Stalner, père et fils, ont trouvé L’oiseau rare dans La Zone : « Nous voulions rendre justice à ces inconnus, passés sous silence »

On cherche tous l’oiseau rare, peu importe ce qu’il représente. Stalner père et fils l’ont trouvé dans une vieille photo d’anonymes vivant et vibrant à travers les âges prise par Eugène Atget. Cédric Simon et Éric Stalner ont ainsi investi de toute leur imagination mais aussi de la documentation d’une époque pas si lointaine mais déjà oubliée cette scène populaire et pourtant sans le sou. Ils lui rendent toute sa force et ses couleurs.

© Simon/Stalner/Fantini chez Grand Angle

Bonjour Cédric. Avant toute chose, il faut que vous m’expliquiez. En moins de trois ans, avec Éric Stalner, vous avez publié pas moins de sept albums. Mais comment faites-vous?

Éric Stalner est un OVNI, il dessine plus vite que son ombre. Je ne sais pas comment il fait.

Jusqu’ici, c’est avec lui que vous avez collaboré exclusivement. Comment s’est nouée cette collaboration ?

En fait… c’est mon papa. Nous avons commencé à travailler ensemble à partir d’une de mes idées de scénario. Il m’a proposé de la réaliser au dessin et tout a commencé.

Recherches de personnages © Eric Stalner

D’accord ! On connaît forcément bien Éric Stalner, mais vous, quel a été votre chemin ?

J’ai suivi les cours d’une école d’art. En réalité, je suis peintre. J’ai toujours aimé raconter des histoires. Avec mon père, nous nous en racontions jusqu’au moment où nous avons saisi une vraie occasion de faire une histoire à deux.

Le fait d’être peintre, ça vous aide à aiguiller votre dessinateur ?

Ça donne une dynamique de travail intéressante en tout cas. Nous échangeons sur la manière de découper les planches, sur l’équilibre des pages, qui doit parfois être contrebalancé. Il y a toujours un équilibre à trouver du point de vue scénique. Le dessin d’Éric est très visuel, il permet une lecture aisée. Sa force, c’est aussi de se remettre en question.

Recherche de couverture © Simon/Stalner

Cela dit, la manière dont je pratique l’image est très différente de ce qu’on fait en BD. Mais une image reste une image. Il est vrai que je collabore pas mal avec notre coloriste, Florence Fantini.

Si on remonte le temps, pas si lointain donc, c’est Exilium qui a scellé votre première collaboration.

Une histoire de science-fiction, pas la meilleure. Mais elle a eu le mérite de nous permettre de délirer, d’être fous.

Exilium © Simon/Stalner/Fantini chez Glénat

Après quoi, vous vous êtes adonnés à des adaptations (Rémi sans famille, La curée et Pot-Bouille de Zola).

Le rapport est différent entre l’historique et la science-fiction. Dans une adaptation, il s’agit autant de faire ressortir des choses du texte d’origine que d’apporter d’autres éléments. Il y a un travail d’historien à faire, pour porter au lecteur la connaissance de l’époque visitée.

Cette fois, place à la Zone, ce bidonville immense qui a existé à Paris à partir de 1844 et jusque dans les années 70. Votre père l’a connue, alors ?

Elle a désormais disparu sous le périph’. Mais, non, je ne crois pas que mon père y soit jamais allé. Il en avait entendu parler bien sûr. Disons que nous nous sommes laissés bercer par l’imaginaire, par ce Paris populaire qui prenait le contre-pied de ce que nous montrions dans La Curée de Zola, avec son univers hausmanien, entre bourgeois et finance. Alors que, simultanément, les oubliés de l’Histoire, les anonymes tentaient de survivre. Ces gens de peu, Eugène Atget les avait photographiés – son travail fut d’ailleurs découvert bien plus tard. -, il nous permettait de voir de l’autre côté.

© Simon/Stalner/Fantini chez Grand Angle

Ainsi, vous démarrez votre histoire en interprétant et en imaginant la vie des personnages anonymes présents sur une photo fascinante d’Atget. À l’avant-plan, une petite-fille qui chante. Vous lui donnez le nom d’Eugénie. Un hommage au photographe ? Mais aussi un prénom fort de significations bien à l’oeuvre dans cet album?

Il y a des deux aspects. Pour Eugène, forcément, c’était une référence immédiate. Puis, c’est vrai qu’Eugénie est un prénom fort qui témoigne d’une noblesse d’âme, de courage. Notre Eugénie est une petite fille rayonnante, entière, pleine.

Et pourquoi ce titre, L’oiseau rare ?

Le lecteur apprendra que c’était le nom du théâtre du grand-père d’Eugénie. Elle s’est mis en tête de rassembler une cagnotte pour ressusciter ce lieu. Il y a cette idée du phénix. Mais Eugénie peut aussi être vue comme l’oiseau rare. C’est la plus jeune et elle est pourtant presque la cheffe de la bande.

© Simon/Stalner/Fantini chez Grand Angle

Puis, il y a Tibor, le géant.

Il est à la fois le père spirituel et le grand-frère dans cette famille recomposée. C’est un vrai tandem: il est les épaules tandis qu’elle est la petite pleine d’énergie et d’idées.

L’épaule et les poings…

Eugénie est une petite fille et, pourtant, paradoxalement, le milieu dans lequel elle évolue veut qu’elle soit déjà adulte. Mais elle conserve une insouciance  que Tibor vient tempérer. Des relations humaines se tissent entre l’enfant et l’adulte.

© Simon/Stalner/Fantini chez Grand Angle

Avec des points communs.

Oui, ils font l’école ensemble. Avec cette histoire, nous voulions nous interroger : comment fait-on son chemin dans la vie avec, au départ, peu de choses. Comment grandit-on?

Comment gère-t-on le « temps d’écran » de ces nombreux personnages, tout de même ?

L’exercice est de trouver l’équilibre entre l’intrigue principale et les autres: les animaux, le cirque. Nos personnages principaux vont un peu partout, mais les autres protagonistes qu’ils rencontrent ponctuent l’intrigue, servent à faire l’appoint. Puis, il ne faut pas permettre de les oublier. Dans le tome 2, un personnage secondaire du premier va devenir principal.

Recherche © Simon/Stalner

Revenons à cette photo de départ.

Elle a de l’aura. C’était fantastique de pouvoir lui inventer une histoire. Une petite histoire de fiction dans la Grande Histoire. Nous souhaitions partir de la sensation humaine, du fait que, malgré la misère, la vie pouvait être chouette. Nous voulions rendre justice à ces inconnus, passés sous silence. Pour tous ces anonymes oubliés, restent des photos, comme celles d’Atget qui, lui aussi, a subi le même sort. Il était méconnu, ce n’est qu’après sa mort que le monde a vraiment découvert ses clichés.

Et si, un jour, quelqu’un vient vous voir et connait la vraie histoire ?

Ce serait fantastique !

En tout cas, pour ceux qui l’auraient oublié, les bidonvilles ce n’est pas qu’une affaire actuelle de migrants ou de pays africains ou asiatiques.

Non, on observe une résurgence, malheureusement. En Belgique, en France, il y en a peu mais les migrations ont ramené le sujet sur la table. Il y a beaucoup de ressemblances entre ceux de notre époque et ceux de la fin du XIXe siècle. La grande richesse côtoie la grande misère. Et il y a ce grand silence… La Zone, c’était le système de la débrouille, des petits métiers. On y trouvait des chiffonniers, aujourd’hui disparus. Les gens pauvres qui cumulent plusieurs emplois, ça existe toujours en 2020.

© Simon/Stalner/Fantini chez Grand Angle

Dans votre récit, et notamment sur la couverture, les animaux sauvages ont aussi leur place, dans cette jungle urbaine.

Il y en avait selon le passage des cirques ambulants. Mais, pour le reste, c’est l’imaginaire qui a fonctionné. Ces animaux sauvages amenaient aussi de la couleur, quelque chose de magique. Elle venait bien habiller l’univers que nous explorions. Dans le Paris ordinaire, les pigeons, les corbeaux, les chevaux sont partout. Éric est très fort pour les dessiner. Pour le reste, ce fut un peu plus difficile. Chameaux et tigres ont eu leur heure de gloire. Éric n’a pas peur des défis.

Toujours est-il qu’Eugénie est pleine de rêves, c’était chouette de pouvoir associer la magie à ces endroits déshérités qu’elle explore. Puis, comme il est question de Sarah Bernhardt, elle aussi avait un rapport très fort aux animaux.

Justement, parlons-en, vous lui taillez un sacré costard.

C’est vrai qu’elle n’est pas très tendre avec Eugénie. Sarah Bernhardt, on connait sa vie. On sait aussi comment les personnages historiques sont traités, édulcorés. Elle a beaucoup frayé avec la bourgeoisie. Alors, on l’a imaginée sophistiquée, haute, excentrique. Il devait y avoir un rapport de force entre les deux femmes. C’est la rencontre de deux mondes différents, des oubliés aux grands noms. Sarah a vu ses penchants bourgeois accomplis. Eugénie fantasme sa carrière. Elle se demande la voie à suivre.

© Simon/Stalner/Fantini chez Grand Angle

Devant le travail, votre relation a évolué?

Oui, bien sûr. Avec La Curée et Pot Bouille, nous avons beaucoup fait d’allers-retours. Chacun lit de son côté puis on discute de la documentation que nous pourrions intégrer. Bien souvent, nous passons par des conversations ouvertes, nous envisageons les faits qui pourraient intervenir. Nous rebroussons chemin, aussi, parfois. C’est ainsi que le squelette se met en place: les personnages, par quels événements ils vont passer. Peu à peu, la chair fait son apparition, au fil des détails.

Parlons de Pot Bouille, cet album sorti juste avant le confinement.

Oui, c’est un quasi-huis clos scrutant les comportements auxquels donne lieu la bourgeoisie hausmanienne. Ainsi, nous passons en revue les cinq étages d’un bâtiment. Au rez-de-chaussée, la boutique des propriétaires; au premier, l’appartement du fils; au second, l’appartement du propriétaire; puis des demi-étages, ensuite des quarts d’étage; enfin la chambre bonne.

Pot-Bouille © Simon/Stalner aux Arènes

Comment y amener quelque chose de neuf ?

Dans ce roman, Émile Zola passait au-delà de la bienséance bourgeoise pour en explorer les magouilles, les coucheries, le pus derrière les dorures. On peut trouver Zola austère mais ce livre prouve sa capacité à faire un vaudeville, quelque chose de drôle et comique entre les lignes. Et nous nous sommes servis du dessin pour mettre cet aspect en valeur. Ainsi, à chaque appartement correspond un habillement, un code de couleur. Il y a les oranges, les jaunes… En fonction de la teinte utilisée, le lecteur sait toujours où il se trouve dans cette maison.

Vous êtes toujours surpris par le dessin ?

Je me projette toujours comme dans le film, le cinéma. Le découpage va poser le climax, le parti pris graphique et esthétique. Mais, Éric me fait toujours des surprises, à lui aussi.

Tiens, outre les albums, j’ai vu qu’en très petit tirage signé de vos mains était paru, il y a quelques années: Histoires sans fin.

Oui, c’était chez BD Empher. Cet album regroupait des histoires recalées par les éditeurs. Des projets, donc, sans fin. Il y avait de tout: uchronie, science-fiction, étrange, délirant, Londres XIXe ou thriller contemporain. Le dessin aussi variait, avec des trognes particulièrement humoristiques. Histoires courtes, ce sont des planches test, des amorces. Nous avons tout de même essayé de les conclure sous forme de texte.

© Simon/Stalner chez BD EMPHER

Avez-vous d’autres projets ?

Nous travaillons avec Éric, toujours en coscénaristes, sur un projet de diptyque chez Les Arènes. Nous allons explorer la période de la Grande Peste. Nous avions amorcé ça avant le Covid. Qui sait, peut-être que notre album tombera bien. En tout cas, dans ce XIVe siècle, ce sera l’occasion de partir en road-trip à travers l’Europe.

Pour le reste, des projets avec de jeunes auteurs mais dont des points doivent encore être discutés.

Et la peinture alors ?

J’y prends beaucoup de plaisir. Le point commun avec le scénario, c’est la liberté. En réalité, mes peintures sont des abstractions géométriques.

©Cédric Simon
©Cédric Simon
©Cédric Simon

Notons qu’une exposition des dessins d’Éric a lieu en ce moment au Slumberland-Bd World de Wavre. Avec, en prime, une jaquette spéciale cartonnée pour l’album. Merci beaucoup Cédric et vivement la suite.

Titre : L’oiseau rare

Tome : 1/2 – Eugénie

Scénario : Cédric Simon et Éric Stalner

Dessin : Éric Stalner

Couleurs : Florence Fantini

Genre : Drame, Histoire

Éditeur : Grand Angle

Nbre de pages : 54

Prix : 14,90€

Date de sortie : le 19/08/2020

Extraits : 

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