Vous aimez les héroïnes de papier au tempérament bien trempé ? Vous aimez les dragons et les combats au corps à corps, lame contre lame ? Vous aimez la culture japonaise ? Après un premier album si beau et si violent, Christian Simon, Fuat Erkol et Fabrizio Cosentino offrent un deuxième opus à l’intransigeante Aeka. La faisant grandir, y compris sur Ulule où, encore pour quelques jours, les édinautes peuvent participer à cette aventure éditoriale pleine de bons arguments.
Bonjour à tous les deux, vous nous revenez avec le deuxième opus de la saga japonaise Aeka. Palpitante, mais quelle en fut la genèse ?
Christian et Fuat : Après Le monde de Maliang, Fabrizio voulait faire une BD avec un style de dessin plus réaliste. Nous avons décidé de rester dans un univers asiatique, mais plus adulte et avec, cette fois, une héroïne.
Ce n’est pas la première fois que vous collaborez avec Fabrizio Cosentino, comment est né votre trio. Entre Belgique, Turquie et Italie, les cultures se ressentent dans vos partages autour de la BD ?
Fuat et moi, nous nous sommes rencontrés à l’université de Liège. Nous faisions nos études en Communication, section cinéma, et nous avons travaillé ensemble sur un scénario de court métrage pour un cours. Ça c’est super bien passé et il m’a proposé de remettre le couvert sur des scénarii de BD. J’ai dit « pourquoi pas ».

Depuis, nous avons enchaîné les projets. Fabrizio, c’est un ami commun, le dessinateur Cédric Hervan, qui nous l’a proposé. On cherchait un dessinateur pour reprendre la série « Le monde de Maliang » parce que le dessinateur des deux premiers tomes voulait passer à autre chose.
Fabrizio s’est parfaitement intégré dans l’univers tout en lui apportant sa touche personnelle, bref, tout ce qu’on recherchait. Pour ce qui est de la culture, je ne pense pas que ça se ressente vraiment dans nos créations. Nous avons tous nos influences, nos préférences, nos envies de raconter de bonnes histoires, qui nous enrichissent tous.

À l’heure où l’on aime à étudier la place des femmes dans nos sociétés et celles qui les ont précédés, vous nous arrivez avec une héroïne dans le moyen-âge japonais. Est-ce réaliste ? Pouvait-on voir à l’époque des femmes maniant le sabre ?
Les femmes maniant le sabre n’étaient pas nombreuses dans le japon très patriarcal de l’époque. Les femmes samurai étaient appelées Onna-bugeisha et elles préféraient le naginata (long sabre à lame courbée) au katana des hommes. Notre récit se déroule dans un univers imaginaire, qui se veut crédible sans être historique, et nous avions envie de mettre en avant une héroïne forte qui se démarque des autres.

D’emblée, dans votre premier tome, vous poussez Aeka dans ses retranchements, dans une prison avec le tueur de ses parents impériaux. On sait qu’elle ne sera pas une héroïne cliché. Mais, au fond, c’est quoi une bonne héroïne BD ?
Pour nous, elle doit être attachante, intrigante et mystérieuse, avec ses forces et ses faiblesses. Bref, elle doit donner envie au lecteur d’apprendre à la connaitre, de la suivre au fil des pages, de trembler pour elle, de s’extasier, d’avoir envie de la retrouver de tome en tome…
Après le Monde de Ma Liang, qui se déroulait en Chine, place donc au Japon. La culture asiatique vous fascine, donc ? Qu’est-ce qui vous attire et qu’est-ce qui vous a mis le pied à l’étrier ?

Nous sommes de la génération Albator. Nous avons grandi avec Récré A2, le club Dorothée, et tous ces dessins animés qui présentaient des univers complexes et fascinants pour les enfants que nous étions. Des univers très adultes finalement, loin de la production habituellement destinée aux enfants, avec de vraies valeurs, une vraie réflexion.
Puis, plus tard, nous avons découvert les animés de Miyazaki, Takahata, Otomo, Shirow… qui nous ont également fascinés par leur ton, leur richesse, leur profondeur. Mon voisin Totoro, Le tombeau des lucioles, Ghost in the shell… autant de chefs d’œuvres. Sans oublier tous les films de sabre, les Bruce Lee, les Jet Li…
Quand on pense BD japonaise, on pense directement au manga. La question s’est-elle posée d’adapter ce style de BD ? Ça vous plairait de faire un manga un jour ?
Personnellement, j’en ai lu très peu, je préfère les anime aux mangas mais pourquoi pas si l’occasion se présente ? Toute expérience est bonne à prendre.

Finalement, le trait de Fabrizio Cosentino, fameux, ne lorgne pas du tout sur le manga, mais exploite la puissance de la narration franco-belge, non ? Il y a néanmoins des codes asiatiques, ne fut-ce que les décors, qu’avez-vous voulu montrer et qu’avez-vous laissé tomber ? Au fond, qu’amène un artiste italien à une histoire asiatique ? Un mélange d’influence ?
Oui, tout à fait. Ce n’est pas parce que nous sommes dans un univers asiatique, avec ses décors, ses codes et ses personnages typés asiatiques, que nous sommes dans le manga. Quel que soit le thème, l’univers, nous faisons de la BD franco-belge. Ici, nous avons voulu développer une histoire dans un japon médiéval inventé, en reprenant uniquement les codes qui servent notre récit.
Comme déjà dit plus haut, nous ne pensons pas que nos origines diverses nous influencent vraiment. Ce sont nos affinités par rapport à certains thèmes, certains univers, nos envies du moment de raconter tel type d’histoire avec tel type de personnages qui nous influencent dans une direction ou dans une autre. La vengeance est un thème que nous avons déjà traité (Awrah, Lenny Valentino) mais que nous n’avions encore jamais exploré dans l’optique bourreau/victime.

On part souvent d’un pitch attractif : ici, un tueur massacre toute une famille et oblige la survivante à suivre un entrainement intensif afin de pouvoir se venger de lui. A partir de là, on a développé une histoire en essayant d’être à la hauteur du point de départ et de surprendre les lecteurs.
Avec un côté finalement très animé, qui crève les planches, aussi ?
Nous avons fait nos études en cinéma et nous sommes très cinématographiques dans nos découpages, ça explique sans doute cela. Ici, nous avons principalement retenu deux aspects du cinéma japonais : le contemplatif et les films de sabre, la lenteur de l’entrainement et la fulgurance des combats.

Dans cette série, les dragons ont une place importante. On retrouve cet animal légendaire dans tellement de cultures, comment expliquez-vous que cette figure mythique ait autant voyagé, y compris jusqu’à nos jours.
C’est une créature fascinante, à la fois proche des créatures existantes (dinosaures, reptiles) tout en ayant des aptitudes fantastiques (cracher le feu, voler). C’est intéressant de voir comment ils apparaissent dans de multiples cultures et, surtout, comment ils sont perçus différemment : symbole de vie et de puissance en Asie, protecteur en Indonésie, gardiens de trésor en Grèce antique, maléfique en Europe médiévale… Et puis, l’Homme aime inventer des créatures fabuleuses (sirènes, griffons…), se créer des mythologies, voyager (et donc de les répandre à travers le monde).

Pour vous que représente le dragon ? Quels sont les dragons de fiction, de mythes qui vous ont le plus passionné ?
Nous avons été bercés par les mêmes films (Le dragon du lac de feu, Peter et Elliot le dragon, Cœur de dragons…). Plus tard, nous les avons retrouvés avec plaisir dans le Hobbit et Game of Thrones. Pour nous, le dragon est une créature noble et puissante, dangereuse mais pas malfaisante. Plus proche donc du dragon asiatique que du dragon européen.
On leur a fait un mauvais procès ? Peut-être n’étaient-ils pas si méchants que ça ?
Dans nos récits, rien n’est jamais noir ou blanc. Nous aimons bien les zones grisées. Mais si vous voulez connaitre le fin mot de leur histoire, il faudra lire le tome 2 !


Notamment, parce qu’on l’a appris via une citation célèbre, les livres d’histoires sont écrits pas les vainqueurs. C’est aussi vrai au Japon ?
On dit aussi, dans une compétition sportive, qu’on ne retient que le vainqueur, pas le finaliste malheureux. Dans une guerre, les vaincus endossent souvent la responsabilité du conflit et acceptent de payer, d’expier. Le vaincu perd le droit de se faire entendre (qui a envie d’entendre la version du perdant ?) et de toute façon, c’est le vainqueur qui récupère le pouvoir, dont celui de raconter comment il en est arrivé là.
Votre premier album étudiait donc la relation entre votre héroïne (qui n’en était pas encore une) avec un bourreau très différent de la première séquence dans laquelle on avait pu le voir, dévastateur. Comment s’est construit ce duo entre amour et haine ? Puisque Aeka ne vivait que pour le tuer.
À partir de ce point de départ, nous avons essayé de construire une relation à la fois réaliste et surprenante pour le lecteur. Leur relation est basée sur la haine. Lentement, elle évolue mais pas forcément jusqu’à l’amour. Nous avons essayé de rester assez ambigu. À chaque lecteur de se faire sa propre opinion.

On a beaucoup parlé de masques, ces derniers temps, vous en aviez aussi donnés à vos héros, violents. Y’avait-il une signification derrière ces masques ?
Les masques sont très importants dans le théâtre japonais, il en existe d’ailleurs plus d’une centaine, chacun ayant leur propre signification. Quand un acteur porte un masque, il abandonne sa personnalité pour interpréter le personnage qu’il incarne. On retrouve un peu ça dans notre histoire.
Quand le tueur enfile son masque de démon (qui est un des masques du théâtre japonais), c’est pour incarner ce démon, se donner une aura surnaturelle qui va intimider ses victimes. Le masque que le tueur fabrique pour Aeka, c’est aussi une récompense. Aeka l’obtient car elle a réussi sa formation.

Ryu no shi, c’est la cérémonie emblématique autour de laquelle se joue l’intrigue du premier épisode, un rituel existant réellement ?
Non, ce rituel n’existe pas mais nous nous sommes inspiré des danses de dragon que l’on retrouve notamment au nouvel an chinois.
Kajiwara Hashin, Kobayashi Issa, Matsuo Basho ou encore Shiki. Comme on en voit dans les romans mais beaucoup plus rarement en BD, vous ouvrez ou refermez certaines de vos planches par des citations d’haikus. Pourquoi ? Qui en sont les auteurs ?
En effet. Dès le départ, nous avions envie de construire notre récit en suivant le long apprentissage d’Aeka, en étant contemplatif mais sans s’appesantir sur une centaine de pages. Nous avons vite eu l’idée de diviser cet apprentissage en chapitres, puis en saisons. Les haikus accentuent le côté contemplatif, poétique tout en ayant une vraie signification (ils sont liés à la saison qu’ils introduisent et ils illustrent ce qu’on va y découvrir). Le principe des saisons nous a aussi permis de jouer avec les ellipses, de faire des bonds dans le temps et dans l’apprentissage, d’aller à l’essentiel.

Entre vengeance et résilience, la violence parcourt votre album, où avez-vous mis les curseurs pour qu’elle soit frappante mais tenable dans les yeux du lecteur ?
On ne voulait ni sombrer dans la violence gratuite, la complaisance qui aurait desservi le propos, ni édulcorer. Bref, il a fallu trouver l’équilibre. Il y a des têtes qui volent, d’autres qui restent dans l’ombre. Ça dépend de la mise en scène, de l’effet qu’on veut faire passer.
Parfois, il est plus terrifiant de suggérer que de montrer. Dans d’autres cas, c’est plus fun de découper joyeusement. Et puis chaque lecteur a son propre curseur. Certains vont peut-être penser qu’on va trop loin et d’autres pas assez.

Y’a-t-il eu des essais graphiques, différentes propositions de Fabrizio pour trouver le bon ton ?
Oui, Fabrizio voulait être plus réaliste que dans Maliang. Il a donc dû trouver son style. Ça a parfois été plus difficile (notamment avec Saito) mais le plus souvent, ça s’est fait naturellement, sans grande difficulté.
Alors qu’on pensait la série partie pour durer, le mot fin était non-négociable à la fin du premier tome tout en laissant des questions ouvertes ? Vous imaginiez dès le début une série de récits complets ? Vous la voyez au long cours cette série ?
Au départ, on voulait que le premier tome se lise comme un one shot mais avec l’idée d’en faire au moins un ou deux de plus, voire d’avantage si le succès était au rendez-vous. C’est pourquoi nous avons laissé quelques petites choses en suspens dans le tome un, qui pourraient être éventuellement exploitées par la suite, tout en ne frustrant pas le lecteur s’il n’y en a pas.
C’est aussi un argument éditorial : c’est plus facile de présenter à un éditeur un album auto-conclusif avec possibilité de suite plutôt qu’une histoire qui s’étale d’emblée sur 5 ou 6 tomes.
Après hiver rouge, place au donc au deuxième tome, le dernier printemps, vous vivez vos aventures au fil des saisons ? Pourquoi ? Elles ont une symbolique dans la culture japonaise ?
Comme nous l’avons expliqué précédemment, nous avions décidé de découper le premier tome en saisons. Nous n’avons pas repris la même formule dans le tome 2 car ce n’était plus pertinent. Mais nous voulions rappeler cet aspect saisonnier.

Il y a aussi la symbolique. Celle de la violence dans le tome 1, de la mort dans le tome 2… D’un point de vue visuel, les saisons nous permettaient aussi de varier les ambiances. Sinon, oui, les saisons sont très importantes dans la culture japonaise, beaucoup plus complexes que chez nous. À chaque saison correspond son climat, ses catastrophes naturelles, ses activités, sa gastronomie, …
Nouvelle surprise, nous retrouvons Aeka qui a bien grandi et est une guerrière affirmée pour défendre un jeune paysan braconnant sur une parcelle d’un Maître. La petite Aeka, c’est fini, où vous autoriserez-vous à y revenir ?
Oui, c’est fini, sauf quelques apparitions en flashback.
Cela a été facile pour Fabrizio de la faire grandir sans trahir l’enfant qu’elle était ?
Pour nous, elle a environ 16 ans dans le tome 2. Le plus difficile, c’est de rester dans la bonne tranche d’âge, qu’elle ne paraisse pas trop adulte ni trop enfantine.

Le guerrier « bourreau » du premier album n’est plus présent, reviendra-t-il ?
Sous forme de flashbacks oui. On ne vous fera pas le coup de John Snow
De quoi va-t-il être question dans ce second tome ?
Il parlera toujours de vengeance, de quête d’identité. Mais nous allons apporter un éclairage nouveau dans l’univers d’Aeka, faire pousser les petites graines que nous avions semées dans le tome 1. Expliciter et approfondir. On préfère ne pas en dire d’avantage pour ne pas trop spoiler.

Une autre femme fait son apparition, intraitable : Sayuri. Elle est Fumetsu, qu’est-ce ?
Les fumetsu sont des combattantes d’élite au service de l’Empereur. Elles font régner l’ordre dans les provinces et la simple évocation de leur nom suscite la terreur. Nous avions envie de leur donner un nom qui claque, qui en impose mais qui signifie également quelque chose de fort. Nous avons opté pour fumetsu qui signifie « Immortelle, indestructible ». D’ailleurs, nous aimons bien trouver des noms qui signifient réellement quelque chose. Avis aux curieux qui iront voir 😉

Votre périple japonais a bien commencé, vous avez eu le prix Bulles de cristal, inespéré vu la concurrence. C’est quoi ce prix ? Ça ouvre des portes ?
Le prix Bulles de Cristal est un prix littéraire qui distingue une BD et est attribué par des jeunes de 11 à 18 ans. Il en est à sa huitième édition et vise les jeunes à devenir lecteurs, à les emmener vers les bibliothèques.
Ouvrir des portes ? C’est difficile à dire. Ça nous a fait plaisir en tout cas, c’est le premier prix qu’on reçoit, et ça fait d’autant plus plaisir que ça vient du lectorat. Quand on écrit une histoire, on a bien sûr envie qu’elle rencontre son public, qu’elle soit appréciée.

Vous signez cette série chez Kamiti, un nouvel éditeur pour vous. Comment y êtes-vous arrivés ? La relation est différente par rapport à d’autres éditeurs ?
L’éditeur avait passé une annonce sur bdgest pour dire qu’il recherchait des projets à éditer. Nous lui avons soumis Aeka et ça lui a plu tout de suite. Nous avons été son premier projet signé. Comme c’est une petite structure qui débutait, nous nous sommes dit qu’il soutiendrait davantage tous ses projets, que nous aurions un meilleur suivi et nous ne nous sommes pas trompés. Ce qu’il fait sur ulule, c’est vraiment super !
Pour financer ce deuxième album, un crowdfunding a donc été lancé. Est-ce facile de se résoudre à emprunter ce chemin ? C’est exigeant, non ?
Il y a un éditeur derrière, et une équipe, ils font un travail formidable. Donc ce n’est pas exigeant pour nous, peut-être plus pour Fabrizio qui doit réaliser quelques contreparties. Les contreparties, c’est justement ce qui fait le charme de ces campagnes : avoir un ex-libris, une dédicace, un art book ou tout autre goodies en plus de l’album, c’est un vrai plus pour les amateurs de BD. Et cela permet aussi à l’éditeur d’atteindre un équilibre financier dans un milieu difficile pour les petits éditeurs.

La campagne Ulule permet d’acheter un album hors-commerce avec huit pages bonus, qu’y trouvera-t-on ?
Principalement des croquis et des illustrations.
Quelle est la suite, pour vous ? D’autres projets en parallèle ?
Nous avons plusieurs projets en cours, mais il est encore trop tôt pour en parler.
Merci à tous les deux. Et longue vie à Aeka (ça passe notamment par un soutien sur Ulule, dépêchez-vous la campagne finit bientôt).
Série : Aeka
Tome : 1 – Hiver rouge et 2 – Le dernier printemps
Scénario : Christian Simon et Fuat Erkol
Dessin et Couleurs : Fabrizio Cosentino
Genre : Arts martiaux, Fantasy
Éditeur : Kamiti
Nbre de pages: 46 (54 pour la version Ulule)
Prix : 12,90€
Date de sortie : le 25/08/2018
Extraits :
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