Il n’y a rien qui ressemble plus à une guerre qu’une guerre. Inévitable, insupportable, encore plus quand elle n’a servi qu’à abîmer la terre et les hommes sans donner de vainqueur. Dans le roman de Lance Weller et désormais la bande dessinée d’Antoine Ozanam et Jo Bandini, Abel Truman a survécu, a su devenir vieux… mais dans quel état ? L’état sauvage mais en proie à la dureté des souvenirs et des actes inoubliables, ineffaçables, ineffables. Ça se vit ces choses-là, ça ne s’exprime pas. De toute façon, dans son isolement, il ne pouvait compter que sur son chien, cette espèce de renard qui est le seul à lui être resté fidèle (ou peut-être est-ce l’inverse et qu’Abel n’a pu rester fidèle qu’à ce chien)? Toujours est-il que dans ce qui est sans doute son dernier voyage, ce meilleur ami de l’homme brisé, avec plus de cicatrices que de peau sur les os, a disparu. Que va devenir Abel ?

Résumé de l’éditeur : 1899. Abel Truman, vétéran sudiste de la guerre civile américaine, vit entre l’océan, la montagne et les forêts pluviales. Comme un dernier soubresaut avant de mourir, il décide de reprendre la route avec son chien. Un ultime voyage vers le souvenir des rares jours heureux qui s’assombrit quand Abel rencontre deux agresseurs qui le laissent pour mort. Alors, dans les décors de la péninsule des Olympics Mountains, la violence, qu’Abel avait enfouie au plus profond de lui depuis la fin de la guerre de Sécession, remonte et vient frapper de nouveau.

Quelques mois après que Delcourt nous ait gratifiés, dans le rouge, de Coeur de ténèbres, des oeuvres de Jean-Pierre Pécau et Benjamin Bachelier d’après Joseph Conrad; c’est dans le bleu (avant le noir, et non sans évoquer une couverture d’Emmanuel Guibert pour La Guerre d’Alan) que Soleil délivre l’adaptation du premier roman de Lance Weller, sans concession si j’en crois ce qu’Antoine Ozanam et Jo Bandini en livrent. En effet, je n’ai pas lu le texte original, mais force est de constater que les deux auteurs y ont trouvé matière à transcender le papier, à le malmener de différents styles de traits et de couleurs à mesure que leur héros, matérialisé traits tirés et longue barbe blanche, se raconte. Contre son gré, a-t-on l’impression, mais tout devant sortir.

Abel, avec son nom de président américain, tu parles…, n’était pas un foudre de guerre. Il a été pris dans la tourmente, un peu comme la mer démontée qui ramène, sur son île, ses souvenirs à ses pieds. Aussi violents soient-ils, ils sont intacts, eux. On dit qu’Abel était chanceux sur le champ de bataille. S’il tombait, il se relevait toujours. C’est encore le cas aujourd’hui. Il se relève mais toujours plus entouré de fantômes. Je suis sûr qu’il aspire à en être un, de fantôme, mais la mort n’est pas si facile. La chance de vivre vieux, ne serait-elle pas une malchance quand on a fait sécession. D’ailleurs, sans doute, est-il vieux avant d’être vieux, à force d’avoir fait Sécession.

La tête en champ de bataille, le sang aussi douloureux que la Wilderness où il a perdu la maîtrise de son destin, tout en pouvant compter sur la diversité des communautés américaines, Abel ne voit pas le danger venir, cette fois. Les guerres sont enterrées mais certains humains sont restés vilains. Et comme notre Abel n’est plus qu’un vieil homme, ça en fait une proie mais, une fois le malheur passé, il redevient le chasseur. Pauvre diable qu’il est.

Dans un monde que les auteurs ont pris le soin de ne pas faire manichéen, plutôt désespéré et absurde, Ozanam et Bandini livrent l’un des premiers coups de poing de cette rentrée littéraire graphique. Invitant l’horreur dans la belle solitude d’une île magnifique (ciel bleu à l’appui), le duo va jusqu’au bout d’un voyage qui se déroule autant dans la fuite en avant qu’en arrière. L’accalmie ne viendra jamais vraiment mais la violence n’est ici pas gratuite, elle a un sens, noyé d’un sang mêlé qui aurait pu être évité. D’une efficacité sans nom, devant les yeux d’un lecteur qui prie (même s’il n’est pas croyant) pour que le massacre, ce grand désordre qui semble dépasser l’Humain, s’arrête; Wilderness nous accable tandis que la nature, elle, reprend le pouvoir. Nous sommes si peu de choses, alors pourquoi le mal nous tient-il beaucoup plus facilement en joue que le bien.

Et une petite chanson qui va bien :
Titre : Wilderness
D’après le roman de Lance Weller
Scénario : Antoine Ozanam
Dessin et couleurs : Jo Bandini
Genre : Aventure, Drame, Guerre
Éditeur : Soleil
Nbre de pages : 152
Prix : 19,99€
Date de sortie : le 26/08/2020