Après Giant, Mikaël continue son aventure new-yorkaise avec un album qui aurait très bien pu s’appeler Little, puisqu’il revient au ras de la rue, près des cireurs de chaussure. L’album s’appelle Bootblack, ça claque comme une chanson des Beatles. Et pour son deuxième diptyque indépendant du premier mais constituant avec lui une fresque, une peinture sociale, l’auteur français expatrié au Québec, continue son bout de chemin aux-côtés de personnages cassés mais rêvant de toutes leurs forces. Interview.

Bonjour Mikaël, l’année passée, vous finissiez de nous donner le vertige avec Giant. Cette fois, nous sommes lourdement retombés sur le plancher des vaches, au ras-des-pâquerettes, presque sur les genoux malmenés des cireurs de chaussures de New-York.
C’est vrai. Ah, les trottoirs glaciaux de New-York. Crasseux aussi.
Ce changement de vue a eu une incidence sur votre manière de dessiner ?

Dans ce tome, j’utilise beaucoup de plans, de points de vue à hauteur des gens. J’ai posé la caméra au ras du sol afin que le lecteur puisse voir toute la saleté du trottoir. Mais, d’un autre côté, je ne me suis pas non plus privé de faire des vues plongeantes, du haut des buildings, pour écraser les humains qui ont l’air de fourmis à côté desquelles passent des voitures miniatures. Je voulais symboliser ça, le rêve américain qui peut sembler bien inaccessible.

À un moment, Maggie, votre personnage féminin dit « Cette ville comptera bientôt beaucoup plus d’habitants dehors que dedans. » En effet, on croise une expulsion dans le décor, et alors que Giant comportait pas mal de scènes d’intérieur, vous passer le clair de votre temps dehors.
Oui, c’est la Grande Dépression, il y a beaucoup d’expulsions, les gens s’appauvrissent et mon personnage principal, Al, vit dans la rue. D’ailleurs, pour ce premier album, j’aurais voulu ne réaliser aucune scène d’intérieur. Mais, des fois, il est bon de ne pas être prisonnier de la forme: du coup, je n’y suis pas parvenu. Il y a deux passages cloisonnés, un lorsque Al s’engage dans l’armée et l’autre dans le tripot clandestin du mafieux de service, Monsieur Frankie. Pour le reste, on est dehors.


Et c’est précieux, non, quand on sait le mal qu’ont parfois les dessinateurs à faire des scènes de dialogue en intérieur ?
C’est vrai que les scènes de conversation autour d’une table, par exemple, c’est difficile à mettre en scène. Au plus on a d’expérience, au mieux on y arrive. Cela dit, dans le tome 2 qui devrai paraître en septembre 2020, il y aura une scène de cette trempe dans le restaurant de Monsieur Frankie. L’établissement est fermé, les chaises sont sur les tables, la lumière est faible et la discussion s’engage entre Al et Frankie. L’ambiance, l’ombrage, tout renforce la domination du mafieux. Ça peut être excitant aussi une scène d’intérieur.
Le rapport de force déséquilibré, il est déjà sur cette superbe couverture. Tout y est déjà.
Dans Giant, on parlait du métier de monteur de charpente métallique, de cette manière de côtoyer la mort à chaque instant. Avec un personnage que ça aurait bien arrangé de glisser.
Ici, on ne parle pas trop des Bootblacks. Ils servent plutôt de prétexte à cette question : comment s’élever dans la société, atteindre le rêve américain, quand on est au bas de la caste, au niveau de l’eau qui stagne au coin des trottoirs.
Comment faites-vous votre casting ?
Je pars toujours du thème que je veux exploiter pour trouver le sujet. Dans le tome 1, c’était la résilience, le fait de faire son deuil, l’immigration aussi, et l’imposture, le mensonge bienveillant.
Dans Bootblack, à la lecture de ce premier tome, le thème se détache en filigrane, mais on ne sait pas encore trop de quoi il retourne. Le thème explosera dans le tome 2. On connaît en tout cas la quête d’Al: s’élever socialement.

Quant au casting, au niveau psychologique, je mets beaucoup de moi dans chacun des personnages. Bon, je n’ai pas fui un pays en guerre ou une famine, mais je pense qu’il y a un côté universel à l’immigration. Et, moi, j’ai quitté la France pour partir au Québec. Puis, surtout, pour tous les personnages, même secondaires, je rédige une biographie. Pour savoir d’où ils viennent et comment et pourquoi ils vont réagir en fonction des situations. Même si, au final, leur biographie ne fait qu’effleurer le lecteur. En tout cas, nous sommes dans les années 30, dans le même New York que dans Giant. C’est aussi pourquoi, si vous avez remarqué, le mafieux Frankie apparaissait déjà à la fin du second tome de Giant. De même, dans le troisième diptyque, un des personnages importants sera le voisin de Giant, le journaliste.

Au niveau du visuel, je mixe en général différents comédiens, deux ou trois. Pour Al, je voulais un personnage très enfantin. C’est pourquoi je lui ai mis des grandes oreilles, de grands sourcils, de grandes lèvres. Histoire de montrer à quel point il n’a pas avancé, il a renié ses origines. Et qui fait ça reste bloqué. Dans la forme, j’essaie de bien distinguer mes personnages. Et s’ils portent le même couvre-chef, je les leurs fais porter différemment.

Beaucoup d’informations doivent passer par le visuel, c’est le principe de la BD. Le dialogue n’est qu’un outil, tout comme la couleur. Le dessin donne l’atmosphère, le contexte. Le décor est important, quand une valise vole dans le décor et que, entre deux phrases échangées par Al et Maggie, on voit une famille se faire expulser en toile de fond. De même que la Bread line. C’est là, sans faire partie de l’intrigue, à proprement parler. Je fais confiance à l’intelligence du lecteur pour trouver ce qui n’est pas explicité. Ça lui permet de s’approprier l’histoire. C’est ce qui fait que quand on referme un livre, l’histoire reste, qu’elle nous touche, nous permettant même parfois de réfléchir à notre propre vie.

Des lecteurs impatients de lire cette « suite », il y en avait.
Giant a bénéficié d’un bel accueil, tant au niveau public que de la presse. Il a été lu et apprécié par beaucoup de monde. Avec Bootblack, je retrouve les gens que j’avais rencontrés avec Giant. Et sur les réseaux, avant même la sortie, je voyais que les lecteurs avaient hâte. Ça compte pour un auteur. Ces albums, Je le fais pour moi mais aussi pour celui qui me lira.
Il y a Maggie, aussi, parmi vos personnages importants.
C’est la femme dont Al est amoureux. C’est le seul qui a perçu ce qu’elle cachait. Maggie est très froide, elle a trouvé refuge dans une posture hautaine. Elle veut sortir de sa vie, de sa relation pas évidente avec son père. Du coup, elle s’évade à sa façon. Et, pour Al, cette fille est le prétexte pour sortir de sa vie de vaurien. Les deux sont des destins perdus, liés.

Mais il y a son petit-frère. Celui qui la retient peut-être d’imiter Al, de fuguer.
À la fin du tome 1, l’ombre plane, rester seule avec son père est inenvisageable pour Maggie. Son petit-frère est traumatisé, resté muet par la disparition brutale de leur maman. Elle doit s’en occuper.

Maggie est une femme forte, comme vous aimez les décrire.
Il en faut dans un monde d’hommes qui veut les cantonner dans l’inégalité, à être des subalternes. Cela dit, en faisant mes recherches documentaires, j’ai été stupéfait de me rendre compte que des années 20 aux années 40, il y avait des mouvements requérant l’égalité homme-femme. Pendant la guerre, une loi est même passée sur l’égalité des salaires. Les femmes s’affirmaient, étaient artistes, photographes… Mais, après la guerre, l’American Way of Life a repris ses droits et renvoyé les femmes en cuisine à attendre le retour du boulot de leur mari. Alors que tout était en place pour de grands progrès. Dans mon troisième diptyque, je donnerai le premier rôle à une femme forte, qui tient tête comme il faut.

Dans Giant, vous canalisiez et court-circuitiez la violence, entre les gangs, les rivalités entre les nationalités. Ici, nous assistons à la montée de la violence.
Giant était une chronique humaine du quotidien d’un ouvrier, au jour le jour. J’avais besoin d’une narration contemplative.
Ici, c’est depuis le champ de bataille où il semble être le seul survivant que le personnage principal se raconte, se remémore ce qu’il s’est passé quand il était jeune. Les rivalités ethniques.

Il est aussi question d’identité. Al s’accroche à l’idée qu’il est un « american native », au contraire de tous ceux qui arrivent en bateau. Et pourtant…
Mais, c’est vrai, il est né en Amérique. Mais son grand-père venait de l’autre côté de l’Atlantique. Comme le Président Trump qui tient des discours très identitaire alors que son grand-père était allemand et a fait fortune dans le Yukon. Ils rejettent leurs racines violemment, mais doit-on passer par ça ?
Moi-même, parfois, je rencontre des Québécois, pas tous loin de là, qui s’affirment comme des Québécois pure souche, pure laine. Alors que leur famille n’est forcément là que depuis trois ou quatre générations. Je suis effaré face à ce besoin d’affirmer d’où l’on vient et d’où on n’est pas. À part les Amérindiens, nous sommes tous issus de vagues d’immigration. C’est ce qui fait la diversité, d’ailleurs.

Force est de constater que les extrêmes reviennent. Au Québec, un gouvernement conservateur officie désormais. L’extrême-droite est plébiscitée en France; dans le nord de la Belgique aussi, ai-je appris aujourd’hui. Puis, il y a le Brésil, la Corée du Nord et tous les autres. C’est alarmant.
Votre personnage, vous allez le déraciner, l’emmener à la guerre.

Oui, c’est la pièce du puzzle. Je voulais le renvoyer à la terre de ses ancêtres. Comment allait-il réagir face à ses origines, le point de départ. Alors que lui a tout rejeté en bloc.

Vous l’avez dit, le troisième diptyque est déjà bien avancé dans l’écriture. Mais y’en aura-t-il d’autres ?
Le tome 2 de Bootblack devrait arriver en septembre 2020. Le premier tome du diptyque suivant pour fin 2021, début 2022. L’idée, c’était d’en faire trois. Ma trilogie new-yorkaise comme on dit. Mais, c’est clair que j’ai de la matière pour d’autres sujets. Cela dépendra de ce que nous déciderons avec l’éditeur.

En tout cas, dans cette série, à chaque fois, la manière dont vous raconter l’histoire échappe à ce que vous avez fait précédemment.
La structure est différente. J’étudie celle qui servira au mieux ce que je veux raconter. Dans cette quête identitaire, le « je », la première personne s’imposait. Là où dans Giant, face à la construction de ce qui allait être le siège de la Radio City, j’avais besoin de la radio, d’amener les infos que mon personnage ne donnerait pas. C’était un taiseux, je devais faire parler les autres à sa place.
C’était déjà le cas dans Giant, c’est encore une fois le cas ici. Le temps de reprendre notre souffle, vous nous donnez une « fausse » double-page composée de cases sans texte, à interpréter. À contempler.
La force du temps qui passe. Dans ces deux planches en opposition que je situe souvent autour des pages 30-35, avant le climax, comme le calme avant la tempête, j’aime retranscrire l’ambiance des cartes postales. Je veux mettre le lecteur dans la même position que moi: qu’il regarde les photos d’époque et imagine ce que les gens disent et font. Au lecteur de se raconter sa propre histoire. C’est aussi l’occasion de montrer une manifestation de sympathisants nazis et une contre-manifestation au Madison Square Garden. Avec les policiers qui font barrage. Dans les années 30, les nazis étaient très présents. Avant cela, on voit des enfants qui jouent dans une rue fermée. C’est dans le même esprit que nous avons composé, avec l’éditeur, le cahier graphique bonus à la première édition. Que l’imaginaire des lecteurs s’emballe.

Et s’emballer, c’est bien ce qu’il fait ! Merci Mikaël !
Titre : Bootblack
Tome : 1/2
Scénario, dessin et couleurs : Mikaël (Page Facebook)
Genre : Drame, Chronique sociale
Éditeur : Dargaud
Nbre de pages : 56 (+ 8 pages de cahier graphique en bonus de la première édition)
Prix : 13,99€
Date de sortie : le 07/06/2019
Extraits :
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