Trente-cinq ans après sa mort, Marcel Pagnol n’a pas fini de vivre dans ses oeuvres et le regard que posent sur elles des adaptateurs, dans tous les formats. Au théâtre, au cinéma, dans la culture de tout un pays, du Sud où la sieste est de rigueur jusqu’après quatre heures, où l’apéro l’est encore plus entouré du chant des cigales. Avec l’accent. Y compris dans un monde où il n’y a pas le son. Nous en avions déjà parlé dans d’autres articles. Cette fois, toujours sous la supervision de Nicolas Pagnol et sous la plume de Serge Scotto et Éric Stoffel, ce sont deux inédits qui émergent des documents laissés à l’état de brouillon et qui auraient voulu s’émanciper des récits dans lesquels Marcel Pagnol, qu’on pourrait croire être le père de tous les santons de Provence réunis, les avait abordés sans avoir le temps de les creuser.
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La partie de boules, version XXL
Résumé de l’éditeur : Alors qu’il passe des vacances dans ses chères collines, le jeune Marcel assiste à un tournoi de pétanque dans lequel se sont engagés son père Joseph et son oncle jules. L’occasion pour le futur académicien d’observer toute la cocasserie et la fantaisie de ce sport provençal chargé de symbole, de tradition et d’honneur (voire de déshonneur pour les perdants qui apprendront ce qu’est « embrasser Fanny »). Une partie de boule qui, sous la plume de Pagnol, prendra l’aspect d’une épopée.

« Une partie de pétanque, ça fait plaisir… » Comme le dit la chanson. Encore plus, quand il y a du pastis pas loin et un soleil qui darde le cochonnet. En toute décontraction. Sans pression. Sauf si, dans le village, l’instituteur du coin, Monsieur Vincent, a l’idée d’organiser un concours de boule (pas de pétanque, ce n’est pas la même chose, on l’apprend dans le dossier prolongeant le plaisir de cet album). Et si le papa de Marcel, associé à cet hirsute solitaire qu’est Mond et à l’Oncle Jules, veut jouer la gagne, il va falloir se frotter à la coriace triplette de Pessuquet, Ficelle et Pignatel. Et ça, ça ne va pas être une mince affaire. En pointant ou en tirant, tous les coups seront permis. Jusqu’au bati-bati.

Inédit sans vraiment l’être, cette partie de boules aura peut-être un goût de déjà-vu pour ceux qui ont lu Le temps de secret. C’est en effet la même histoire, toujours épique, en plus long, qui est racontée ici, émancipée mais gardant les mêmes protagonistes hauts en couleur. Un récit que Pagnol avait dans ses tiroirs, il voulait encore taper les boules à coups de mots bien sentis mais n’en aura pas eu le temps.

Cette séquence, forcément expédiée par eux et Morgan Tanco dans Le temps des secrets (comparaison en fin d’album, d’ailleurs, montrant à quel point une histoire n’est jamais la même en fonction de l’auteur qui s’en empare), Serge Scotto et Éric Stoffel ont séquencé cet épiphénomène ne manquant pas de saveur pour qu’il tienne sur 46 planches. Et pour le taquiner, c’est Éric Hübsch qui revient dans la course, après Topaze et Cigalon.

Et là où on aurait pu croire que l’effort était poussif, sortir les mètres et les boulomètres pour voir où ça dépassait, une énième fois dans cette collection nous nous laissons embarquer. Malgré un prélude qui est un peu hors-texte par rapport à ce qui va nous être raconté, le reste tient la route et le terrain. Et fait même carreau, pour le temps de cet album, certes mineur dans l’oeuvre de Pagnol, faire oublier le récit dont il est issu. Parce qu’il y a de la gouaille, que ça tiraille et que surtout, c’est quasi-documentaire. Comme dans un Strip-tease qui croise les destins des petites gens qui ont un vocabulaire bien à eux et de l’authenticité à revendre. Et que le trait de Hübsch y colle parfaitement, expressif et dynamique. Alors que le décor est réduit, des planches durant à quelques arbres procurant de l’ombre à quelques hommes qui s’affrontent, dans ce dépaysement total, Hübsch réussit à varier les images et les angles. Et les pros savent à quel point les angles sont importants quand on veut aganter.

Les pestiférés, survivre quelque part entre religion et politique
Résumé de l’éditeur : En 1720, à Marseille, la découverte de trois cadavres va bouleverser la vie tranquille de la communauté dirigée par Maître Pancrace. En effet, la peste est aux portes de la ville ! Bientôt, tous les quartiers de Marseille se replient sur eux-mêmes. Des barricades sont érigées et on ne laisse plus ni sortir ni entrer personne. Dans le quartier de Maître Pancrace, bien que tous se sentent en sécurité, le caractère des reclus s’assombrit chaque jour. L’ennui et la peur commencent bientôt à dérégler les mœurs des bonnes gens…

Après les réjouissances, changement total d’ambiance dans un récit nettement plus angoissant. Peut-être le plus politique et engagé que Marcel Pagnol ait écrit et resté inachevé jusqu’à ce que nos auteurs de BD s’en emparent.

Les Pestiférés, c’est l’histoire d’une épidémie. Bien loin de celles, ultra-sophistiquées, qu’on a l’habitude de voir sur les écrans ou dans les écrits d’aujourd’hui. Parce que les médias donnent un regard biaisé de ce qu’il se passe dans le monde, trop loin de notre confort. Dans le Marseille de 1720, pas d’échappatoire, pas de moyen de fuir plus vite que la mort. La quarantaine est bonne pour tout le monde qu’on soit petit ou grand, pauvre ou puissant. Le mal est venu par la mer et se répand dans les terres. Mais le sujet, ce n’est pas tant lui que les hommes, les femmes, et leur façon de réagir.

Très vite, on passe des éclats de rires qui enluminaient la place et des parties d’échecs insouciantes du monde préservés, à la peur, aux larmes et aux seules mains qui restent pour prier. Qui, quoi, où? C’est la question. Alors que les seuls pouvoirs qui restent en place, médecine, religion et politique, continuent de vouloir exercer leur autorité. Peut-être pour faire pire que mieux. Alors que le vase clos est de plus en plus irrespirable, que les murs du huis clos semblent se rapprocher. Pour broyer les corps entreposés en tas en espérant qu’ils ne contamineront pas un peu plus ce qu’il reste de la vie.

Cette oeuvre asphyxiante non-terminée mais abordée dans Souvenirs d’enfance (Le temps des amours), les auteurs ont mis en pratique tout ce qui était en leur possession pour se rapprocher du propos que Pagnol aurait voulu tenir. Et notamment parce qu’il avait raconté la fin de cette oeuvre à ses proches. Comme les mythes oraux, elle est parvenue à nous. Et elle permet de trancher avec les récits pittoresques et bonhommes de ce dramaturge qu’on connaît moins dans le sérieux. Pourtant, là aussi, le papa de Fanny, et autres prénoms passés un peu plus à la postérité, excellait. Pointu et capable de mettre au monde l’enfer sur terre.

Récit d’horreur dantesque, Les Pestiférés est spectaculaire (le trait de Samuel Wambre et sa dramaturgie venue du cinéma n’y sont pas pour rien), encore plus quand les planches basculent dans le rouge sang intégral, que les visages se marquent sous l’effet de la résignation et qu’il n’y a plus grand-chose à attendre pour souffler loin des côtes l’air vicié. Nourri d’effroi, renforcé par un récit choral, Les Pestiférés méritaient de traverser les temps, du brouillon au propre : c’est un document intact et vénéneux d’un temps que l’on pensait révolu. Et la BD, encore plus de cette manière, était peut-être le meilleur moyen d’en livrer l’implacabilité du propos et du résonnement de Pagnol. Ça prend aux tripes.

Récit Complet
D’après le roman Le temps des secrets et des notes inédites de Marcel Pagnol
Scénario : Serge Scotto et Éric Stoffel
Dessin et couleurs : Éric Hübsch
Genre : Scène de vie
Éditeur : Grand Angle
Collection : Marcel Pagnol en BD
Nbre de pages : 48 (+ dossier de 7 pages)
Prix : 14,50€
Date de sortie : le 03/07/2019
Extraits :
Récit Complet
D’après le projet inédit de Marcel Pagnol
Scénario : Serge Scotto et Éric Stoffel
Dessin et couleurs : Samuel Wambre
Genre : Drame, Histoire, Politique
Éditeur : Grand Angle
Collection : Marcel Pagnol en BD
Nbre de pages : 134
Prix : 19,90€
Date de sortie : le 06/03/2019
Extraits :