, au milieu des remerciements, vos personnages saluent le public, main dans la main.
Oui, c’est du théâtre. J’aime gâter les gens, mettre des détails en plus. Avec la sortie de ce premier album, j’avais envie de remercier la terre entière d’une manière qui me semblait mignonne. Les lecteurs qui viendront mais aussi ceux qui m’ont suivi et encouragé régulièrement sur mes livestream. En fait, le seul fait que des gens consacrent du temps, quelques heures, à lire mon livre, ça me gêne presque.

Justement, le stream, parlons-en.
Je suis sur Twitch depuis trois ans. C’est une plateforme de live qui reste très axée sur le monde du jeu vidéo mais qui possèdent une niche artistique. Lors de mes lives, 20-30 personnes sont assidues mais 160 passent sur une session. Ça tourne. Je suis attaché à cette petite communauté qui me voit réaliser mes planches en direct. Ils sont comme des collègues, on partage un moment de travail, seul dans son atelier. Je me suis fait beaucoup d’amis. En interagissant, on parle de choses et d’autres, c’est une ambiance sympa.
Quand je ne suis pas en live, d’ailleurs, j’en suis d’autres. C’est étrange. On allume Twitch comme on mettrait la radio en fond sonore.

Et votre atelier, comment se présente-t-il?
On y trouve un étendoir à linge, un placard à vêtements, deux grosses bibliothèques. Il y a une énorme table lumineuse, qui appartenait à mon père, et sur le bureau, outre mon matériel de dessin, une caméra, un micro et les outils liés au logiciel que j’utilise pour mes lives.
Ma grand-mère était sculptrice et a oeuvré aux Beaux Arts à Paris. Mes parents ont travaillé dans la publicité. Ma maman fut directrice de collection mais également peintre. Elle m’a encouragé à suivre ce cursus. Mon papa fut directeur artistique. En freelance, il dessine, fait de la photo.
Quelles sont vos influences?
Taiyô Matsumoto, Scott Pilgrim mais je suis surtout un gamer. Je préfère jouer que lire de la BD, comme je préfère en faire. Rien ne me rend plus heureux. Mes influences sont multiples, héritées de plein de choses différentes.
Et voilà les 84 illustrations des personnages de smash ultimate en un GIF 🙂 #NintendoSwitch #Nintendo #SSBU #SuperSmashBrosUltimate pic.twitter.com/6QM2MxQSfH
— Slanmetha / Quentin Rigaud (@slan_metha) May 4, 2021
En coup de coeur, je citerais le manga que je suis en train de lire, Real de Takehiko Inoue (Slam Dunk, Vagabond) qui aborde le monde du basket et de le handisport. Sinon, en jeu vidéo, il y a Sifu. Ce sont des combats d’arts martiaux. Ce n’est pas très profond mais ça m’offre un vrai défouloir.

Merci Quentin et bonne continuation. Rappelons que vous êtes très actifs sur les réseaux sociaux et que le site sous le nom de votre pseudonyme, Slanmetha, comprend plein de bonus (dont certains accessibles uniquement à ceux qui se procureront Stigma).
Titre : Stigma
Sous-titre : Odyssée sporale
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Quentin Rigaud
Avec la collaboration de : Camilla Navas, Kathrine Avraam, Côme Marchandeau, Laurine Lesaint et Jeanne Balas
Genre : Aventure, Drame, Fantasy, Science-fiction
Éditeur : Casterman
Nbre de pages : 736
Prix : 27€
Date de sortie : le 09/02/2022