Après un livre encensé et couronné du Prix Médicis essai, l’aventure sibérienne de Sylvain Tesson a connu un film et désormais une BD. Virgile Dureuil a fait ses armes dans la publicité avant de signer cette première BD déjà témoin d’un caractère graphique et d’atmosphères intenses. Se laissant porter par les mots, reconstituant le décor du grondement intérieur. Un périple dessiné sur lequel nous revenons en interview.

Bonjour Virgile, Dans les forêts de Sibérie, si je ne m’abuse, c’est votre tout premier album de BD, qu’est-ce que ça fait ?
C’est la réalisation d’un rêve d’enfant, donc il y a à la fois la satisfaction d’avoir tenu un engagement envers le petit garçon que l’on était, et à la fois le sentiment qu’un rêve n’est plus.
Faisons connaissance, qui êtes-vous, quel a été votre parcours ?
J’ai grandi à Rouen, dans une famille plutôt lectrice de BD. J’ai toujours dessiné, depuis l’enfance, et ai toujours eu envie d’en faire mon métier.
Je lisais que vous aviez fait vos études à LISAA, une école parisienne de design, animation, game et digital. Y enseigne-t-on la BD où étiez-vous parti sur un registre tout autre ? La pub et la communication, c’est ça ?
Mon cursus a été animation 2D traditionnelle. Cela forme l’œil et l’esprit à la mise en scène, à la narration. Je suis parti dans la pub car on m’a contacté pour cela, et j’étais fasciné par l’idée d’être payé, et très bien, pour être chez moi à dessiner… J’ai gardé la BD en tête en attendant la bonne opportunité. Il y a eu plusieurs lancement de projets qui n’ont pas abouti, pour diverses raisons, et puis enfin Les Forêts de Sibérie.

Qu’est-ce que c’est, au fond, réaliser une pub ? Sur quoi avez-vous travaillé ? Vos plus beaux souvenirs ?
Je ne suis pas concepteur rédacteur, je suis illustrateur. J’ai travaillé pour beaucoup de clients, de la Société Générale à Imerys. Mais mes plus belles réalisations restent les illustrations pour la maison Dormeuil, tissu et sur mesure masculin.
C’est quoi une bonne publicité ?
Je suppose une publicité qui augmente significativement les ventes de la marque qui l’a financée.
Cette expérience est derrière vous, désormais ?
Oui, j’ai encore quelques petites missions de temps en temps, mais l’idée c’est de ne plus en dépendre.

Qu’est-ce que ça vous a appris au moment de vous lancer dans la BD ?
J’ai appris à tenir une production de projet de A à Z, de travailler sous contrainte de temps extrêmement réduite.
Pensez-vous qu’avec cette expérience, vous faites de la BD différemment que d’autres auteurs ? Une autre façon de faire ?
Oui, je pense que cela influence un peu. Notamment que cela rend plus enclin à la narration adaptée au roman graphique, quand il faut aller à l’essentiel, à l’économie, pour une meilleure spontanéité.
Avant d’en faire, quel était votre rapport à la BD ? Quels sont vos héros, vos auteurs fétiches ? Vous vous imaginiez en faire un jour ?
J’ai toujours eu en tête la BD, sans être un fan pour autant. Ma collection personnelle est très modeste et je suis extrêmement difficile en la matière.
Mes références absolue ? E.P. Jacobs, Jean Giraud, Hugo Pratt et Mike Mignola.

Qu’est-ce qui a fait déclic pour vous lancer ? Le moment où jamais ?
Je m’étais promis d’y aller avant mes 30 ans. Ce fut à mes 31 ans.
Y’a-t-il eu d’autres projets auparavant ? Des planches dans votre coin ?
Des planches dans mon coin ou des projets avec Fred Duval chez Delcourt, mais qui n’ont pas abouti. Un jour sûrement !
Cet album, vous l’avez réalisé seul mais avec, comme livre de chevet, Dans les forêts de Sibérie. Une manière d’avoir un scénariste sans en avoir ?
Exactement. Et quel scénariste ! J’avais envie de commencer avec cette formule-ci, adapter un auteur contemporain.

Dans quelles circonstances, aviez-vous découvert ce livre ?
J’ai découvert le travail de Sylvain Tesson par mon cousin, Thomas Goisque, qui est photographe et baroudeur comme lui et qui l’accompagne d’ailleurs sur tous ses voyages.
Je pense que, du coup, c’est « sa » première bande dessinée, comment a-t-il réagi à la proposition ?
Il a été très curieux, et assez emballé. Il a accepté le jour-même et il obtenait le lendemain un rendez-vous chez Casterman pour nous deux.
Il est friand de bande dessinée ?
Il aime la BD mais n’a pas le temps d’en lire beaucoup.

Comment a-t-il envisagé son double dessiné ? Ça doit être stressant d’avoir à proposer un personnage inspiré de l’auteur ? Il y a eu beaucoup de recherches ?
Oui, d’autant que je suis mauvais en portrait. J’ai pas mal planché sur sa trogne. Heureusement, il a clairement une physionomie de personnage de BD, et j’avais toutes les photos de mon cousin qui m’ont inspiré beaucoup des cases du livre.
Pourquoi avoir choisi ce roman-là ? Qu’évoquait-il pour vous en tant qu’artiste ?
C’était son livre fondateur, ce serait donc aussi le mien. Sylvain est l’un des derniers vrais écrivains français. Son positionnement face à notre monde correspond presque parfaitement au mien.
Naturellement, lire un roman, c’est avoir la force de s’imaginer ce que l’auteur raconte sans le voir. En tant que bédéaste, il faut rivaliser avec ça, comment vous y êtes-vous pris ?
J’ai eu envie de faire un livre réaliste, où le respect des éléments et des personnages permettait que les lecteurs de Sylvain Tesson puissent se dire : « Voilà donc ce à quoi sa cabane et ses chiens ressemblaient ! »

Il y a eu des allers-retours constants entre vous et Sylvain ou avez-vous eu champs libre ?
Je lui ai envoyé toutes les étapes (découpage, story-board, encrage, mise en couleur etc.) Il a tout regardé et tout validé au fur et à mesure.
Comment êtes-vous « parti » en Sibérie ? De manière physique ou via de la documentation ?
Documentation. Avec 6 mois de production pour 120 pages, pas possible de caler un départ. Les photos de mon cousin Thomas m’ont sauvé la mise !
Finalement, cet album, n’est-ce pas plus de l’illustration que de la BD ? Beaucoup de dessinateurs disent qu’ils seraient incapable de faire de la BD. Vous, avec facilité, vous liez les deux.
Oui, c’est très illustratif, à la manière d’un roman graphique, c’est pour cela que je pense que l’illustration de pub m’a aidé à avancer ainsi. Mes études en animation 2D ont fait le reste.

De même, s’il y a pas mal de textes (celui de Sylvain, a-t-il parfois été réécrit d’ailleurs?), tout passe, sauf quelques petites exceptions, par des cartouches. Avec le moins de phylactères possible. Ça s’imposait ?
Je n’ai pas vu d’autres moyens que celui-ci pour traiter la matière du roman. C’est assez fidèle à son style et Sylvain a aimé cette manière de s’emparer de son texte.
C’est facile de limiter le texte, un si grand flux de mots qui font sens ?
Non, c’est terrible de couper. Il y a eu beaucoup de passage que j’ai eu du mal à ne pas sélectionner mais je ne pouvais pas tout mettre…
Le dessin remplace-t-il des mots, justement ?
Il peut, mais en l’occurrence je n’avais pas cet objectif là en tête. Je voulais modestement que le dessin serve le texte. Je voulais que les personnes qui avaient aimé le roman, puisse le relire en une heure, facilement, et que les personnes qui n’osaient pas ouvrir du Tesson puisse y goûter d’une manière moins intimidante qu’avec un roman.

C’est un monologue, finalement. Là où certains auraient pu vouloir le casser, vous vous l’appuyez, non ?
Oui. Mais encore une fois, le livre est un monologue, donc cela s’est imposé.
Ce genre d’album, une centaine de planches et quatre fois plus de cases, c’est un défi, non ? Parce que le décor lui, si ce n’est qu’il passe de l’hiver au printemps, semble immuable, redondant. Comment vaincre ce qui pourrait être une fragilité pour en faire une grande force ?
C’était effectivement un défi, je suis heureux que les critiques BD s’accordent presque tous à dire qu’il est relevé correctement.
Naturellement, la couleur, celle du ciel, des arbres, du coin du feu, joue un grand rôle. Vous les signez aussi ? Une première où, dans la pub, vous l’abordiez déjà ?
J’ai toujours fait mes couleurs. J’aime bien, quoique je ne sois pas très doué. Alors je joue sur des monochromes doux pour être sur d’éviter le faux pas.

Puis, le découpage insuffle un dynamisme, du rythme. Avec pas mal de variations sur le format des cases. Là encore, est-ce venu spontanément ?
Oui, c’est ce qui vient aussi de ma formation d’animateur 2D, je pense. J’aime beaucoup ce travail de découpage, répartir le texte dans les cases, tester différents format de case et chercher la bonne valeur de plan…
Et la neige ? Elle est facile à dessiner où elle peut être une entrave ?
La neige, avec la lumière qu’elle dégage, est un plaisir à dessiner. Et elle camoufle tout ! Une alliée précieuse, un sapin enneigé est bien plus rapide à réaliser qu’un sapin en plein été.
Sylvain Tesson fait œuvre d’immersion et de déconnexion, vous avez, vous aussi, essayé de vous mettre dans le même état ? De couper le bruit du monde ? Comment vous êtes-vous plongé dans cette aventure naturelle et sauvage ? Vous vous êtes évadé ?
Je n’ai pas eu le choix. 6 mois seulement, pour des raisons marketing, j’ai fait l’ermite dans mon grenier, et n’ai pas fait face au froid de Sibérie mais au cagnard de la canicule de l’été 2019.

Comment s’est déroulée la conception de cet album ? Où travaillez-vous ? En musique ?
Je travaille à mon bureau, à mon domicile en Normandie. Je travaille en musique, BO de film ou rap français.
Selon quelle méthode ? De manière traditionnelle, numérique ou hybride ?
Quasi exclusivement numérique sur ce coup ci, planning serré oblige. On verra pour la suite.
Dans les forêts de Sibérie, n’est-ce pas finalement une révolte pacifiste face une société civilisée qui nous tient, nous dirige, nous détruits ?
C’est un refus. Le révolté se bat, Sylvain, lui, est un adepte de l’escapisme. Il s’enfuit loin du monde et vit en ermite. Mais c’est un moyen d’exprimer un avis contraire, en soi, aujourd’hui, déjà presque une révolte.

Il y a dans cet album quelque chose de très contemporain, d’écologique, de retour à la terre. Ça vous change au plus profond de réaliser un tel album ?
Oui, cela fait réfléchir. J’ai installé un poêle à bois quelques semaines plus tard mais je reconnais que j’en rêvais depuis longtemps !
Y’a-t-il eu des moments plus compliqués à négocier sur ce roman graphique ? Avez-vous dû recommencer certaines planches ?
Pas de retours, mais en fin de production, le choix de devoir retirer certaines planches qui n’avaient pas la place de toutes rentrer dans le format… Ce fut dur de faire une croix sur des planches que l’on a produite…
Et les moments de régal ?
Moments de régal, les retours positifs de Sylvain après la lecture de mon travail. Un compliment de Tesson vous met le sourire pour quelques jours !

La suite, pour vous, quelle est-elle ? Une autre collaboration avec Sylvain Tesson ? Pourrait-on un jour voir une collaboration purement BD avec lui, un reportage qui serait inédit en roman?
Faire un inédit, ce serait fantastique ! Peut-être, un jour ? Ce qui est certain, c’est que l’on va faire Bérézina. Si du moins Casterman obtient les droits.
Vous voyez-vous comme dessinateur du réel ou la fiction est-elle aussi envisageable ?
Fiction ou réel, peut m’importe tant que je considère que l’histoire porte un message, et que je le trouve positif.
Merci beaucoup Virgile, et longue vie de BD, d’amour et d’eau fraîche !
Titre: Dans les forêts de Sibérie
Récit complet
D’après le récit de Sylvain Tesson
Scénario, dessin et couleurs: Virgile Dureuil
Genre: Aventure, Documentaire, Roman Graphique
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 112
Prix: 18 €
Date de sortie: le 06/11/2019
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