Il arrive parfois que le personnage efface l’homme qui est derrière, le fasse oublier, qu’il lui colle comme une seconde peau. Pourtant Charlie Chaplin n’est pas (que) Charlot. Et il n’en vaut pas moins la peine d’être approché. C’est ce qu’ont fait Laurent Seksik et David François en suivant son arrivée en Amérique et en retraçant son ascension, d’espoir en star. Interview avec un dessinateur qui n’a pas son pareil pour insuffler la vie à la BD. C’était lors de la Fête de la BD à Bruxelles, début septembre.
© François
Bonjour David, si je ne m’abuse, nous nous rencontrons et je suis privilégié. L’album n’est pas encore sorti. Mais, vous, j’imagine que vous l’avez depuis quelques semaines. Y’a-t-il des rituels quand on reçoit un nouvel album ?
Au début de ma carrière, oui. Je m’atterrais devant les choses qui n’allaient pas. Évidemment, il y en a toujours, mais c’est du détail.
Comment avez-vous rencontré Charlie Chaplin, et non Charlot ?
J’ai peu d’appétence pour le cinéma mais son parcours de vie me plaisait. Son enfance à la Dickens, le fait qu’il ait vécu autant la première que la deuxième guerre mondiale, et la chasse aux sorcières. Rien ne lui a été épargné. Pour le reste, son personnage au cinéma, j’avais vu certains de ses films quand j’étais ado, comme tout un chacun.

Avec de la pression ?
Une petite inquiétude, en tout cas, l’empreinte de Charlot. Peu de monde connaît Charles Spencer Chaplin, en fait. Ça me semblait être une contrainte pénible à surmonter. Pour créer son personnage en BD, physiquement, je voulais qu’il soit raccord avec les photos mais aussi à son profil psychologique. C’est quelque chose que Laurent Seksik aime faire. J’ai joui d’une belle liberté dans l’appropriation graphique du personnage. Je ne suis pas portraitiste.
Laurent, qu’est-ce qui vous a mis sur son chemin ?
En parlant de mes envies à mon éditrice Nadia Gibert. J’avais déjà lu son Stefan Zweig et Laurent avait déjà consacré un documentaire sur France 2 à Charlie Chaplin. Il avait tous les matériaux essentiels à la réalisation de cette BD. Il fallait en tirer ma vision, notre vision.

Laurent est un passionné des hommes aux vies incroyables. En lisant le roman graphique qu’il avait réalisé avec Guillaume Sorel sur Zweig, j’avais remarqué la facilité qu’il avait à se mettre dans la peau des personnages, à les comprendre, les traduire tout en insufflant de lui. Ça a fini de me convaincre.
Sans brider le dessin.
Laurent a vite compris que j’avais besoin de liberté graphique. Même dans ce qu’il décidait de raconter. Ainsi, au tout début, nous faisons arriver Charles par bateau à New York. Ça ne s’est pas exactement passé comme cela puisqu’il est d’abord arrivé à Québec. Ça m’intéressait de directement le mettre dans le folklore d’Ellis Island, dans une ambiance comme celle qu’on peut voir dans The Immigrant. Sans que ce soit rébarbatif.


Laurent écrit ses scénarios comme des pièces de théâtre, une suite dialoguée. Et quand vient l’étape des planches, on peut rediscuté. Il fait de la mise en scène, possède une musique qu’il associe à ses qualités littéraires. J’avais déjà travaillé comme ça sur Le vendangeur de Paname. J’aime cette liberté.
Le Chaplin que vous décrivez possède certains côtés très peu attachants.
Oh, moi je le trouve quand même attachant, c’est un forcené, il fait tout pour arriver aux objectifs qu’il s’est fixé.

Oui, mais son attitude avec les femmes ?
Ce sera encore plus développé dans le tome suivant.
Dans cet album, certaines planches sont marquantes. Impossible, tout de même, de ne pas parler de Charlot et de la manière dont il a créé ce personnage.
C’est véridique, la moustache, la canne, il a vraiment cherché à se créer un personnage. Mais, Chaplin lui-même, tout au long de sa carrière, a donné plusieurs versions de la naissance de Charlot. Celle que nous avons choisie est tellement belle.

C’est incroyable comme vos couleurs répondent à votre dessin. Il y a de l’interaction. C’est un tout.
Je vois ma planche finie en couleurs, je me refuse le noir et blanc. Je trouverais mon travail pas terminé. L’objectif de tout ça, c’est que le livre soit imprimé et je le vois en couleurs.
Comment travaillez-vous ?
Au format A2, j’ai besoin d’espace. Et il y a de la musique autour de moi, tout le temps. Pas de la radio. Des trucs extrêmes mais aussi de la chanson française, du blues, du rock… Je ne sais pas faire sans, c’est le mouvement, j’ai un rapport génétique à la musique. C’est du non-stop. Il fut un temps où la première chose que je faisais en me levant, c’était de mettre un CD. Viscéral, je vous dis. Ça m’aurait plu de faire de la musique mais je trouve ça bien de garder une ignorance. Quand on connaît les rouages, peut-être apprécie-t-on moins une chose. Ici, la seule question qui se pose est de savoir si elle fait vibrer. Si oui, allons-y.

Cela dit, j’ai beaucoup de plaisir à lire des BD. Mais comme j’en connais les tours, il faut être brillant pour m’emmener !
Votre dessin est atypique, dans le sens où il tourne, il vit.
Il tourne pour imprimer ma volonté de mouvement, selon laquelle le dessin vit.
Est-ce que vous devez canaliser, parfois ?
Non, je reste en phase.

Autre séquence qui marque, cette planche dans laquelle Charlie Chaplin conquiert la Lune ?
Laurent a écrit une séquence onirique. Mais comment faire ? Je voulais aller plus loin. Étant donné que Charlie est un vrai personnage de BD, je voulais rendre hommage à celle-ci. Et, notamment, à Winsor McKay et son Little Nemo. L’un des fantasmes du métier. Puis, il y a aussi un peu de Méliès et un prélude à la scène de la mappemonde dans Le Dictateur.

Dans cet album, il y a finalement très peu de texte.
Oui, parce que le dessin parle. Et Laurent l’a très bien compris. Quand c’est nécessaire, seulement, le texte porte l’émotion.
Preuve que Charlie Chaplin et son double étaient des personnages de BD, déjà de son vivant il y avait droit. Vous en avez retrouvé.
Non, je n’ai pas cherché. Je sais que Forest a notamment signé une adaptation. J’en ai vu quelques images.

Charlie Chaplin en prison, c’est aussi une planche là encore originale, se servant comme il faut du média BD.
À la base, pourtant, il y a le simple gaufrier. Mais je suis frustré que, parmi la production actuelle, très peu exploite à fond le format. Dans une planche, on peut jouer avec la forme, littéralement mais aussi dans le sens. Mais ceux qui y arrivent sont fascinants. J’ai vu passer une planche d’Imbattable passer sur les réseaux sociaux. Je me souviens aussi d’un album de Bézian dans lequel un personnage craque une allumette sur un bord de case. Bien sûr, on dira que c’est inspiré de Fred et de Philémon. Mais pourquoi ne pas continuer de creuser ?
Sur les premiers essais de Charlie, ses premiers films, vous donnez l’impression d’une caméra cachée.
Une sorte de mise en abyme. C’est ça aussi la force de Laurent : toucher du doigt le personnage, qu’il soit là sans être là. Raconter quelque chose que le lecteur a l’impression de vivre.

Y’a-t-il eu des moments difficiles ?
J’ai traîné pour faire le flash-back. La séquence du début, je l’ai réalisée lorsque j’étais au 3/4 de l’album. Je voulais trouver un procédé qui ne soit pas narratif mais pas non plus illustrationnel.
Les séquences préférées dans ce premier album ?
L’arrivé en bateau, la pleine page dans laquelle Charlie fracasse le Kaizer. Puis, rien à faire, même si je ne suis pas plus attaché que ça au cinéma, la première apparition de Charlot. C’est une émotion. Mais je n’ai eu que du plaisir sur cet album.


Trois albums sont donc prévus, c’est ça ?
Laurent connaît parfaitement Chaplin. Sa vie se divise en trois chapitres : son ascension, son rapport avec les femmes puis son combat politique. Ce qui fera 3 X 110 planches. Mais s’il faut donner du rythme, il faut aussi donner du temps au dessin.
La suite ?
Rien d’autre. J’en ai au moins pour deux ans. Pour le reste, on verra.

Le Vendangeur de Paname ?
L’histoire se tient en un récit complet. Mais qui sait.
Merci David et vivement la suite de cette épopée cinématographique et sociale. Bonne continuation!
Tome : 1/3
Scénario : Laurent Seksik
Dessin et couleurs : David François
Genre : Biographie, Chronique sociale, Histoire
Éditeur : Rue de Sèvres
Nbre de pages : 65
Prix : 17€
Date de sortie : le 18/09/2019
Extraits :
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