Incroyable pour mettre en oeuvre la vie des peintres, avec une patte et de la couleur qui compense parfois les drames qu’il illustre, Ricard Efa se frotte à la gratte de Django Reinhardt. Encore un destin chahuté qui inspire de plus belle le duo que le dessinateur espagnol fait avec son compatriote Salva Rubio. L’album de feu a reçu le Prix Cognito de la BD historique, lors de la remise des Prix Atomium, privés de la Fête de la BD qui leur donne leur habituel écrin. “Le jury a été sensible à la manière dont les auteurs ont fait revivre toute une époque, restituant la personnalité attachante et complexe de Django Reinhardt à travers ses années de formation, ont-ils expliqué. Le récit toujours clair et vivant est soutenu par un dessin qui évoque à merveille l’atmosphère de la communauté manouche dont la tradition musicale a irrigué la création du guitariste. Le dessin nous fait revivre la lutte d’un créateur autodidacte pour s’imposer dans un milieu qui, au départ, ne soupçonnait pas son génie.” Parole au dessinateur avec cette interview réalisée avant confinement, à la Foire du Livre.

Bonjour Ricard, après Monet, avant Degas, c’est dans un tout autre genre de personnage dont vous habillez le destin en BD: Django Reinhardt.
Je crois que les inspirations permettent de nourrir l’intuition, je pense qu’il y a toujours de ces deux pôles dans l’équation créative. Comment faire ce livre ? La question ne se pose pas, je suis ce que le récit demande.
En fait, l’intérêt pour Monet, pas plus que pour Django, n’était pas biographique. Pour le premier, avec Salva Rubio, nous y allions pour la peinture, les coups de pinceau. Nous étions conscients qu’au-delà de la biographie, il y avait un intérêt pour ce qui ressemblait à une fable, un conte, une légende. Comment met-on en images une légende ? Je ne sais pas !


Comment aborder Django, du coup ?
Je savais qu’il y aurait une sorte de nostalgie qui s’installerait, je voyais Paris, l’influence tzigane. Mais avant que le cerveau ne se mettre à fonctionner, je pensais en aquarelle.
Vous êtes musicien, vous ?
Oui, guitariste, mais punk. Du moins, j’essaie, je ne suis pas un musicien professionnel. Salva, lui, est musicien de metal. Il a d’ailleurs déjà écrit des histoires dans le monde du metal.


En fait, quand je joue, je pense que je peux toujours faire mieux. Cela dit, c’est toujours bien de savoir de quoi on part. Dans le cas de Django, concernant le personnage, j’étais ignorant, je l’avoue. Mais je crois qu’il est aussi important d’apporter sa voix, un peu de son poids. Je connaissais la guitare, mais il y avait plein d’autres choses ayant façonné Django que j’ignorais. Mais la guitare m’a aidé à me projeter. Si j’étais acteur, j’aurais adopté la méthode Stanislavski.

Dans le cas de Salva, c’est différent, il s’intéresse déjà, au préalable, à la vie des personnages auxquels il s’attaque. Pourquoi ce sont des références pour lui. Il essaie de trouver des réponses tout en creusant les origines, ce qui l’amène à mieux connaître le personnage. Django, on le connaît adulte. Mais comment est-il arrivé là ? Pareil pour Monet, c’était sa vie avant Giverny qui nous intéressait. Une fois qu’il est adulte et installé, l’intérêt était moindre. Pour Django, il y a des vidéos, des photos qui attestent de son talent. Nous voulions repartir à l’époque où rien n’authentifiait qui il deviendrait. À partir du moment où notre vision de l’histoire est constituée, il faut la recomposer.

Cela demande des recherches ?
Beaucoup de recherches sur l’axe des personnages. Parce qu’on tombe facilement sur des pièges. Chaque source apportait une histoire différente. Opposée à une autre, même, parfois. On a vite compris avec Salva que nous mettions la main sur du matériel pour une légende, là où la vie de Monet était très documentée.
Pour l’aspect de la culture gitane, c’est du pur documentaire, pour le reste, il s’agissait de recomposer le parcours d’un type analphabète qui allait se révéler être un surdoué de la musique.

Et il aurait pu mal tourner.
Django, c’est l’histoire d’une rédemption avant le pas de trop. Il est mort jeune avec, à son CV, une panoplie de bêtises heureusement sans trop d’importance. C’était un homme qui se laissait porter.
Dès la couverture et le titre, le ton est donné, enflammé.
Le feu de bois a une importance et une symbolique très forte en plusieurs endroits de notre album. Parce que la pierre angulaire de celui-ci est l’accident qui a failli coûter la vie à Django. Ce qui va lui donner un caractère et une passion volcanique.
Puis, le feu de bois, ça va de père à la tradition familiale de la communauté gitane. Même quand il est éteint, le feu est présent dans les cases, devant les caravanes. Le vestige du feu. C’est autour du feu, que la vie est partagée, finalement.


Au milieu de l’album, une page est capitale. Sans texte.
Avec Salva, nous considérons la BD comme étant le travail d’un duo, pas d’un et puis de l’autre. Le scénariste prévoit le travail du dessinateur. Faire passer l’information, être pragmatique. Il faut faire passer un maximum des choses par le dessin. Si la compréhension est simple, que la vision et le ressenti sont saisis d’emblée, pourquoi y’aurait-il du texte ? Le texte, c’est une information supplémentaire.
La BD, c’est une sorte de musique. Plus elle s’impose, moins on l’entend.

Vous avez écouté Django durant la réalisation de cet album ?
Non, il est trop nerveux, je n’arrivais pas à travailler à ce tempo. Du coup, j’ai écouté des artistes plus calmes, des musiques évocatrices, comme des BO ou du classique, du silence aussi, souvent. Des choses auxquelles, inconsciemment, je peux arrêter de penser. Mais la musique peut tout à fait aider à gérer un sentiment, une situation.
Je ne suis pas un grand connaisseur de l’oeuvre de Django. Je me souvenais l’avoir sur une compilation de Jazz in Paris. Cela ne fait pas si longtemps que j’écoute des musiques tziganes, gitanes. En réalité, je pensais qu’il y avait plus de connexions entre la musique gitane espagnole et celle franco-belge.
Dans votre album, un ours et un singe rythment aussi la vie du camp gitan.
C’est une liberté que nous avons prise, imaginaire. C’est parti d’une blague de Salva qui a appelé l’ours Ricard. Du coup, le singe, même si nous ne lui avons pas donné de nom, je sais qu’il s’agit de mon scénariste.
Mais comme nous intégrons l’univers d’artistes ambulants, circassien, ce duo d’animaux donnait lieu à des scènes plus légères et comiques.

Les gamins ne sont pas en reste, ils essaient tous les trucs pour entrer dans le monde des grands.
Oui, le billard, le concert des cousins. Mais gare à eux, si on les prend. Les gitans ont droit à la musique, elle existe tous les jours, c’est une expression très forte dans un monde restant patriarcal, avec des rituels. Il reste le droit de regarder et d’apprendre quand c’est à leur portée.

Autre scène importante, une fameuse double-page.
C’est une variation, c’est la scène qui vend le livre, qui explique pourquoi Django a failli mourir et arrêter de jouer. Seul, étouffé, entouré de feu.
On savait que ce retournement de situation ne serait pas une surprise pour ceux qui connaissaient Django et sa vie. On ne l’appelle pas main de feu pour rien. Du coup, à la moitié du livre, il fallait développer cette tension. Un gitan pour qui la carrière musicale se termine avant l’âge, que lui reste-t-il ? La mendicité. La réflexion est forte, Django, si jeune, se voyait-il assis devant l’église à tendre la main ?

La suite, pour vous, c’est quoi ?
Avec Salva, nous revenons à la peinture et à Edgar Degas. Ce sera une histoire complète qui nous permet de reste en compagnie de Monet tant Edgar en est le miroir. Ils se sont connus, ont été impressionnistes durant la même période. Pourtant, ils avaient des visions opposées de la vie, de l’art. Lire ces deux albums en parallèle permettra la confrontation.
Après, par contre, fini les biographies ! Cela fait vingt ans que je fais de la BD franco-belge, quinze ans depuis mon dernier scénario. J’ai enchaîné les collaborations avec des scénaristes et postposé mes envies. Écrire, c’est un besoin pour moi, le rapport à la création est différent, dans la construction. Je monte ainsi un projet d’anticipation/science-fiction. Mais je ne dirai pas mon créneau.
J’ai aussi un projet cyber-punk pour les plus jeunes. J’ai deux enfants d’une dizaine d’années, je vois ce qu’ils lisent, ce qu’ils aiment et je ne peux m’empêcher de m’en mêler. J’aimerais écrire des histoires qui pourraient leur plaire. J’aime l’idée de profiter d’un univers de science-fiction pour inventer l’avenir, le prochain monde. C’est important.
Être scénariste est pour moi un chantier viscéral. Alors, peut-être que je ne m’en sortirai pas, mais je dois essayer.
Y’a-t-il des concerts dessinés envisagés ?
En tout cas, l’album fut présent au festival de jazz de Salamanque, ce fut un concert dessiné dans la mesure où un montage de quarante minutes de dessins extraits de notre album, sans les textes, fut projeté. Pour le reste, l’envie est là. Mais j’ai aussi d’autres raisons de monter sur scène. Je fais partie de Misèria, un groupe punk qui a déjà accompagné des groupes plus connus. C’est ma gymnastique, mon moyen d’évacuer la tension. En répét’, il s’agit surtout de faire du bruit, de crier. Adolescent, je voulais être rockstar comme d’autres. Quand tu es dépassé à 40 ans, tu fais du punk, et c’est la misère. D’où notre nom.
Des coups de coeur, sinon ?
Oui, Bolchoi Arena. Il faut que j’achète le tome 2. Puis, la science-fiction de Mathieu Bablet.
Merci beaucoup Ricard, et belle continuation avec vos doigts… de feu !

Titre : Django Main de feu
Récit complet
Scénario : Salva Rubio
Dessin et couleurs : Ricard Efa
Genre : Biographie, Documentaire, Musique
Éditeur : Dupuis
Collection : Aire Libre
Nbre de pages : 88 (dont 16 pages de cahier documentaire)
Prix : 17,50€
Date de sortie : le 24/01/2020
Extraits :
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