Il existe un monde ailleurs. Il suffit de traverser la montagne. Loin des guerres fratricides. Ce passage secret réservé à quelques privilégiés, païens et vivant d’amour et d’eau fraîche, Pierre Dubois, Kas et Graza l’ont trouvé dans leur dernière BD: Les Sans-Visages. Des dieux de guerres qui avançaient masqués et acharnés. Quand on parle de foudres de guerre, sans doute, parle-t-on d’eux qui ont traversé les âges et les mémoires. Jusqu’au jour où ils ont voulu faire la paix, avec le reste du monde, avec eux-mêmes surtout. Lors d’une superbe exposition à la Galerie Aarnor et consacrée au travail de Graza, sa femme, nous avons rencontré Kas.
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Bonjour Kas, sans quitter votre collection fétiche, Signé, vous revenez avec une nouvelle collaboration : Pierre Dubois. Voilà qui ne peut pas se refuser.
Pierre, je le connais depuis belle lurette. Depuis que je suis au Lombard. On se connaissait peu mais on avait sympathisé. Bon, avec l’âge, il vient moins souvent nous rendre visite. Avec le regretté René Hausman, il a perdu son dessinateur de prédilection. Mais il n’a pas pour autant arrêté d’écrire. C’est un conteur plus qu’un scénariste traditionnel: il a une imagination débordante.
Moi, après le diptyque La fille de Paname avec Laurent Galandon, si je voulais rester dans le même format et la même collection, j’avais envie de changer de monde. L’éditeur m’a alors proposé « un super-pitch de Pierre Dubois ». Je me suis un peu étonné. Pierre Dubois, c’est avant tout des mondes de fées. Moi, je suis dans le réalisme.

Vous vouliez changer de monde mais pas à ce point.
Je ne m’y suis pas arrêté, je lui ai demandé de me faire voir le début de l’histoire… Là, on avait une autre facette du Pierre ! Quelque chose de très dur mais qui dégageait de la tendresse.
Comme dans Sykes, non ?
Oui, c’est une autre facette et il m’a eu. Cela dit, je me voyais mal me lancer sans avoir la fin, il me fallait toute l’histoire. Ça commençait hyper-fort et je me suis rendu compte que Pierre avait tapé un récit sans contrôler le nombre de pages : il y en avait déjà plusieurs dizaines manuscrites. Ce fut un exploit de relire, pour moi le petit Polonais. Une magnifique masse littéraire. Il m’a laissé mettre en forme le scénario, voir l’histoire, cerner le sujet. Si j’avais tout repris, ça aurait été à la limite de l’explosion.

Signé, pourquoi tant d’amour pour cette collection ?
Kas : Elle amène plus de liberté. On ose, on se dévoile.
Graza : Puis, c’est un one-shot.
Kas : À un certain âge, on ne rêve plus de série interminable. Je ne veux pas m’embourber. Un diptyque à la limite. Mais j’aime bien le format one-shot, cela permet de changer fréquemment d’univers. C’est le challenge.

Pour le coup, vous changez littéralement de décor. Au naturel presque.
Kas : Oui, nous nous retrouvons en 1600. La nature en est le principal décor, et c’est prétexte à de jolis dessins. J’ai aimé cette problématique éternelle qu’amenait Pierre : des hommes embourbés dans ce qu’il y a de plus mauvais, la guerre, la violence, et qui essaient d’en sortir.
Graza : Petit garçon, tu jouais déjà à la bataille avec des petits soldats.
Pourtant, vous ne vous y étiez jamais collé en tant que dessinateur.
Kas : Ou très peu. J’ai réalisé des dessins pour des périodiques historiques en Pologne. Je me suis toujours penché sur l’Histoire. L’envie ne m’a jamais quitté. Mais, en BD, le « militariste » dormait. Puis, les Sans visages sont arrivés. C’était clair. Le prétexte de fond était très violent mais amenait à travailler la psychologie de personnages abîmés par la guerre.

Ainsi, nous suivons un capitaine de détachement qui, progressivement, et il ne sera pas le seul, va avoir honte de leurs méfaits, de cette guerre qu’ils font mais qui les a transformés en machine à tuer. Le masque va tomber.
Oui, tous sont masqués.
Une véritable transformation psychologique va s’opérer. Ils vont se découvrir la capacité d’aimer et d’oeuvrer pour une bonne cause.
Ils sont inquiétants tout de même.
C’est un gros bataillon de l’armée dans un paysage désolé, au début. Infernal, en fait, le mot n’est pas de trop. Le scénario de Pierre Dubois m’a évoqué quelque chose de très symbolique. Un décor inquiétant suivi d’un passage dans une montagne, un chemin insoupçonné, et la découverte de quelque chose de paisible. Un vrai passage de l’enfer au purgatoire puis le paradis perdu. Un Eldorado caché. Un choc esthétique. On découvrait quelque chose de vierge, comment ne pas être transporté. Là, j’y ai été à fond pour décrire ce peuple oublié, qui n’a pas été touché par la religion, qui s’adonne à des fêtes païennes, mais qui se méfie des mercenaires qui viennent de débarquer. Même s’ils vont les laisser souffler un peu. Le capitaine va même être prêt à se battre pour ce paradis. Même s’il y a des dissensions entre certains.


Puis, il y a ces filles, pures, auxquelles il est difficile de rester insensible.
Graza est aussi à côté de vous avant de poser ses couleurs ?
Oui, elle lit le projet avec moi, elle me conseille. Nous faisons tout ensemble. J’ai besoin d’être rassuré, conforté. Puis, quand vient la couleur, nous faisons tout à quatre mains en couleurs directes. Je mets du bleu de coloriage sur mes planches, nous les reproduisons et nous attaquons ensemble. C’est surtout une question d’ambiance. Peut-être que parfois je détruis complètement son travail. J’en suis désolé. Mais les couleurs ont vraiment joué un rôle sur la manière dont j’ai abordé la forme. À la lecture du scénario, je voyais des scènes précisément. Mais il y a toujours une part de découverte. Dans mon travail, je ne veux pas tomber dans la routine, je dois être vigilant. Chaque planche est un défi.

Quelle lumière, vous avez trouvé!
Il fallait trouver celle qui puisse rehausser les couleurs. Je me suis souvent surpris dans cet album. Si j’ai cru sur parole Pierre, je craignais que le détachement des Sans-Visages soit trop massif. Je jouais tous les personnages et j’avais peur d’étouffer. Puis, il y avait la foule. Il y a finalement peu de scènes intimistes dans cet album. J’ai tenté de trouver un maximum de poésie, de nature, je me sentais assailli, débordé.

Tous les personnages ont un masque.
Certains se justifient d’eux-mêmes, par le nom qu’il porte. Mais sinon, c’est un casting. Il fallait que derrière ces masques, on sente les stigmates cachés. Même s’il y a une part d’interprétation. Il y a eu des interrogations. Le dénommé La Peste, comment le représenter? Puis, il y en a d’autres que j’ai mis au diapason de ma pensée, qui évoquent des choses personnelles. Brutus, c’est un colosse, mais il n’est pas antique. Bijou, c’est un homme qui, avant la guerre, aimait se déguiser, traînait dans les salons huppés, bien éduqué et ne cachant pas son côté féminin. Un aristo égaré. Mais qui s’est engagé dans cette guerre pour une cause.
D’autres sont bousillés physiquement comme mentalement. J’y ai été en feeling tout en veillant à ce que les choses imposées soient respectées.

Avec des inspirations ?
Hélas – je dis hélas, mais peut-être est-ce un atout ? -, j’ai sans doute des tiroirs dans ma mémoire avec des références, des bribes d’untel ou untel. En parlant avec des intimes, certains me disent que tel personnage ressemble à telle personne que je fréquente. Je ne le cherche pas. Il n’y a qu’une fois où j’étais conscient de ce que je faisais : le personnage de Dana dans Halloween Blues, il me fallait une héroïne qui soit le calque du Hollywood des années 50’s. Une femme blonde, vamp’, très en formes, une fusion de Monroe et Garbot. Elles étaient le point de départ, accrocher avec un personnage évident et séduisant, à la mode de cette époque.
Les femmes, elles sont bien là dans les Sans Visages.
Oui, la plupart ont des allures d’enfants, très jeunes. Ils ont leurs dieux à eux mais elles restent des jeunettes, naïves. Et l’une d’elles prétend côtoyer des fées. Cela devait rester un mystère. Je voulais que ce soit féerique, fantastique, ne pas donner l’impression de réalité sans aller trop loin. Je voulais flirter avec les limites du fantastique.


Cette scène avec les fées, ce fut un défi visuel. Je devais trouver une ambiance qui ne fasse pas réelle à 100%, une forêt qui évoque quelque chose d’enchanté. Mais le faire avec douceur et délicatesse. Je ne devais pas bousiller l’esprit de cette scène que Pierre avait écrite.
Et de l’esprit, il y en a tout au long de cet album.
C’est un scénario très classique à la limite du western romanesque avec un magnifique renversement, un bouleversement. Il y a une grande humanité. On récupère quelque chose qu’on pensait perdu. Oui, il y a une âme. Non ! Des âmes !
Vous restez énigmatiques sur le passé de vos hommes, mais aussi de cette vallée perdue.
C’est vrai. Chacun pourra interpréter. Comment des gens ont-ils découvert et se sont-ils installés là ? En tout cas, leur chef et le capitaine semblent se connaître. C’est un noble, malin, qui a pris possession de cette terre et a créé sa petite réalité confortable. Il ne roule pas sur l’or mais il a le pouvoir. Il y a des ambiguïtés. Les deux hommes vont se confronter mais vont arriver à un intérêt commun.

Y aura-t-il une suite ?
Vu la fin…
Parlons de la couverture.
Il y a eu plusieurs projets. Je crois qu’il fallait qu’on voie la troupe. Je cherche toujours à matérialiser l’ambiance. J’ai fait cinq projets de couverture. Peu s’écartaient de l’idée principale. Les coquelicots aussi sont importants dans le récit, avec diverses connotations, dont la mémoire des soldats. Au final, j’ai changé légèrement mon choix de couverture, pour mettre le capitaine à l’avant du groupe.
Par ailleurs, lors de l’ouverture de la Galerie Aarnor, il y a quelques semaines, avec une exposition consacrée à Graza, nous avons pu voir des affiches que vous réalisiez pour le théâtre. Ça vous arrive encore ?
Ça fait quelques années que je n’y ai pas touché. Il faut dire que ça demande un double-effort. Voire un triple. Je suis un étranger désormais, loin de Cracovie, la ville du théâtre par excellence, et de Varsovie. Sinon l’éloignement, je pense que les affiches demandes sont moins intéressantes. À l’époque, j’avais l’envie et l’amour du théâtre, plus que l’appât du gain et la chance d’être dans un pays et une époque où le théâtre avait un très bon niveau. Il a toujours été présent dans la culture polonaise. C’est un réflexe émotionnel. L’affiche est un art national, il s’agit d’être très attentif à ce qu’on fait. Des écoles polonaises se spécialisent dans cet art. J’ai réalisé mes premières dans les années 80, j’ai étudié la scénographie, me suis initié.



Quelle est la culture BD en Pologne ?
L’appellation BD est très francophone. En Pologne, on le nomme « comics ». Quand nous étions jeunes, la politique communiste n’était pas très friande de ce qui était américanisé. Très peu de choses nous parvenaient. Quelques BDs comme Asterix, Lucky Luke, Les Schtroumpf… Aujourd’hui, ça a changé, on peut trouver pas mal de BD sur le marché polonais. Les Sans-Visages paraîtra au mois d’octobre. Il y aura aussi une traduction néerlandaise…pour le moment.
Merci Kas et excellente continuation.
Récit Complet
Scénario : Pierre Dubois
Dessin : Kas
Couleurs : Graza et Kas
Genre: Guerre, Fantastique
Éditeur: Le Lombard
Collection : Signé
Nbre de pages: 96
Prix: 16,45€
Date de sortie: le 13/09/2019
Extraits :