On n’a pas encore épuisé tous les mystérieux phénomènes de notre bonne vieille terre. Sur les traces de Scooby-Doo mais avec leur propre patte, Delphine Le Lay et Alexis Horellou déclinent les aventures de leur jeune héros, Lucien, dans la France des légendes, propice à un peu d’horreur mais surtout au bonheur des lecteurs. L’air de rien, alors que l’étrange s’invite dans le quotidien de héros pas plus haut que trois pommes, c’est tout le monde d’hier qui est interrogé et celui de demain qui est mis en oeuvre, avec des petits moyens, des éclairs de lucidité. On ne vit pas moins bien, que du contraire, si on se concentre sur l’essentiel. Interview avec les deux auteurs, récents lauréats du prix Atomium des enfants. Une bouffée d’oxygène, avec ce petit goût merveilleux du sel de Bretagne.
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Bonjour Delphine, bonjour Alexis, si je ne me trompe pas, avec cette série, c’est la première fois que vous adressez des albums à la jeunesse, sans perdre de vue les enjeux et engagements de vos précédents romans graphiques, non ?
Delphine : Lucien et les mystérieux phénomènes s’inscrit en effet dans la suite de ce que nous voulions raconter avec des albums comme Plogoff, Ralentir. Avec ces albums, nous concernions un public déjà convaincu. Nous voulions, cette fois, viser plus large, semer des petites graines chez des plus jeunes, pas encore trop formatés par le système qui nous entoure.

Comment est né Lucien ?
Delphine : En réalité, c’est sa petite soeur, Violette, qui est venue en premiers. No héros ressemblent à nos enfants, nous les avons investis de leurs attitudes, de leurs goûts. Pour réaliser Ralentir, nous avions découvert beaucoup de choses sur le monde dans lequel nous vivons, et eux aussi. Ils posent aussi beaucoup de questions, désormais.
Alexis : Les personnages sont venus assez simplement. Ce projet, nous l’avions dans nos tiroirs depuis 2011. Je l’avais déjà dessiné un peu mais Lucien ne s’appelait pas encore Lucien. Il était question de jumeaux.

Je réalisais mes planches en couleurs directes et, à l’époque, le projet avait été refusé partout. La dimension écologique, militante n’était pas encore présente. Quand Lucien est arrivé, nous avons rebossé sur les premiers personnages.

Cela dit, il y a la réalité et l’aspect fantastique dans lequel vous l’entraînez.
Delphine : Nous voulions mettre du sens et du propos convenant à la jeunesse sans négliger le côté aventure. La manière de l’amener nous a été fournie par la télé. Oh, nous n’en avons pas à la maison. Alors, quand nous logeons à l’hôtel, le rituel, le soir, c’est de nous offrir une séance télé en famille. Nous sommes tombés sur un épisode de Scooby-Doo qui a l’habitude d’enquêter sur des phénomènes paranormales qui semblent ne pas s’expliquer par la raison. Sauf que…


Vous parliez de vos enfants, vous testez vos récits sur eux ?
Delphine : Oui, notre fils de 11 ans est notre premier lecteur, à raison de 10-15 pages par salve. Il attend toujours la suite avec impatience. C’est jour de fête quand il peut enfin l’avoir entre les mains. Après quoi, nous lui demandons ce qu’il a compris ou pas, s’il a des questions.
La fiction aussi, c’est nouveau dans votre chef.
Delphine : Nouveau et salvateur. Nous n’aurions pas eu l’énergie de repartir dans un documentaire au long cours. Cela dit, dans Ralentir, même si le travail documentaire n’avait pas été négligé, nous avions pris la liberté de raconter.

La fiction, ça nous libère, nous pouvons nous éloigner de notre époque, de notre réalité, sans nous imposer de lieu ou d’espace-temps. Puis, surtout, Alexis peut se faire plaisir, dessiner comme il veut.
Alexis : Libérateur, c’est le mot. Parce que les derniers temps passés sur Ralentir, le réalisme m’avait pesé. Je devenais très maniaque sur ce que je dessinais. En arriver à un style d’histoires comme celle de Lucien, ça m’a libéré de la pression.

Et de quelle manière ! Des vitraux et une manière de mettre en images jamais pareille d’une page à l’autre.
Delphine : J’aime quand on se laisse le temps de contempler, quand il y a des petites respirations. Pour moi, il me semble important aussi que les mots et les images mis ensemble ne soient pas redondants. L’image ne doit pas venir redire les choses, mais les compléter. Montrer ce que les mots ne peuvent pas.
Alexis : Je suis habitué à créer mes planches en gaufrier. J’avais envie d’expérimenter une narration qui propose moins de contraintes. Comme le vitrail. J’ai opté pour ce style Art Nouveau car il se prêtait bien aux thématiques développées dans Lucien. Je ne me mets aucune contrainte, quand j’ai envie d’innover, je le fais. Dans mes vitraux, je mets des fleurs, des animaux, cela place un peu plus le décor et fait le lien avec les différents éléments. J’ai ainsi dédié une page à un musicien qu’on surnommait le Ténor de Brest. J’y ai mis des roses trémières pour faire échos à ses chansons.

À un autre endroit, sans pouvoir les représenter dans les cases, j’ai intégré les animaux qu’on peut observer sur l’île de Tristan dans le contour de ma planche.
En réalité, j’ai essayé de me servir de tous les éléments possibles, pour dire énormément de choses sans pour autant surcharger mes planches. Pas mal de choses sont visibles mais pas forcément identifiables si on ne fait pas de recherches. Mais tout a un sens, une histoire.


Les couleurs, vous les réalisez tous les deux ?
Delphine : Moi, je suis la petite main. Alexis s’occupe de tout le volet artistique et technique, de la mise en lumière. Moi, je fais les aplats.
Alexis : Je peins beaucoup. Je trouve quasiment plus d’influences à mon travail dans la peinture que dans la BD. Comme le mouvement des expressionnistes allemands. Mais les impressionnistes aussi jouent sur ma manière d’envisager les choses, de réfléchir les couleurs. Plus qu’un arbre vert, je veux qu’une émotion se dégage, apporte un sentiment.

Dans ce deuxième tome, il est question de la Fontenelle. Un vrai mythe breton ?
Delphine : Nous utilisons beaucoup d’éléments réels, mine de rien, dans nos histoires. La Fontenelle est un brigand qui a mis à sac la région que nous explorons. Aujourd’hui, nous vivons en Mayenne, mais c’est à Douarnenez dans le Finistère que j’ai grandi. Et c’est là que notre héros passe ses vacances et qu’il va être confronté à cette légende, ce bandit qui oeuvrerait toujours.

L’idée de ce deuxième tome était aussi de visiter l’Île Tristan. Quand nous étions enfants, elle était encore privée. Mais depuis, elle est entrée dans le giron du conservatoire du littoral. C’est sûr, au début, nous nous sommes inquiétés de cette ouverture au public. Les gens du coin avaient peut qu’elle soit saccagée. Finalement, ce ne fut pas du tout le cas, elle est bien entretenue. La première fois que j’y ai mis les pieds, c’était assez émouvant de se retrouver dans ce cadre sauvage et naturel.
C’est aussi, et pas forcément à cause des temps qui courent, une histoire de masques.
Alexis : Je me suis finalement résolu à les fabriquer. Parce que je n’arrivais pas trop à me les représenter. Mais il y a des choses beaucoup plus compliquées, cela dit. Comme rendre une scène basique attrayante, donner vie à un bateau.

Il y aussi des planches muettes.
Alexis : C’est important de ne pas toujours être bavard. J’aime quand la mise en page est la seule à pouvoir raconter, quand le lecteur peut s’immerger sans lui dire forcément ce qu’il doit chercher.

Dans un autre style, il y a cette planche qui sert de plan pour que les lecteurs puissent se repérer.
Alexis : J’essaie d’exploiter toutes les formes de narration, de trouver les meilleures formes qui permettent la compréhension. En tout cas, j’aspire à ce que rien ne soit là par hasard, à ce que les choix que j’effectue apportent quelque chose à la lecture. Tout cela me permet d’évacuer les contraintes et de découper le temps et le mouvement de différentes manières.

Vous vous êtes donc inspirée de votre visite ?
Delphine : Ah non, je voulais garder le fantasme de ce que pouvait contenir ce caillou. Depuis quelques années, l’île est ouverte au public, mais je ne voulais pas y aller. Je voulais qu’elle reste mystérieuse, hermétique. Bon, avec la sortie de cet album, nous y avons été conviés. J’y ai presque été à contre-coeur mais aussi avec excitation. Je n’ai pas été déçue.
Dans cet album, les méchants n’en sont pas vraiment, si ?
Delphine : Le côté manichéen est présent sans l’être. Le but n’est pas que le lecteur se dire : « ouhlala qu’il est méchant. » Non, nous souhaitons surtout mettre des coups de projecteur sur les initiatives positives. Le monde a plus besoin d’encouragements à leur égard que de pointer du doigt tout ce qui ne va pas. Je tiens beaucoup à cette dimension valorisante. C’est aussi dans ce but qu’à la fin de l’album il y a un carnet avec des activités, des informations. De quoi inviter les plus petits à oser pratiquer nos conseils, un pas devant l’autre. Les tous petits efforts permettent d’arriver à quelque chose de plus grand. Nous ne pensons pas être les meilleurs, que du contraire, mais si chacun met sa petite pierre à l’édifice, les lignes bougeront.

Mine de rien, la pagination est XXL pour une BD destinée à la jeunesse (et le reste). Pour prolonger le plaisir ?
Delphine : C’est du grand angle. Nous en avions bénéficié pour le premier album, du coup c’était le format imposé pour la suite. Nous nous y sentons plus à l’aise, ça nous aide à mettre en place le côté contemplatif dont nous ressentions le besoin.
Je me suis laissé dire que le carnet bonus avait pu être nourri par vos expériences de festival La Rustine et vos lieux culturels associatifs Le Guidon et, désormais, La maison bleue.
Delphine : Oui, c’est sûr. La Maison Bleue, c’est un lieu artistique créé chez nous. Entre la cuisine et le salon, nous organisons des expositions, des concerts. La philosophie est la même, faire des petites choses qui peuvent servir à modifier nos modes de consommation.
Alexis : En ce qui concerne les expositions, nous essayons d’en tenir huit par année, faisant la part belle à l’illustration et la peinture. La BD viendra peut-être, nous avons plein d’idées mais nous ne voulons pas non plus surcharger. En septembre, nous avons ainsi accueilli une exposition dédiée aux étiques de vins réalisées par des auteurs et graphistes. Après quoi, ce sera au tour du Nantais Jérôme Maillet pour ses sérigraphies et ses oeuvres architecturales. C’est très beau. En février prochain, nous espérons bien faire notre carnaval, sortir les masques.
Quelle sera la suite alors ?
Alexis : Dans le troisième tome, nous allons trouver des sorcières. Delphine m’a fait découvrir un livre de Mona Cholet sur les sorcières et la manière dont elles incarnaient le féminisme. J’ai appris plein de choses et nous allons offrir à Lucien une histoire dans cet univers.
Merci à tous les deux
Série : Lucien et les mystérieux phénomènes
Tome : 2 – Le granit rouge
Scénario : Delphine Le Lay
Dessin : Alexis Horellou
Couleurs : Alexis Horellou et Delphine Le Lay
Genre: Aventure, Jeunesse
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 96
Prix: 16€
Date de sortie: le 02/09/2020
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